Les concepts spirituels peuvent-ils s’exprimer dans un langage courant ? Ou bien doit-on les évoquer sur un ton grave, dans de saints murmures, si tant est qu’il convienne d’en parler ? Pour bon nombre d’entre nous, la littérature spirituelle semble irrémédiablement déconnectée de notre vie quotidienne. Nous associons la notion de « textes sacrés » à l’image de livres de prières jaunis, craquelés et poussiéreux, écrits dans une langue archaïque, ou bien à celle de parchemins ternis recouverts de hiéroglyphes à peine décryptables. Mais la littérature sacrée doit-elle nécessairement être si lointaine et séparée de la réalité ? Y a-t-il quelque chose d’incongru à discuter de la divinité et de la spiritualité dans un langage terre à terre et des exemples tirés de la vraie vie ?

Quand nous parlons de D.ieu dans des termes qui nous sont familiers, nous L’invitons au cœur de notre vie, plutôt que de Le reléguer à la périphérie de notre existence. Et pourtant, on pourrait rétorquer que trop modérer la révérence peut facilement conduire à la désinvolture et au manque de respect pour des sujets réellement sublimes. Une certaine distance doit être maintenue pour préserver la sainteté du sujet. Nous ne devons pas perdre de vue notre propre faiblesse et notre ignorance vis-à-vis de sujets véritablement spirituels et divins de crainte que nous commencions à créer D.ieu à notre propre image.

L’étroite démarcation entre le fait de rendre D.ieu accessible à l’entendement humain et celui de Le réduire à une dimension humaine est discutée depuis les temps talmudiques. Il arriva un jour que cinq érudits furent désignés par le roi Ptolémée pour traduire la Torah en grec. Ce jour, dit le Talmud,1 fut « aussi néfaste pour Israël que celui où fut façonné le Veau d’Or, car la Torah ne pouvait être exactement traduite ». Et pourtant nous lisons dans la Torah qu’avant la traversée du Jourdain pour entrer en Terre d’Israël, Moïse expliqua la Torah2 en soixante-dix langues.3 Bien plus, au moment de la traversée du fleuve, il chargea le Peuple Juif d’écrire la Torah entière sur des pierres,4 en soixante-dix langues.5 Si la Torah avait i>déjà été traduite en soixante-dix langues, pourquoi sa traduction en grec fut-elle considérée comme tellement tragique ?

Quelle est la relation entre la traduction ptolémaïque de la Torah et le péché du Veau d’Or ? Remarquez que le Talmud ne fait pas la comparaison avec « le jour où  le Veau d’Or fut adoré » mais avec « le jour où le Veau d’Or fut façonné ». Au départ, le Peuple Juif ne cherchait pas un objet à idolâtrer. Ils cherchaient seulement un maître pour remplacer Moïse qu’ils croyaient, sincèrement, mort sur le Mont Sinaï. Tout comme D.ieu avait désigné Moïse comme Son agent pour sauver les Juifs d’Égypte, ils espéraient que le Veau d’Or servirait comme une sorte d’intercesseur entre le peuple juif et D.ieu. Ils ressentaient le besoin d’une représentation tangible pour les aider à combler la distance entre leur existence terrestre et D.ieu.

Dans le Judaïsme, chacun est capable de – et supposé – construire une relation avec D.ieu sans intermédiaire. Pourquoi, dans ce cas, y aurait-il besoin d’un guide quel qu’il soit ? La réponse est que D.ieu désire que nous ayons avec Lui une relation basée sur la vie réelle, que nous Le comprenions avec nos esprits et que nous L’aimions avec tout l’amour que nos cœurs humains et charnels peuvent concevoir. C’est pourquoi D.ieu choisit un chef, un Tsaddik qui, par l’exemple de son propre comportement, devient une manifestation vivante de la Divinité, avec laquelle nous avons un rapport et que nous pouvons tâcher d’imiter.

Mais les Juifs désiraient aller plus loin. Ils arguèrent que la révélation de D.ieu ne doit pas se limiter au niveau humain et qu’elle peut également s’exprimer à travers le règne animal. Au Mont Sinaï, les Juifs avaient eu une perception de D.ieu descendant vers la montagne sur un chariot porté par des anges à quatre faces dont l’une était celle d’un bœuf. Ils tentèrent de donner une forme tangible à cette vision spirituelle.

Leur erreur résida dans leur « traduction » inepte de la vision divine dans la matière. Une telle représentation ne peut être réalisée sans une instruction divine explicite. Les objets matériels ne sont investis d’énergie divine qu’à travers un commandement direct de D.ieu. L’exemple par excellence de cela est la construction du Tabernacle dans lequel l’énergie divine émanait de l’Arche Sainte couronnée par les Chérubins. C’est parce que sa construction avait été une injonction divine qu’il devint un canal pour la Divinité et était totalement « annulé » devant D.ieu. Mais toute tentative de notre part pour traduire la spiritualité dans une forme physique, guidés par notre seule perception, est vouée à l’échec. Et comme cette traduction ne représente pas la volonté divine mais notre propre conception limitée de la Divinité, elle résulte finalement en une séparation entre nous et D.ieu.

Lorsque la Torah est traduite dans un langage étranger, il existe un risque similaire que notre interprétation humaine obscurcisse le sens divin des mots. D’où l’affirmation des Sages selon laquelle la traduction grecque de la Torah fut « aussi néfaste que le jour où fut façonné le Veau d’Or ». En revanche, quand la traduction de la Torah fut divinement ordonnée, comme ce fut le cas sur les rives du Jourdain, il n’y avait aucune possibilité de distorsion.

Quelle leçon peut-on tirer de ces deux événements ? L’histoire du Veau d’Or devrait-elle nous  dissuader de nous lier à D.ieu selon nos propres modalités ? Il est évident que D.ieu désire que nous L’attirions dans notre monde, comme l’illustre le fait que Moïse lui-même traduisit la Torah en soixante-dix langues. Le Veau d’Or ne sert qu’à nous rappeler que nous risquons de nous perdre quand nous basons nos interprétations sur notre propre compréhension, sans nous référer à l’autorité de la Torah.

Dans notre génération, nous avons une capacité sans précédent de rendre la Torah accessible, dans toutes les langues, à des individus et des populations qu’elle n’a jamais atteints auparavant. Nous pouvons choisir de nous dérober à cette opportunité, sous prétexte de notre propre faiblesse et de la bassesse du monde en général. Ou bien nous pouvons mettre à profit cette force pour communiquer les valeurs et les idéaux de la Torah dans toutes les langues et dans tous les langages. D.ieu sera réellement révélé dans ce monde lorsque tous les hommes, selon toutes les optiques existantes, seront capables de reconnaître Sa présence et étudier Ses enseignements.

Nos efforts dans cette direction peuvent servir à annuler les effets néfastes du Veau d’Or. L’intention originelle de se rapprocher de D.ieu (bien que par des moyens inadéquats) peut être ramenée à sa source positive par nos intenses efforts pour rendre la Divinité manifeste dans ce monde, selon les modalités prescrites par la Torah. L’une des descriptions de l’Ère messianique évoque le moment où D.ieu « donnera aux peuples un langage pur de sorte qu’ils invoqueront tous le Nom de D.ieu et Le serviront dans un but commun ».6 Alors les jours de deuil7 qui commencent le 17 Tamouz8 et culminent le 9 Av9 seront transformés en jours de réjouissances et de fêtes, avec l’aide de D.ieu, lors de la venue de Machia’h.

Basé sur un discours du Rabbi de Loubavitch,
Likoutei Si’hot vol. 24, pp. 1-11