Je suis issu d'une honorable famille de Jérusalem. Mon père était un érudit de la Torah, qui a consacré sa vie à l'étude et fuyait les honneurs. Nous n'avons jamais vécu dans l'opulence, mais l'esprit de la Torah a toujours régné dans notre foyer. Mon père nous a envoyés, mes frères et moi-même, à la yéchiva Ets 'Haïm, celle qu'il avait lui-même fréquentée, lorsqu'il était jeune.
Là, j'ai mené mes études avec une intense ardeur et mes efforts ont été couronnés de succès. D.ieu merci, j'ai procuré beaucoup de satisfaction à mes maîtres et à mes parents. Lorsque j'ai eu dix-neuf ans, on m'a proposé un parti, la fille d'un Rav influent de New York. Ma tante, qui habitait aux États-Unis, était à l'origine de cette proposition et elle a convaincu mes parents de m'envoyer aux États-Unis, afin que je puisse rencontrer cette « jeune fille si parfaite ».
Ce la se passait à l'époque de la guerre d'indépendance et il était alors particulièrement difficile d'obtenir, de la part des autorités militaires, une autorisation de quitter le pays. C'est seulement à l'issue de nombreuses démarches, qui prirent de longs mois, que l'autorisation tant attendue m'est parvenue. Une semaine après Sim'hat Torah 1949, j'ai pris le bateau pour rencontrer cette jeune fille.
Après un voyage qui fut, pour moi, particulièrement éprouvant, pour des raisons que je n'exposerai pas ici, je parvins enfin à New York et nos fiançailles furent effectivement célébrées, à 'Hanouka, dans la maison de la jeune fille. Il avait été décidé que le mariage serait célébré à la fin de l'été. Ses parents voulaient que nous habitions New York, alors que les miens nous demandaient de rentrer à Jérusalem. Nous nous sommes dit que la décision finale serait prise par la suite, juste avant notre mariage, en fonction de mes préférences et de celles de ma jeune épouse.
Il est dit que « les pensées de l'homme sont nombreuses, mais seule la Volonté de Dieu s'accomplit », au final. Sans doute D.ieu ne souhaitait-Il pas cette union. En l'occurrence, nos fiançailles furent rompues, peu avant la fête de Pessa'h. J'en fus particulièrement touché. Bien évidemment, mes parents l'ont été également, après toutes les démarches, les peines, le voyage qui avaient été nécessaires et s'avéraient vains.
Mes parents m'ont alors écrit, me demandant de rentrer, au plus vite, en Erets Israël. Mais, j'avais honte d'y retourner tout seul, comme j'en étais parti. De plus, j'avais moralement subi un grand choc et je décidai donc de reporter mon retour en Erets Israël.
J'avais fait la connaissance, à New York, d'un jeune homme de mon âge, également originaire de Jérusalem. Celui-ci avait trouvé un emploi à Cleveland et j'ai donc décidé de l'accompagner.
* * *
Dans un premier temps, je n'ai pas modifié mon mode de vie habituel, ni ma tenue vestimentaire. Puis, peu à peu, mon naufrage moral commença. Mon habit long fut remplacé par une veste courte. Mes cheveux coupés très court, selon la coutume de Jérusalem, poussèrent et formèrent une longue frange. Ma barbe clairsemée, qui venait de commencer à pousser, disparut sous le rasoir.
Malgré tout cela, durant les premiers mois, j'ai maintenu ma pratique religieuse. Puis, peu à peu, sous l'effet de mes mauvaises fréquentations, ma chute a commencé, qui m'a conduit à me détourner complètement de la vie juive. J'ai cessé de mettre les Téfilines, de respecter le Chabbat, de manger cacher. Puis, j'ai rejeté l'ensemble des Mitsvot
Bien évidemment, je n'ai pas fait part à mes parents des changements qui s'étaient opérés en moi. Dans les lettres que je leur adressais, je disais simplement que j'habitais à Cleveland, que j'étudiais et que je travaillais.
Près d'un an plus tard, je suis revenu à New York et, à cette occasion, j'ai rendu visite à mon oncle et à ma tante. Me voir fut pour eux un terrible choc. Néanmoins, ils crurent que j'étais encore pratiquant, car j'avais pris la précaution de mettre une kippa avant d'entrer chez eux. Avec effroi, ils me demandèrent ce que diraient mes parents en s'apercevant que ma manière de me vêtir était profondément modifiée, que j'avais rasé mes péot et ma barbe.
Je les ai rassurés, en leur expliquant que mes parents ne savaient rien de tout cela, que, progressivement, je leur ferais comprendre que j'avais pris une apparence « américaine ». Je leur ai même demandé de m'aider à les convaincre, le moment venu, qu'en Amérique, il n'y a rien de fâcheux à ce qu'un Juif pratiquant soit habillé de la sorte.
Mon oncle et ma tante ont cherché à me raisonner, à me convaincre. Ils m'ont dit que, si je ne souhaitais pas rentrer en Erets Israël et voulais réinstaller aux États-Unis, il fallait que je me marie. J'ai répondu que j'étais encore sous le choc de ma rupture et qu'il m'était impossible de penser, dans l'immédiat, à d'autres fiançailles. De plus, ai-je ajouté, un garçon de vingt et un ans est considéré comme très jeune, en Amérique, à la différence de la conception qui prévaut à Jérusalem.
* * *
Quelques jours après mon arrivée à New York, ce fut la fête de Pourim. Après avoir pris un copieux repas dans la maison de mon oncle et ma tante, je suis sorti dans la rue, pour y respirer un peu d'air et pour me promener. Leur maison se trouvait dans le quartier de Crown Heights et en marchant, je vis deux hommes, selon toute vraisemblance un père et un fils, vêtus comme des 'Hassidim, qui couraient très vite. Je leur ai demandé : « Que se passe-t-il ? Où courez-vous ? »
Le plus jeune me répondit qu'ils se rendaient à la réunion 'hassidique que tenait alors le Rabbi de Loubavitch. J'ai encore demandé :
« Où a-t-elle lieu ? »
Et il m'en a donné l'adresse.
Je ne sais pas pourquoi je lui ai posé ces questions et je ne sais pas pourquoi je me suis rendu à l'adresse qu'il m'a indiquée. C'était sans doute par curiosité, ou bien parce que je n'avais rien d'autre à faire. En tout état de cause, je suis allé à cet endroit et j'y ai vu environ deux cents personnes, les unes assises, les autres debout. Toutes, en rangs serrés et dans un silence absolu, écoutaient celui qui devait être, selon mes déductions, le Rabbi de Loubavitch.
Quelques minutes plus tard, j'ai décidé de quitter ce lieu, car il était clair pour moi que je n'avais rien à y faire. Puis, brusquement, le discours s'est arrêté et les présents ont commencé à chanter, à dire « Le'haim ». On m'a poussé de toute part et je suis donc resté là.
Par la suite, tous se sont tus encore une fois et le Rabbi a recommencé à parler. Je l'ai écouté et me suis aperçu qu'il rappelait l'explication de nos Sages selon laquelle, dans le monde futur, après la venue du Machia'h, toutes les fêtes disparaîtraient, à l'exception de Pourim. Il m'a semblé intéressant de connaître l'explication qu'il donnerait à ce propos et je suis donc resté.
Je ne peux répéter précisément ce que fut son analyse. Je me souviens seulement qu'il avait établi un lien entre Pourim et le don de soi. En ce jour, avait-il dit, l'âme de chacun se révèle encore plus clairement qu'à Yom Kippour. C'est ce qui est à l'origine du caractère immuable de cette fête.
Tout à coup, je me suis senti pâlir, puis rougir. Il me sembla, en effet, que le Rabbi parlait de moi. Il expliqua que le mauvais penchant est particulièrement habile. Celui-ci se saisit d'un jeune homme et lui fait quitter la yéchiva, pour une raison qui semble appartenir à la sainteté. Puis, il parvient à le convaincre de pénétrer dans le grand monde, d'y chercher du travail afin de pouvoir gagner sa vie, parallèlement à son étude de la Torah. Par la suite, il lui affirme que l'Amérique est différente de tous les autres pays et que, lorsque l'on se rend dans un certain endroit, on doit inéluctablement en adopter les pratiques, la manière de se vêtir, l'apparence extérieure.
Poursuivant son œuvre destructrice, le mauvais penchant affirme que « time is money », le temps, c'est de l'argent. Il ne faut donc pas le perdre et, au lieu de dire intégralement la prière, on peut se contenter de mettre uniquement les Tefilin. Continuant sa description, le Rabbi expliqua de quelle manière le penchant vers le mal conduit à transgresser le Chabbat, à manger taref, puis, au bout du compte, à devenir un impie en lequel même Yom Kippour est incapable d'éveiller un sentiment de Techouva.
Alors, dit le Rabbi, survient Pourim, un jour d'abnégation et l'âme juive se met en éveil, décide de ne plus se « prosterner » devant le monde et revient à de meilleurs sentiments. De ce point de vue, Pourim possède une force particulière, que n'ont pas toutes les autres fêtes de l'année.
Le Rabbi parlait encore et je sentais que tous les présents me regardaient. Puis, je me dis que j'étais victime d'une hallucination. Personne, dans l'assistance, ne pouvait savoir à qui le Rabbi faisait allusion. Tentant de me ressaisir, je me dis que le Rabbi ne parlait vraisemblablement pas de moi. Certes, cette description s'appliquait, point par point, à ma propre situation, mais le Rabbi ne pouvait s'être penché sur mon cas. Il ne me connaissait pas, ne m'avait jamais vu. Je me trouvais parmi une nombreuse foule et, dans celle-ci, il y avait sans doute plusieurs autres personnes qui avaient la même apparence extérieure que moi. Bien sûr, ce qu'il avait dit s'appliquait fidèlement à ma situation, mais il n'y avait pas lieu de s'en affecter. À force de me répéter tout cela, je me sentis quelque peu soulagé.
Mais mon sentiment d'apaisement ne dura que quelques instants, car le Rabbi poursuivit aussitôt son propos. Il indiqua que ce qu'il venait de dire concernait, en particulier, quelqu'un qui vient de Terre Sainte, de Jérusalem, la ville sainte. Lorsqu'on célèbre Pourim dans cette cité, on est proche et l'on peut être vu, ou bien proche sans pouvoir être vu, ou encore on peut être vu
bien que l'on ne soit pas proche. De fait, on peut être proche, se trouver ici présent et avoir l'impression qu'on ne peut être vu. On doit savoir que l'on est vu.
Ces mots ont provoqué en moi un choc profond et j'en suis resté littéralement paralysé. Puis, je me suis dit qu'au moins ceux qui étaient présents ne comprenaient pas qu'il s'agissait de moi. Comment auraient-ils pu le savoir ? Les propos du Rabbi trouvaient tout naturellement leur place dans son analyse et nul ne pouvait savoir ce qui se passait dans l'esprit d'un jeune homme de Jérusalem, bousculé parmi les présents.
J'étais encore plongé dans mes pensées, ému et perplexe à la fois, lorsque soudain le Rabbi cessa de parler. Les chants reprirent avec encore plus de force et plusieurs personnes lui dirent Le'haïm. Tout à coup, j'ai senti que quelqu'un me secouait fortement l'épaule. J'ai levé les yeux et j'ai vu que tous me regardaient, C'est alors seulement que je me suis aperçu que le Rabbi me fixait, avec un large sourire et me faisait signe de dire Le'haïm.
Quelqu'un m'a tendu un petit verre de vodka, mais le Rabbi a demandé que l'on m'en donne un grand verre. J'ai expliqué à celui qui le versait que je ne supportais pas l'alcool, mais il m'a crié :
« Le Rabbi attend ! Dépêche-toi de dire Le'haim ! »
J'ai donc dit « Le'haim » et j'en ai bu quelques gouttes, mais le Rabbi m'attendait et il m'a fallu finir le verre. Lorsque je l'ai bu, le Rabbi a dit : « Un autre ! »
On m’a versé, un second verre, j'ai dit « Le'haim » et j'ai dû tout boire, encore une fois.
Je ne me rappelle pas de la suite. Le lendemain, à une heure avancée de la matinée, je me suis réveillé, avec une terrible soif et un horrible mal de crâne. J'étais allongé sur un banc et, autour de moi, des 'Hassidim dormaient encore, sur d'autres bancs. Et ma belle chemise était salie et recouverte de vomissures.
Je suis rentré chez mon oncle et ma tante. Je leur ai raconté que j'ai rendu visite au Rabbi de Loubavitch et que des 'Hassidim m'ont fait boire. Bien évidemment, je ne leur ai pas dit ce qui s'était réellement passé. Du reste, je ne l'ai jamais raconté à personne. Tout cela est resté un secret entre le Rabbi et moi.
Ce jour-là, j'ai dit la prière du matin, après avoir revêtu les Tefilin. J'ai alors sangloté, comme je ne l'avais encore jamais fait de ma vie et comme je ne l'ai plus fait par la suite, pendant les quarante-deux ans qui se sont écoulés depuis lors.
* * *
Quelques semaines plus tard, pour le Séder de Pessa'h, je me trouvais déjà à Jérusalem, avec mes parents, mes frères, mes beaux frères, mes neveux. Ma famille fut attristée de constater que j'avais modifié ma manière de m'habiller, mais fut rassurée en constatant que ma crainte de D.ieu apparaissait à l'évidence dans tous mes gestes, que mes bons comportements n'étaient pas diminués par rapport à ce qu'ils étaient auparavant. Bien plus, quelques semaines plus tard, je portais de nouveau le long vêtement de Jérusalem et tout était rentré dans l'ordre.
Depuis, j'ai eu, D.ieu merci, plusieurs enfants, de nombreux petits-enfants, qui tous respectent la Torah et les Commandements. Et, à différentes reprises, je me suis rendu en Amérique. À chaque fois, j'ai voulu rendre visite au Rabbi de Loubavitch, participer à l'une de ses réunions 'hassidiques, être présent dans sa synagogue, pendant la prière. Mais, systématiquement, j'ai reculé à l'idée de me trouver à proximité de quelqu'un qui sait tout de moi. Peut-être, inconsciemment, avais-je peur qu'il parle de moi, à nouveau, en public
Pendant le mois d'Eloul, cette année (1995, Ndt), je suis allé à New York pour prendre part à une fête de famille. Alors, j'ai eu « l'audace » de me rendre auprès de son tombeau et, pour la première fois, je lui ai dit ce mot, à voix basse :
« Merci. »
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