Rav Yossef Krupnik
Rav Yossef Krupnik

En 1966, j’étudiais dans le Lower East Side de Manhattan à la « Rabbi Jacob Joseph School », célèbre dans le monde entier sous les initiales « RJJ ». À l’époque j’avais un partenaire d’étude du nom d’Alexander Stern qui était attaché à ‘Habad et qui ne cessait de m’inviter à venir voir ce qu’était un farbrenguen avec le Rabbi. J’ai fini par accepter son invitation pour Youd Chevat.

Le dixième jour du mois hébraïque de Chevat est l’une des dates les plus importantes du calendrier ‘Habad. C’est l’anniversaire du décès du sixième Rabbi de Loubavitch, Rabbi Yossef Its’hak, également connu sous l’acronyme Rabbi Rayats, ainsi que le jour où, un an plus tard, son gendre, Rabbi Mena’hem Mendel Schneerson, prit officiellement la direction de ‘Habad-Loubavitch.

Je suis allé au farbrenguen et j’ai beaucoup apprécié. Il en résulta que je suis rentré chez moi vraiment très tard et le lendemain matin je suis arrivé en retard à la yéchiva. Notre professeur, Reb Shaya Shimonowitz, qui était l’un des véritables géants qui restaient de l’ancienne yéchiva de Mir en Europe, a réalisé tout de suite pourquoi nous étions tous deux en retard ce matin. Quand nous sommes entrés dans la classe, il nous a réprimandés : « Vous ne comprenez pas l’importance de la Torah ? Vous avez perdu du temps d’étude de la Torah... Vous avez raté un cours ! »

Je suis allé au farbrenguen et j’ai beaucoup apprécié. Il en résulta que je suis rentré chez moi vraiment très tard et le lendemain matin je suis arrivé en retard à la yéchiva.

Il nous a réprimandés très très sévèrement et, pour être honnête, j’en ai été profondément blessé. Jusqu’à ce moment, j’étais persuadé d’avoir une très bonne relation avec lui. C’était la première fois qu’il me tombait dessus de cette manière.

Quand il eut fini de donner le cours et qu’il était l’heure pour les élèves d’aller le réviser dans la salle d’étude, il nous a demandé à Alex et à moi de rester avec lui. J’étais certain que nous allions nous prendre un deuxième round de réprimande, mais ce n’est pas ce qui se passa.

Quand tout le monde fut sorti et que nous nous sommes retrouvés seuls avec Reb Shaya, celui-ci nous raconta une histoire stupéfiante. Il semble qu’il comprenait combien sa réprimande nous avait fait mal et il avait décidé de se réconcilier avec nous en nous faisant savoir, implicitement, que le temps que nous avions passé à ‘Habad avec le Rabbi de Loubavitch n’avait pas vraiment été du temps perdu.

Il semble qu’en 1937, lorsque le Rabbi n’était pas encore Rabbi et qu’il étudiait à Berlin et à Paris, il fut chargé de différentes missions par le Rabbi précédent. Dans ce cadre, il dut une fois se rendre à Vilna, en Lituanie – un important centre d’étude des yéchivas à cette époque – pour inviter Reb ‘Haïm Ozer Grodzenski à cosigner une lettre que le Rabbi précédent avait écrite.

Rav Boroukh Ber Leibowitz (1864-1939)
Rav Boroukh Ber Leibowitz (1864-1939)

Quand le Rabbi arriva, il se trouvait que Reb ‘Haïm Ozer recevait dans son bureau un visiteur éminent, un autre luminaire de la Torah de l’époque, Reb Boroukh Ber Leibowitz qui était le roch yéchiva de Kaminetz et le principal disciple de Reb ‘Haïm de Brisk. Il fut dit au Rabbi qu’il devrait attendre qu’ils aient terminé leur réunion avant qu’il puisse entrer.

Alors qu’il attendait, certaines personnes dans la salle d’étude se rendirent compte qu’il était un ‘hassid et décidèrent alors de le harceler. Ils commencèrent à le mitrailler de questions précises sur des sujets talmudiques : Connaissait-il tel sujet ? Qu’avait-il à dire de tel autre sujet ? et ainsi de suite.

Mais le Rabbi ne répondit pas. Notre professeur, Reb Shaya, fut témoin de toute la scène parce qu’il était l’accompagnateur de Reb Boroukh Ber. Il nous a dit que certains de ces étudiants l’ont vraiment harcelé sans pitié. Pourtant le Rabbi ne dit rien. Il demeura silencieux.

Au bout d’un moment, Reb ‘Haïm Ozer ouvrit la porte. Il resta à écouter quelques instants puis il fit signe au Rabbi d’entrer. Le Rabbi pénétra dans le bureau et, une fois à l’intérieur, il se mit à répondre aux questions qui lui avaient été posées à l’extérieur. Reb Shaya dit qu’il y répondit avec une grande clarté et une grande profondeur, citant aussi bien les premiers commentateurs de la Torah (« richonim ») que les commentateurs ultérieurs (« a’haronim »).

Reb ‘Haïm Ozer demanda au Rabbi : « Pourquoi n’avez-vous pas répondu à ces questions dehors, quand ils vous ont harcelé ? »

« Je ne suis pas venu pour tenir des débats avec qui que ce soit... »

Le Rabbi répondit : « Je ne suis pas venu pour tenir des débats avec qui que ce soit. J’ai cependant remarqué que vous avez observé leurs questions et j’ai eu peur que mon absence de réponse puisse avoir un impact négatif sur la mission qui m’a été confiée par mon beau-père. » Il craignait que Reb ‘Haïm Ozer puisse ne pas consentir à cosigner la lettre du Rabbi Précédent, c’est pourquoi il avait décidé de clarifier la situation.

Après cet échange, Reb ‘Haïm Ozer prit la lettre et se mit à la lire. Pendant ce temps, son illustre visiteur, Reb Boroukh Ber, continua de parler avec le Rabbi.

Au bout de quelques minutes, Reb Boroukh Ber dit au Rabbi : « Si vous venez étudier dans ma yéchiva, je vous garantis que vous deviendrez le leader du monde des yéchivas lituaniennes. »

Le Rabbi refusa poliment. Il dit qu’il avait son chemin, qu’il savait ce qu’il devait faire et à qui il devait rendre des comptes, entendant par là le Rabbi précédent. Lorsqu’il dit cela, Reb Boroukh Ber se mit à pleurer.

Reb Shaya, qui avait assisté à toute cette rencontre, nous dit qu’il n’avait jamais raconté cette histoire à personne auparavant. Et je pense qu’il était difficile pour lui d’admettre que le Rabbi, un ‘hassid, aurait potentiellement pu devenir le chef d’un segment différent du monde juif s’il en avait décidé ainsi.