À propos du verset :

« Il tomba sur le cou de son frère Binyamine en pleurant, et Binyamine pleura sur son cou » (Genèse 45, 14),

le Talmud commente :

« Yosseph pleura sur les deux Temples (donnés en allusion dans le mot “cou” employé ici au pluriel) qui allaient se situer dans la région de Binyamine, et allaient être détruits, alors que Binyamine versa des larmes sur le Sanctuaire de Chilo, qui se trouvait dans la région de Yosseph, et qui allait être lui aussi détruit. »

La raison pour laquelle le cou symbolise les Temples est expliquée dans le Midrash à propos du verset : « Ton cou est semblable à la tour de David » (Cantique 4, 4) : « De même que le cou se situe en haut du corps, le Temple est au sommet du monde. »

Toutefois, le sommet ne désigne pas ici l’endroit le plus élevé, car, comme le relate le Talmud à propos du verset : « Il réside entre ses épaules » (Deutéronome 33, 12), le Temple se trouvait vingt-trois coudées plus bas qu’Eïn Itam, à l’exemple du cou de l’homme qui est un peu au-dessous de sa tête. Au contraire, « ils (les Sages qui construisirent le Temple) décidèrent : abaissons-le un peu, car il est écrit : “Il réside entre ses épaules”. Il n’est rien d’aussi superbe que le cou chez le bœuf. » De ce fait, le sommet indique simplement la partie haute du monde.

On peut cependant se demander en quoi réside la beauté d’une hauteur relative. Si l’altitude n’a aucun intérêt, que vient nous apporter le fait que le Temple se trouve au sommet du monde. Si au contraire, celle-ci revêt de l’importance – comme semble l’indiquer ce que nous venons de dire – alors, plus une chose sera haute, mieux cela sera. Pourquoi donc abaisser le Temple de vingt-trois coudées ?

Il faut pour cela développer la symbolique du cou, partie intermédiaire entre la tête est le corps. En effet, de par sa situation, celui-ci diffuse l’air, la nourriture et le sang provenant de la tête via les différents conduits qui le traversent. C’est aussi par lui que transite l’influx nerveux porteur de l’intellect vers le cœur et les autres membres du corps. Nous pouvons donc voir dans ses fonctions la préséance du cou sur la tête : C’est lui qui réalise le but de la tête, à savoir, d’une part, de faire en sorte que tous les membres du corps reçoivent leur vie de la tête et, d’autre part, qu’ils soient dirigés par l’intellect qui naît dans le cerveau.

Le Temple est analogue au cou

Bien que, dans l’absolu, la tête de l’homme soit supérieure à son cou, ce n’est que dans sa définition. Mais, dans sa fonction, le cou joue un rôle prépondérant par rapport à la tête, car, sans lui, la vie ne parviendrait pas au corps.

Il en est de même pour le Temple : si celui-ci est comparé au cou qui est « un peu plus bas que la tête », c’est parce que sa fonction est d’amener la présence divine au monde jusqu’aux niveaux les plus bas.

C’est pourquoi le Temple n’est pas vraiment au sommet, mais seulement dans les hauteurs du monde, car s’il était trop haut, il transcenderait le monde, et ne pourrait lui apporter la lumière divine, à l’exemple du cou dont la situation inférieure à la tête le rend proche du corps et lui permet ainsi de lui prodiguer la vie.

Chaque Juif, rapportent nos Sages, est un « petit Temple ». Il contient en lui une âme divine qui est une véritable partie de D.ieu, et cette âme descend dans le corps, microcosme dans lequel elle se doit de s’investir afin de purifier l’âme animale qui s’y trouve. Par son intermédiaire, l’âme divine pourra amener la présence de D.ieu au monde grâce à l’accomplissement de Ses commandements. Alors, le Juif tout entier deviendra un petit Sanctuaire dans lequel résidera la présence divine de façon révélée.

Pourquoi pleurer sur le cou ?

Par cela, nous pouvons comprendre pourquoi il est mentionné que chacun de Yosseph et Binyamine a pleuré sur le « cou » de l’autre et non sur sa tête, qui est finalement la partie la plus haute de son corps.

Tout Juif n’a été créé, selon nos Sages, que pour servir son Maître Suprême, c'est-à-dire pour accomplir le but ultime de l’existence des mondes inférieurs et supérieurs, à savoir, réaliser une demeure pour D.ieu ici bas.

Or cette réalisation dépend des actions de chaque Juif, car, selon le Talmud, « tout est entre les mains de D.ieu à l’exception de la crainte de D.ieu », et cette règle constitue la base du service divin ainsi que son principe et sa racine. Le dessein de la Création passe par une purification du corps et de l’âme animale du Juif, qui permettra d’éclairer la partie du monde qui lui est assignée. Et cet accomplissement est réalisé, comme nous l’avons dit, par le cou plus que par la tête.

Telle est donc la symbolique des larmes versées par chacun des deux frères sur le cou de l’autre et non sur son visage : il n’est point besoin de pleurer pour l’âme du Juif, symbolisée par la tête, car, nous affirme le Tanya, « celle-ci reste fidèle à D.ieu même lors de la transgression ». Le véritable but du Juif ne réside pas dans son âme en elle-même, mais dans l’action menée sur son corps, son âme animale et sur le monde qui l’entoure, action rendue possible grâce au rôle joué par le cou.

Pourquoi le cou de l’autre ?

Une question se pose alors : Pourquoi Yosseph a-t-il pleuré sur les Temples se trouvant dans la région de Binyamine et ce dernier, sur le Sanctuaire situé dans la région de Yosseph ? Chacun aurait dû au contraire verser des larmes sur son propre sanctuaire, car, selon le Talmud, l’homme se sent plus concerné par ce qui lui appartient.

Cela est si vrai que le commandement d’aimer son prochain, qui est « un grand fondement de la Torah », et dont l’importance est approfondie par la tradition hassidique, ne va que jusque « comme soi-même », car « soi-même » sera toujours plus important que l’autre. Comme le rapporte le Baal HaTanya dans une lettre traitant de l’importance de la charité faite avec largesse : « Toutefois, le Talmud enseigne que si deux hommes sont dans le désert avec une outre d’eau tout juste suffisante à maintenir l’un des deux en vie, c’est celui chez qui elle se trouve qui devra la boire, car “ta vie précède celle de l’autre”. »

Il est donc évident que chacun de Yosseph et de Binyamine se sentait plus concerné par son propre sanctuaire, et aurait dû pleurer sur sa destruction.

Pourquoi seulement Yosseph ?

Une autre question se pose :

À propos du verset : « Il (Yosseph) tomba sur son cou (de Yaakov) et versa encore des larmes » (Genèse 46, 29), le Zohar explique que Yosseph a pleuré sur le Temple qui a été détruit en dernier. Par cela, le terme « encore » est justifié, car les larmes de Yosseph portaient même sur le dernier exil, celui qui précède la rédemption ultime.

On peut alors s’étonner : pourquoi seul Yosseph a-t-il pleuré sur la destruction du Temple et non Yaakov ? Rachi répond à cela, au nom de nos Sages, en affirmant que « Yaakov était occupé à réciter le Chéma (profession de foi juive) », mais cela ne répond pas à notre question fondée sur le Zohar.

En effet, dans le sens littéral du texte, qui ne fait pas référence au Temple, Rachi vient souligner la grandeur de Yaakov qui, alors qu’il venait de retrouver son fils qu’il ne croyait plus en vie, et, malgré l’immense joie qu’il pouvait ressentir, n’a pas été perturbé dans son accomplissement du commandement de réciter le Chéma.

Mais, selon le Zohar, qui affirme que c’était un moment de prophétie sur la destruction du Temple, comment Yaakov n’a-t-il pas éprouvé le besoin de pleurer devant un tel événement et s’est-il contenté de réciter le Chéma avec ferveur ?

Quand convient-il de pleurer ?

En fait, le principal effet des pleurs est de soulager celui qui souffre. Car nous voyons en pratique que les larmes n’ont, en général, aucune conséquence sur ce qui a provoqué la douleur de l’homme. Il en résulte que, devant un problème que l’on peut résoudre, pleurer n’est nullement une réaction efficace, car le temps n’est pas aux gémissements, mais à l’action.

C’est pourquoi, devant la destruction du « petit Temple » de notre prochain, nous pouvons montrer notre compassion en versant des larmes, mais la reconstruction de notre Temple personnel nous incombe principalement.

Nous pouvons et devons néanmoins aider autrui de deux manières : en lui faisant des remontrances constructives, et en implorant la pitié divine à son égard par notre prière. Mais la réparation des fautes et des actions qui ont conduit à cette destruction reste le fait de notre prochain lui-même. C’est seulement si nous avons fait tout ce qui était en notre possibilité pour l’aider sans aucun résultat que nous devons alors nous lamenter sur son sort.

Par contre, devant sa propre destruction, on ne peut se contenter de gémir. Il faut se prendre en main, et s’efforcer d’agir afin d’amener sa propre délivrance qui induira la reconstruction du Temple qui est en soi.

Les seules larmes qui soient positives sont celles du repentir qui expriment un profond regret qui réparera les actions passées. Mais en d’autres circonstances, les larmes peuvent affaiblir notre volonté de nous reconstruire, en nous disant qu’elles constituent en elles-mêmes notre reconstruction, et nous exemptent de ce fait de toute action concrète.

Nous comprenons maintenant pourquoi les pleurs de Yosseph et de Binyamine étaient sur la destruction du Sanctuaire qui trouvait chez l’autre. Quant à Yaakov, il ne pleura pas sur la destruction des Temples mais préféra lire le Chéma, car, en tant que père de toutes les tribus d’Israël, il contenait en lui tous les Temples et Sanctuaires. De ce fait, il était préoccupé d’agir pour leur reconstruction.

En effet, la fonction du Temple est d’y amener les sacrifices. Or, nous disent nos Sages, lire le Chéma est compté comme apporter un holocauste ou tout autre sacrifice au Temple. Car le sens du sacrifice (« korbane » en hébreu dont la racine est le verbe « lékarev » qui signifie rapprocher) est de se rapprocher de D.ieu. Le Chéma, quant à lui, est l’acte de foi du Juif qui contient l’injonction d’aimer son Créateur « de toute son âme », ce qui signifie, selon le Talmud, même si l’on te menace de prendre ton âme pour te détacher de cet amour et de cette proximité à laquelle tu aspires.

Rien n’est jamais perdu

Il n’y a pas lieu de se demander : puisqu’aussi bien Yosseph que Binyamine ont vu, par divination, que leurs Temples et Sanctuaire allaient être détruits, quelle sorte d’action pouvaient-ils mener contre un décret divin qui semblait a priori scellé ? En effet, nos Sages affirment que même si un glaive est brandi sur le cou d’un homme, il ne devra pas s’empêcher d’implorer la pitié divine, car un décret prononcé par le Tribunal Céleste peut toujours être annulé par notre service de D.ieu.

Nous en trouvons un illustre exemple dans l’histoire du roi Ezéchias : lorsque le prophète Isaïe vint lui faire part de sa condamnation à mort par D.ieu, il lui demanda : « Termine ta prophétie et sors », puis « il tourna sa face vers le mur et se mit à prier » (Rois II 20, 2). Et sa prière fut exaucée puisque D.ieu répondit : « J’ai écouté ta prière » et ses jours furent rallongés de quinze ans.

L’enseignement pour nous

Nos Sages enseignent : « Toute génération dans laquelle le Temple n’a pas été reconstruit doit considérer qu’elle l’a détruit. » Nous pouvons étendre cette affirmation à chacun : si l’un de nous ne voit pas la reconstruction du Temple de son vivant, c’est parce que son propre Temple est lui aussi détruit. Si son service de D.ieu, son « petit Temple » était intact, Machia’h serait déjà venu reconstruire le troisième Temple.

Mais une telle réflexion ne doit pas aboutir à des regrets et des gémissements. Bien au contraire, elle doit nous inciter à redoubler nos efforts pour réparer les brèches du sanctuaire qui se trouve en notre âme, afin que D.ieu puisse au plus tôt envoyer la délivrance collective accompagnée de la reconstruction très prochaine de notre Saint Temple.1