C’était il y a quelques années, dans le 19ème arrondissement de Paris, le premier jour de Souccot. Après avoir pris le repas de fête dans la Souccah avec mon épouse et nos jeunes enfants, je m’étais rendu au parc des Buttes-Chaumont tout proche pour aller proposer aux dizaines de jeunes Juifs qui s’y détendaient d’accomplir la mitsva du Loulav, symbole s’il en est de l’unité du peuple juif.
De nombreux jeunes gens, garçons et filles, accoururent d’eux-mêmes à la vue de mon Loulav avec lequel ils firent volontiers la mitsva.
Après avoir passé un certain temps dans le parc, le moment était venu pour moi de retourner à la synagogue pour l’office de min’ha et je me dirigeais vers la sortie, sans savoir qu’un des moments les plus émouvants de ma vie m’attendait précisément à cet endroit.
Lorsque je franchis le grand portail des Buttes-Chaumont, une voiture blanche s’arrêta à ma hauteur le long du trottoir. Une dame très âgée assise dans le siège passager m’interpella, désignant mon Loulav : « Qu’est-ce que c’est, monsieur ? »
– Bonjour madame, ceci est un Loulav. Aujourd’hui, c’est Souccot, la « Fête des Cabanes », une fête très importante pour les Juifs. Êtes-vous juive, madame ?
– Oui, répondit-elle. Mais je n’ai jamais vu de... Loulav.
J’entrepris alors de lui expliquer brièvement la symbolique des Quatre Espèces de plantes du Loulav, les quatre catégories de Juifs qu’elles représentent et la façon dont elles sont toutes intrinsèquement unies au-delà de leurs différences. Je lui disais que la fête de Souccot est le moment où cette unité profonde se révèle au grand jour et, à travers elle, se révèle l’unité divine présente dans toute la création. Je ponctuais mon petit exposé par : « Voudriez-vous accomplir maintenant la mitsva du Loulav, madame ? »
Elle me répondit affirmativement et sortit tout doucement de la voiture. Elle prit le Loulav de ses mains frêles, répéta avec moi la bénédiction, secoua le Loulav et me regarda avec des yeux de petite fille qui viendrait de recevoir un merveilleux cadeau.
C’est alors que son mari, tout aussi âgé qu’elle, sortit également de la voiture et s’approcha de moi.
– Bonjour monsieur, ‘hag samea’h ! Voudriez-vous également faire la mitsva du Loulav ?
– Bonjour. Non. Merci. Vous savez, toute ma famille est morte à Auschwitz, alors moi, la religion... Je n’ai rien fait depuis, et je ne veux rien faire.
Ce n’était pas la première fois que je rencontrais ce genre de réticence. Il n’y avait rien à dire, rien à faire. Seulement compatir. Voilà qu’au beau milieu de notre fête s’invitaient les heures les plus terribles de notre histoire. Cet homme, qui avait l’âge d’être mon grand-père, était à ce moment mon petit frère, mon fils meurtri, et je ressentais sa souffrance et sa détresse. Dans ses yeux où pouvait se lire un questionnement lancinant, il me sembla voir scintiller six millions d’âmes disparues.
Je repris mes esprits. C’était Souccot, et Souccot est plus fort qu’Hitler. Nos frères ont construit des Souccot dans les ghettos de Pologne, au nez et à la barbe des SS. Et nous sommes toujours là, et les monstres ont connu leur fin. Cet homme, ce survivant, méritait de vivre, lui aussi.
– Cher monsieur, ce n’est pas grave, lui dis-je. Vous savez quoi ? Si nous ne partageons pas ensemble la mitsva du Loulav, il y a beaucoup d’autres mitsvot que nous pouvons partager ensemble. Vous savez, je suis très heureux et très ému de vous rencontrer et de partager ce moment de fête avec vous. Alors, vous voyez, nous pouvons partager ensemble la mitsva de « l’amour du prochain ». C’est une mitsva tout aussi importante. Vous permettez que je vous embrasse ?
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ces derniers mots sont sortis d’eux-mêmes. J’ai pris ce vieil homme dans mes bras, je l’ai serré contre moi comme on étreint un enfant malheureux, un enfant qui a vu ses parents et ses frères se faire assassiner par des monstres, et je l’ai embrassé affectueusement sur ses deux joues.
– Vous voyez ? lui dis-je. Nous sommes là ! Nous sommes vivants ! Et nous faisons la fête ! Nous avons vaincu !
J’étais ému, mais il l’était tout autant que moi.
– Vous savez, me dit-il, j’ai tout oublié, tout. Je ne me rappelle que d’une seule chose. C’est : Bourikh... ato... Adoï-noï... Il récitait les mots de la bénédiction, avec l’accent polonais traditionnel. Mais il s’arrêta. Il était perdu.
– Elohaïni ? lui suggérai-je.
– Elohaïni.
– Melekh ?
– Melekh.
Il était à nouveau remonté dans le temps, mais cette fois-ci avant celui de la Shoah. Il était retourné en Pologne dans son shtetl, à l’époque où, petit garçon, il apprenait les bénédictions au ‘heder, avec son melamed.
– Ho’oïlom ?
– Ho’oïlom.
– Ochère ?
– Ochère.
– Kidéchouni ?
– Kidéchouni.
– Bemitsvoïssov ?
– Bemitsvoïssov.
– Vétsivouni ?
– Vétsivouni.
– Al ?
– Al.
– Nétilas ?
– Nétilas.
– Loulev ?
– Loulev.
Il avait achevé la bénédiction du Loulav. Je lui mis le Loulav dans la main droite, l’Étrog dans la main gauche, lui fit rassembler ses mains et donner une secousse.
– Regardez ! Vous l’avez fait ! Vous avez fait la mitsva du Loulav ! Mazal tov !
Il n’en revenait pas. Il était bouche bée. Il put seulement balbutier : « Merci... »
– Vous voyez, monsieur : une mitsva en a entraîné une autre. Puissiez-vous faire encore beaucoup de mitsvot dans la joie !
Il se faisait tard et je pris congé d’eux en leur souhaitant une bonne fête, une bonne santé, et tout le bonheur du monde jusqu’à 120 ans.
Sur le chemin du retour, j’étais sur un nuage. J’avais le sentiment que quelque chose qui me dépassait totalement s’était dénoué. Je me sentais si petit, et me demandais par quel mérite j’avais pu être l’instrument de quelque chose d’aussi grand.
Je remerciais le Rabbi de nous avoir enseigné l’amour du prochain. Et je remerciais D.ieu d’avoir été son instrument dans cette délivrance et pour avoir fait la rencontre, moi le melamed du ‘heder d’aujourd’hui, de ce petit garçon du ‘heder d’il y a 70 ans...
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