L’histoire de Joseph et de ses frères à laquelle la Torah consacre plus d’une douzaine de chapitres détaillés1, n’est pas un simple drame familial. Les douze fils de Jacob sont les fondateurs des douze tribus d’Israël et leurs actes et leurs expériences, leurs conflits et leurs réconciliations, leurs séparations et leurs réunions, tracent de nombreuses lignes directrices dans le schéma de l’histoire juive.
L’un de ces événements est constitué par les poignantes retrouvailles entre Joseph et Benjamin que décrit la Torah : « Et [Joseph] tomba au cou de son frère Benjamin et pleura, et Benjamin pleura sur son cou ».2 Le Talmud3 interprète ces pleurs sur le cou de l’autre comme l’expression de la souffrance et de la tristesse relatives aux futures tragédies de leurs histoires respectives : « [Joseph] pleura sur les deux Sanctuaires qui allaient se tenir sur le territoire de Benjamin et seraient détruits… et Benjamin pleura sur le Sanctuaire de Chiloh qui serait érigé sur le territoire de Joseph puis détruit. »
(Chaque tribu reçut une part de la terre d’Israël. Bien qu’une partie importante du Mont du Temple ainsi que la cour du Temple [azarah] et tout le reste de la ville de Jérusalem se trouvaient sur le territoire de Judah, la partie principale du Temple – le Heikhal, le Saint des Saints et l’Autel – étaient sur le territoire de Benjamin attenant. Le Premier Temple, érigé par le roi Salomon en l’an 2928 depuis la Création [832 avant l’ère commune] et détruit par les Babyloniens 410 ans plus tard et le Second Temple, construit sur le même site en 3408 [352 avant l’ère commune] et détruit par les Romains en 3829 [69], étaient disposés de la sorte. Toutefois, avant la construction du Temple, le Michkan, le sanctuaire portatif qu’avait utilisé le peuple d’Israël dans son voyage dans le désert, avait été installé après son entrée en Terre Sainte sous Josué, à Chiloh dans le territoire de Joseph. À cette occasion, ses parois faites de planches de bois furent remplacées par des murs de pierre. Le sanctuaire de Chiloh fut le centre spirituel du peuple juif pendant 369 ans, jusqu’à sa destruction par les Philistins aux environs de l’an 2872 [888 avant l’ère commune].)
C’est là que réside la signification des pleurs de Joseph et de Benjamin l’un sur le cou de l’autre : dans la Torah le cou est une métaphore courante pour le Temple. « D.ieu plane au-dessus de lui toute la journée et réside entre ses épaules, » dit Moïse de Benjamin, en référence au Saint Temple dans sa province4. Et le roi Salomon dans le Cantique des Cantiques, chantant les louanges de la « jeune fille d’Israël » et de sa relation avec le Tout-Puissant, proclame « Ton cou est comme la tour de David ».5
Les Sanctuaires sont des liens entre le ciel et la terre, des points de contact entre le Créateur et Sa création. « Le ciel et tous les cieux ne sauraient Te contenir, » s’écria le roi Salomon en inaugurant le Beth Hamikdache. « Comment le pourrait cette maison que je viens d'édifier ?! »6 Cependant, D.ieu a commandé « Il Me feront un sanctuaire et je résiderai en leur sein »7. D.ieu qui transcende le fini, transcende également l’infini et Il a choisi de désigner un lieu et une structure physiques comme siège de Sa présence manifeste dans le monde et le point central du service de l’homme envers son Créateur. « Ceci est la maison de D.ieu, » proclama Jacob après une nuit passée sur le site des futurs Temples, « et c’est la porte du ciel » à travers laquelle la prière de l’homme peut s’élever.8 Trois fois dans l’année, tout Israël venait « voir et être vu » par « la face du Seigneur » au Sanctuaire à Jérusalem.9
Le Sanctuaire est donc le « cou » du monde, la jonction qui lie son corps à sa tête. La tête d’une personne contient ses facultés les plus élevées et les plus vitales – l’esprit, les organes sensoriels, les entrées pour la nourriture, l’eau et l’oxygène –, mais c’est le cou qui joint la tête au corps et transmet le flot de conscience et de vitalité de l’un vers l’autre : la tête dirige le corps via le cou. De même, le Temple est ce qui lie le monde à sa suprême Source de vie. Il est le canal par lequel D.ieu est en relation avec Sa création et l’imprègne de perception spirituelle et de subsistance matérielle.
Une jonction précaire
« Tout comme l’âme emplit le corps, disent nos Sages, ainsi D.ieu emplit le monde. » Tout comme existe un « cou » qui joint le monde à son âme divine, il y a également le besoin d’un « Temple », un Beth Hamikdach, personnel dans la vie de chaque individu, un « cou » pour joindre sa tête spirituelle (son âme) à son corps matériel.
L’âme humaine est une étincelle pure et parfaite de son Créateur, la source de tout ce qui ets bon et divin en l’homme. Mais, pour qu’elle soit à la tête de sa vie, l’homme doit construire un « cou » pour joindre son âme à son être physique. Il doit sanctifier son esprit, son cœur et son comportement, de sorte qu’ils forment un conduit à travers lequel son essence divine puisse contrôler, animer et imprégner son être entier.
La destruction du Sanctuaire, qu’elle soit au plan cosmique ou individuel, est la rupture de la jonction entre la tête et le corps – entre le Créateur et la création, entre l’âme et le corps physique. En fait, les deux sont liés. Quand le Saint Temple se dressait à Jérusalem et fonctionnait comme le centre nerveux spirituel de l’univers, cela resserrait de manière évidente le lien entre le corps et l’âme de chaque individu. Et quand l’homme répare son « Saint Temple » personnel, comblant le fossé entre la matière et l’essence dans sa propre vie, il contribue à la reconstruction du Saint Temple universel et le renouvellement du lien révélé et illimité entre D.ieu et la création.
Cela explique pourquoi Joseph et Benjamin ont pleuré chacun sur le cou de l’autre : l’état de la « tête » n’est jamais cause de détresse, car l’âme ne peut jamais être compromise ou corrompue. Mais ils ont prédit les époques où le « cou » entre l’esprit et la matière serait endommagé, aliénant la terre du ciel et le corps de l’âme.
Soi et autrui
Mais pourquoi Joseph et Benjamin pleurèrent-ils chacun sur le cou de l’autre ? N’étaient-ils pas malheureux de la destruction future de leur propre « cou » ?
La même question se pose plus tard dans le récit de la Torah, lorsque les retrouvailles de Joseph avec son père sont décrites. La Torah raconte que « Joseph fit atteler son char et alla au-devant d'Israël, son père... il se précipita à son cou et pleura longtemps à son cou. »10 Ici aussi, nos Sages expliquent que les pleurs de Joseph au cou de Jacob étaient l’expression de sa détresse relative à la destruction du Temple. Mais qu’en était-il de Jacob ? Pourquoi ne pleura-t-il pas ? Nos Sages disent qu’il était en train de réciter le Chéma. Mais, si c’était le moment de réciter le Chéma, pourquoi Joseph pleurait-il ? La détresse quant à la détérioration de la connexion entre D.ieu et Sa création est-elle contradictoire avec la récitation du Chéma ?
Nous voyons émerger un schéma : Joseph pleure sur la destruction des Sanctuaires installés dans la province de Benjamin, mais non sur le Sanctuaire situé dans la sienne. Benjamin pleure sur la destruction du Sanctuaire de Joseph, mais pas sur le sien. Et Jacob ne pleure sur aucun d’entre eux du fait que, en tant que père de toutes les tribus d’Israël, son territoire inclut tous les Sanctuaires d’Israël. La question demeure : pourquoi devrait-on pleurer sur les défaillances spirituelles d’autrui, mais pas sur les siennes propres ?
Pour y répondre, il nous faut d’abord examiner la nature des pleurs en général. Quel est l’effet des larmes ? Elles servent à libérer les sentiments de détresse et de frustration qui accompagnent la prise de conscience d’une situation inadéquate. Ainsi, pleurer soulage cette détresse, bien que la situation qui a suscité ces larmes reste inchangée. Est-ce un phénomène positif ? À première vue, il ne semble pas. La détresse et la frustration sont ce qui conduit l’homme à rectifier la réalité négative qui les a fait naître. Les diminuer par d’autres moyens paraît aller à l’encontre de leur but.
En revanche, quand on a fait tout ce qui était possible, alors les larmes n’entraînent pas une diminution de l’engagement dans l’action. On peut, dans ce cas, souligner leur utilité constructive. Elles peuvent servir à exprimer notre compassion envers une personne en détresse. Et elles peuvent servir à alerter les autres de la gravité de la situation, d’autres qui sont à même de faire quelque chose.
En citant le verset, « Secoue-toi de la poussière ... Ô Jérusalem »11, le Midrach explique « Comme un coq qui secoue la poussière de ses ailes ». Nos Sages expliquent : lorsqu’un coq s’est vautré dans la poussière, mille personnes armées de mille peignes ne pourront pas le nettoyer. Mais avec une seule vigoureuse secousse, le coq peut se débarrasser de la poussière jusqu’à son dernier grain. De fait, on peut éduquer, inspirer, pousser et assister de toutes les manières possibles son prochain pour qu’il se développe et s’améliore. Mais, en dernier ressort, le seul qui puisse effectuer un changement véritable et durable, c’est lui-même.
C’est pourquoi Joseph et Benjamin se permirent de pleurer sur la destruction des Sanctuaires de l’autre. Mais en fin de compte, seul Joseph pouvait réparer le Sanctuaire détruit de Chiloh, la dimension de « Joseph » dans la relation entre Israël et le Tout Puissant. Benjamin ne pouvait que l’encourager et l’assister. Après avoir contribué tout ce qu’il pouvait aux efforts de Joseph, Benjamin exprima sa tristesse et son empathie en pleurant au cou de son frère. La même chose s’applique aux pleurs de Joseph sur les Sanctuaires du domaine de Benjamin.
Néanmoins, en ce qui concerne nos propres défaillances spirituelles, il n’existe pas quelque chose comme « avoir fait tout son possible ». D.ieu a accordé le libre arbitre à l’homme et l’a pourvu des ressources nécessaires pour surmonter chaque défi moral et spirituel. C’est ainsi que s’explique l’approche sans larmes de Jacob, Joseph et Benjamin sur la destruction de leurs propres Sanctuaires. Pleurer sur son propre « cou », sur l’état négatif de la relation entre son propre corps et son âme (et ses répercussions cosmiques dans la relation entre D.ieu et la création), est contre-productif, car cela affaiblit les forces intérieures qui nous obligent à rétablir cette relation.
Au lieu de pleurer sur la destruction du Saint Temple et du Galout (« exil ») qui en résulta, Jacob récita le Chéma, la proclamation du Juif de l’unité de D.ieu et de la nécessité de traduire sa compréhension et sa conscience de l’unité de D.ieu en pensée dans son esprit, en sentiments dans son cœur, en paroles dans sa bouche et en action concrète dans sa vie matérielle. Au lieu de laisser libre cours à sa douleur, Jacob canalisa son trouble intérieur dans le projet de reconstruire les cous brisés du peuple juif.
Rejoignez la discussion