Quelque chose bouleversait le Baal Chem Tov. Lui qui préconisait la joie à tout moment semblait pourtant soucieux, inquiet, en tous cas perturbé. Peut-être un décret se préparait-il dans les mondes supérieurs contre le peuple juif ?

Ses disciples tentèrent de le rassurer, de lui changer les idées. Ils lui demandèrent d’expliquer de profonds concepts kabbalistiques, de chanter des mélodies ‘hassidiques, de raconter des histoires, mais rien ne semblait pouvoir dissiper l’angoisse de leur maître.

C’est alors que la porte s’ouvrit et qu’entra un Juif simple que tout le monde appelait Reb David. Il secoua la neige qui couvrait son manteau et on l’amena vers la cheminée pour qu’il se réchauffe. Dès qu’il l’aperçut, le Baal Chem Tov sourit, lui souhaita joyeusement la bienvenue et s’assit près de lui. Il était évident que l’arrivée de Reb David enchantait le Baal Chem Tov et tous deux entamèrent une conversation animée et amicale.

Ceci étonnait les disciples qui étaient, eux, des géants de la Torah et de la Kabbalah qui sanctifiaient chaque instant de leur vie, qui étudiaient jour et nuit les secrets de la mystique juive. Comment cet homme simple avait-il pu réussir à chasser l’inquiétude de leur Rabbi et de quoi pouvaient-ils s’entretenir avec tant de passion ?

Réalisant leur question muette, le Baal Chem Tov confia à Reb David une course à faire et leur expliqua :

« C’est vrai que Reb David est vraiment un Juif simple, mais il est animé d’un grand amour de D.ieu. Au début de l’année dernière, il a réfléchi intensément à comment se rapprocher de D.ieu : il n’avait pas le temps d’accomplir davantage de bonnes actions, pas l’intelligence nécessaire pour étudier davantage de Torah, pas l’argent nécessaire pour donner davantage de Tsedaka (charité). Il décida alors de fournir un effort particulier pour embellir la Mitsva du Etrog, le cédrat que l’on agite avec les trois autres plantes à Souccot. Oui, exactement ! Il achèterait le plus bel Etrog et démontrerait ainsi à D.ieu qu’il souhaitait Le servir de tout son cœur.

Sans rien dévoiler de son projet à quiconque, il s’acharna, exécuta d’autres petits travaux, dormit et même mangea moins, économisa sou par sou jusqu’à ce qu’il puisse mettre de côté une somme assez importante. Il prévint son épouse qu’il s’absentait quelques jours pour « des affaires » et se rendit dans une grande ville, assez éloignée et à pied pour économiser encore davantage. Et il trouva l’Etrog dont il avait rêvé toute l’année : vert tirant sur le jaune, d’une taille respectable, il arrachait des cris d’admiration à tous ceux qui le contemplaient. Mais à quel prix ! Ce magnifique Etrog coûta à Reb David presque toutes ses économies.

Durant tout le voyage de retour, il le serra contre son cœur, craignant de le faire tomber accidentellement – ce qui le rendrait définitivement passoul (non cachère). Comme il était heureux ! Certainement son épouse partagerait-elle sa joie.

Tout en chantant, il pénétra dans la cabane qui lui servait de maison et salua son épouse. Celle-ci lui adressa un grand sourire, certaine qu’il avait conclu de bonnes affaires et qu’il rapportait assez d’argent pour les achats de la fête.

Il fouilla dans sa poche, lui donna les quelques pièces qui lui restaient et, retenant sa respiration, certain qu’elle aussi s’exclamerait combien son Etrog était merveilleux, il déballa avec précaution son trésor. Il était en extase. Mais pas elle !

Quand elle réalisa qu’il avait certainement dépensé une fortune pour cet Etrog, elle se mit en colère, saisit l’objet du délit, le mordit et le lança de toutes ses forces contre la table.

L’Etrog n’avait plus aucune valeur. David avait tout perdu.

Reb David réalisa que tous les efforts de l’année avaient été vains, mais il se contenta de remarquer : « Elle a raison. Je ne méritais pas un si bel Etrog. »

Calmement, il prit un des rares objets de valeur qu’il possédait – une montre – l’apporta au prêteur à gage, obtint un peu d’argent, juste de quoi payer pour avoir le droit de prononcer la bénédiction sur les quatre espèces communautaires, comme chaque année...

Et voilà pourquoi je suis si heureux, conclut le Baal Chem Tov. Vous devez savoir que depuis qu’Abraham a reçu l’ordre de D.ieu de sacrifier son fils, aucun Juif n’a subi une telle épreuve. Grâce aux mérites de ce simple Juif, tous les mauvais décrets seront annulés. Oui, des milliers de Juifs ont été testés par D.ieu, parfois de la façon la plus terrible, ils ont subi pogromes et tortures, les croisades, l’inquisition, les accusations de crimes rituels, les expulsions et les humiliations... Et pourtant Reb David a réagi à son épreuve comme Abraham : bien que saisi par la surprise, non seulement il ne s’est pas mis en colère et n’a pas menacé sa femme de divorce, mais il a immédiatement et simplement conclu que D.ieu ne voulait pas qu’il possède cet Etrog et qu’il ne le méritait pas.

L’Etrog de Reb David – bien que passoul – lui avait ouvert toutes les portes du ciel et avait sauvé toute une partie du peuple juif.