1. À propos du verset :
D.ieu dit à Moïse : Viens vers Pharaon et tu lui diras [laisse partir Mon peuple]… si tu refuses de le laisser partir, Je frapperai toutes tes frontières à l’aide de grenouilles.
(Exode 7, 26-27),
le Midrache commente :
C’est ce qui est écrit : « L’avantage d’une terre se trouve en toute chose » (Ecclésiaste 5, 8)… Rav Aha ben Rabbi Hanina explique : « Même des êtres que tu considères comme superflus dans ce monde, tels que les serpents et les scorpions, font partie de la création à part entière. D.ieu déclare aux prophètes : “Que pensez-vous ? Que si vous n’accomplissez pas Ma mission, Je n’ai pas d’autre émissaire ? L’avantage d’une terre se trouve en toute chose. Je peux mener à bien cette mission par l’intermédiaire d’un simple serpent, d’un scorpion ou d’une grenouille.” La preuve en est que s’il n’existait pas de guêpes (le mot « tsira » désigne une espèce disparue de guêpe venimeuse), comment D.ieu aurait-il châtié les Emoréens ? Sans les grenouilles, comment aurait-Il frappé l’Égypte ? Tel est le sens des paroles : « … je frapperai toutes tes frontières [à l’aide de grenouilles]. »
Il est a priori très étonnant d’affirmer que, sans les grenouilles, D.ieu n’aurait pas pu frapper l’Égypte, alors que celles-ci n’étaient les agents que d’une des dix plaies.
On comprend que les guêpes aient été à l’origine de la première action contre les Emoréens (les Cananéens) afin de les affaiblir et que celles-ci les aient grandement fait payer de leurs fautes. Nos Sages enseignent : « Les guêpes n’ont pas traversé le Jourdain. Elles les frappaient aux yeux à l’aide de leur venin et ils mouraient. »
La plaie des grenouilles, par contre, n’était pas la première envoyée sur l’Égypte. La première était celle du sang qui a frappé bien plus durement les Égyptiens, car le Nil ne constituait pas seulement la réserve d’eau potable de l’Égypte, mais la source de la richesse de tout le pays. De plus, la plaie des grenouilles a été suivie de huit autres plaies qui ont largement contribué à sanctionner les Égyptiens. Leur apogée fut la mort des premiers-nés suivie du passage de la Mer Rouge, après lequel aucun des Égyptiens qui les avaient poursuivis ne resta en vie.
Que signifie donc que, sans les grenouilles, D.ieu n’aurait pu frapper l’Égypte ?
Une question plus fondamentale se pose : comment peut-on affirmer à propos de D.ieu que, sans les grenouilles, Il n’aurait pas pu faire payer les Égyptiens ? D.ieu a de nombreux émissaires et rien ne peut défier Sa volonté.
2. La section du Midrache que nous avons citée est précédée par ces paroles : « Nos Sages expliquent : Que signifie “l’avantage d’une terre se trouve en toute chose” ? Même des êtres que tu considères comme superflus dans ce monde, tels que les mouches, les puces et les moustiques, font partie de la création à part entière… »
La différence qui existe a priori entre les paroles de nos Sages et celles de Rav Aha et entre les deux exemples donnés par Rav Aha lui-même, peut s’énoncer ainsi :
Faire partie de la création à part entière ne signifie pas seulement que ces créatures sont l’œuvre du Créateur et ne sont pas apparues d’elles-mêmes, mais que leur création est utile à l’homme. C’est en ce sens que nos Sages affirment que même des mouches, des puces ou des moustiques, qui peuvent paraître inutiles, sont en fait d’une certaine utilité et répondent à la règle : « De ce que D.ieu a créé dans son monde, rien n’a été créé en vain. » Cette règle énoncée par le Talmud est vérifiée par le fait que l’on confectionne des potions à l’aide de ces petits insectes.
Ce à quoi Rav Aha rajoute : Même des êtres qui peuvent sembler inutiles de ce point de vue – car ce sont des créatures nuisibles – peuvent apporter un bienfait à l’homme. Grâce à elles, l’homme peut être protégé d’autres créatures encore plus dangereuses. Puis il continue : Leur utilité dans la création va plus loin : D.ieu peut, par leur intermédiaire, réaliser ses desseins (en punissant les méchants).
Son commentaire soulève cependant un certain nombre de questions. D’une part, puisque son apport sur les paroles de nos Sages concerne principalement les créatures nuisibles, pourquoi rajoute-t-il l’exemple des grenouilles qui sont a priori inoffensives (du moins en comparaison des serpents et des scorpions) ? Plus encore, Rav Aha ne se contente pas de les citer, mais il les ajoute aux deux créatures précédentes en disant « même » les grenouilles, ce qui semble surenchérir sur le caractère nuisible des précédentes. Enfin, pourquoi Rav Aha n’apporte une preuve que sur les grenouilles et non sur les serpents et les scorpions (à propos desquels d’autres Midracheim apportent pourtant des preuves en citant les paroles de Rav Aha) ?
D’autre part, quel point commun y a-t-il entre la mission confiée aux prophètes et celle des autres animaux nuisibles ? Les prophètes viennent délivrer un message divin (et non pas punir) alors que de telles créatures viennent uniquement infliger la punition à ceux qui le méritent. Quel est donc le sens du long développement que fait Rav Aha : « D.ieu déclare aux prophètes : “…Je peux mener à bien cette mission par l’intermédiaire d’un simple serpent, d’un scorpion ou d’une grenouille” » ?
3. On peut donner l’explication suivante : le but des plaies d’Égypte n’était pas seulement de punir les Égyptiens. Elles venaient aussi, selon les termes du verset, « afin que l’Égypte sache que Je suis D.ieu » (Exode 7, 5), pour que donc la divinité transcendante se révèle en Égypte. Cette révélation est passée par des plaies dont la fonction était de briser le mal de l’Égypte.
Or, le mal qui régnait en Égypte et qui se trouvait chez Pharaon était différent des autres manifestations du mal. C’est pourquoi la base de leur punition résidait dans la plaie des grenouilles, comme nous allons le montrer.
4. La négation de D.ieu exprimée par les peuples prend en général trois formes, l’une plus véhémente que l’autre :
a. Les premiers réfutent l’idée d’unité de D.ieu. Pour eux, Il est appelé le « D.ieu des divinités », car ils savent et ils comprennent que le Créateur est à l’origine de leur vie et de leur existence.
b. D’autres admettent l’existence de D.ieu et sa prédominance sur les autres divinités, mais ils ne pensent pas que la vie et l’existence de toute créature dépendent de Lui. Ainsi, Pharaon affirmait : « Mon fleuve m’appartient et je me suis fait moi-même » (Ezéchiel 29, 3), considérant qu’il s’était créé de lui-même. [Et si D.ieu était le plus grand parmi les divinités, cela signifiait que Sa force était supérieure à la sienne, mais n’impliquait pas pour autant que son existence dépendait de Lui.]
c. Les troisièmes nient formellement l’existence de D.ieu. À l’exemple de Sennachérib qui blasphéma avec violence et nia avec fougue l’existence d’un D.ieu vivant, même partageant Son pouvoir avec d’autres divinités.
5. Bien qu’à première vue, la troisième forme de négation semble être la plus catégorique, car elle refuse l’idée même de l’existence de D.ieu, la deuxième attitude est cependant, en un certain sens, plus grave que la troisième.
La première façon de nier D.ieu implique une reconnaissance du fait qu’Il est toutefois à l’origine de la vie et de l’existence des créatures. De ce fait, on ne peut transgresser Sa volonté, puisqu’on admet Son existence.
Même dans le troisième point de vue, la réfutation catégorique, voire violente, de Son existence prouve que celle-ci gêne quelque peu. C’est pour cette raison qu’on met tant d’énergie à la nier et à s’opposer à D.ieu. Il en résulte qu’une telle réfutation prouve au contraire la présence divine qui atteint les niveaux les plus bas, ceux où justement se situent les incrédules.
Pharaon, par contre, qui clame que son fleuve lui appartient et qu’il s’est fait lui-même, prétend que son existence vient de lui-même. De ce fait, l’existence de D.ieu lui est indifférente. Si D.ieu est le maître des divinités, cela n’a rien à faire avec lui, car il est à l’origine de sa propre existence. Son être est ressenti comme une entité autonome et ne peut donc en aucune façon exprimer (même de façon négative) la présence de D.ieu.
6. Ces trois négations du divin se retrouvent dans trois catégories de créatures terrestres.
Comme nous l’avons énoncé plus haut : « De ce que D.ieu a créé dans son monde, rien n’a été créé en vain. » Or, un bon sens élémentaire veut que toute action de D.ieu ait un but précis et ce but peut se voir dans toute chose qu’Il a créée. Cette affirmation peut être déduite par un raisonnement a fortiori : lorsqu’un artisan fabrique un objet, le but et la fonction de cet objet se reconnaissent dans sa forme. Il en va à plus forte raison pour le Créateur.
Le dessein ultime de la création est, selon nos Sages, contenu dans la règle : « Tout ce que D.ieu a créé dans Son monde, Il ne l’a créé que pour Sa gloire. » (Avot, fin du ch. 6) En d’autres termes, chaque créature doit exprimer la divinité et cela est réalisé par le fait que chacune d’elle apporte sa contribution à la création. Car tel est le but de Sa création : reconnaître à travers elle qu’il existe un Artisan qui l’a faite et dont la puissance et la volonté transparaissent dans Son œuvre.
En pratique, la création est telle que le but de chaque créature n’apparaît pas en elle de façon révélée (et cela, pour que l’homme puisse garder son libre arbitre). Cette occultation peut se faire à différents niveaux :
Pour nos Sages, des créatures comme les mouches, les puces et les moustiques, qui n’ont a priori aucune utilité, font partie à part entière du monde, car il est écrit : « L’Éternel vit tout ce qu’Il avait fait et c’était très bien » (Genèse 1, 31). De ce fait, leur existence n’est pas inutile, comme l’explique le Talmud par différents exemples, comme nous l’avons mentionné plus haut. Ces créatures participent elles aussi à la proclamation de la gloire divine et le Créateur peut Se révéler à travers elles.
À cela, Rav Aha ajoute que même les créatures qui n’ont pas seulement, à première vue, aucune utilité, mais sont de plus nuisibles, comme les serpents et les scorpions, ont leur place dans la création et proclament donc elles aussi la gloire de D.ieu. Le fait même que l’on puisse observer en elles des actions qui rappellent Sa gloire, même si ces actions sont négatives, montre que leur existence ne nie pas celle de leur Créateur. Au contraire, elles reconnaissent la présence du Maître du monde qui l’anime et qui peut les pousser à agir négativement.
Nous comprenons alors pourquoi Rav Aha met en parallèle ces bêtes nuisibles et les prophètes, car elles montrent que leur existence joue un rôle dans la création au point que, par elles, peut se révéler la présence de D.ieu comme elle se révèle par la prophétie. En effet, lorsqu’on s’aperçoit qu’une telle créature peut nous sauver la vie ou, mieux encore, punir les méchants, on a alors la preuve que même une existence qui est a priori aux antipodes de l’utilité est aussi l’œuvre du Créateur, car elle amène un bienfait dans la création qu’Il a jugée « très bien ».
7. Les grenouilles, quant à elles, sont des êtres qui se distinguent de ceux cités précédemment, car on ne voit vraiment aucune utilité à leur présence ici-bas. L’homme ne peut en tirer aucun profit et, par ailleurs, elles ne sont pas non plus dangereuses. Elles font partie des créatures qui semblent n’avoir aucune fonction qui puisse faire part de l’existence de Celui qui les a faites, ni même d’une telle éventualité.
Là réside la nouveauté apportée par Rav Aha lorsqu’il déclare que « même par les grenouilles » et le sens de son interrogation : « Sans les grenouilles, comment D.ieu aurait-Il frappé l’Égypte ? » Comment donc pourrait-on faire en sorte que Pharaon et les Égyptiens reconnaissent D.ieu, alors que ceux-ci font écran au divin ? Plus encore, leur négation de la divinité va jusqu’à les convaincre que leur existence procède d’eux-mêmes. Il faut donc les amener à prendre conscience que leur vie provient en pratique (à l’issue d’un long processus de descente de niveau en niveau) de la Source de Vie suprême, de l’Essence qui ne dépend d’aucune autre et qui est à l’origine de tout être.
Tel est le rôle de la plaie des grenouilles qui, comme nous l’avons dit, se distinguent des autres créatures par leur inutilité absolue qui les rend incapables d’être source de bienfaits (comme le sont les mouches) ni même de préjudices (comme les serpents ou les scorpions). Ce sont donc des êtres dont l’existence ne semble avoir aucune raison ni cause.
Leur exécution des ordres de D.ieu (avec zèle, selon le Midrache, puisqu’elles n’ont pas hésité à entrer dans les fours des Égyptiens) pour frapper l’Égypte a alors montré que nulle créature n’a aucune cause qui la précède comme ceux-ci le pensaient. Leur action a brisé ce mal que Pharaon exprimait en affirmant : « Mon fleuve m’appartient et je me suis fait moi-même. » Grâce aux grenouilles, D.ieu a donc pu réaliser son dessein : « Que l’Égypte sache que Je suis D.ieu. »
(Basé sur les discours du Chabbat Vaéra
et du Chabbat Bechala’h 5741 [1981])
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