L’un des passages les plus étonnants de la Torah est celui de l’épisode des « Eaux de la Discorde », à la suite duquel D.ieu décréta que Moïse mourrait dans le désert et n’entrerait donc pas en Terre d’Israël.

Des centaines de générations de Sages de la Torah, à commencer par Moïse lui-même, les Sages du Midrach, les Commentateurs bibliques et les Maîtres de la ‘Hassidout, s’interrogent sur ce chapitre énigmatique.

Mais voyons d’abord les faits.

Après avoir voyagé quarante ans dans le désert, le Peuple d’Israël arrive à Kadech dans le désert de Tsin, à la frontière de la Terre Sainte. Il n’y a pas d’eau, le peuple a soif et comme ils en ont l’habitude en de telles circonstances, ils se plaignent auprès de Moïse. « Si seulement nous étions morts, s’écrient-ils avec colère, quand nos frères sont morts devant D.ieu ! Pourquoi as-tu conduit la congrégation d’Israël dans ce désert, pour mourir ici, nous et nos troupeaux ? Pourquoi nous as-tu sortis d’Égypte pour nous emmener dans cet endroit terrifiant ... ? »

Moïse s’adresse alors à D.ieu qui lui ordonne : « prends le bâton et rassemble le peuple, toi et Aharon ton frère. Et tu parleras au rocher devant leurs  yeux et il donnera de l’eau. »

Quand ils sont tous rassemblés devant « le rocher », Moïse s’adresse au peuple : « Écoutez, rebelles ! Ferons-nous jaillir de l’eau pour vous de ce rocher ? » Moïse lève sa main et frappe à deux reprises le rocher avec son bâton. L’eau jaillit et le peuple et le bétail se désaltèrent.

C’est alors que D.ieu dit à Moïse et Aharon : « Parce que vous n’avez pas cru en Moi, pour Me sanctifier aux yeux des Enfants d’Israël, vous ne conduirez donc pas cette congrégation dans la terre que Je leur ai donnée. »

Qu’avait fait Moïse de mal? Quel péché méritait une punition aussi terrible ?

Les commentateurs recherchent une réponse dans le texte.

Rachi (Rabbi Chlomo Yits’haki, 1040-1105) souligne que D.ieu avait ordonné à Moïse de parler au rocher et que Moïse le frappa. Aussi échoua-t-il à « sanctifier [D.ieu] devant les yeux des Enfants d’Israël » (extraire l’eau en ne faisant que parler aurait été un plus grand miracle).

Rambam (Maimonide : Rabbi Moïse ben Maimon, 1135-1204) offre une explication différente : la faute de Moïse consistait en ce qu’il se mit en colère et parla durement au peuple (son discours : « Écoutez, rebelles… »).

(Le Maître ‘hassidique Rabbi Lévi Yits’hak de Berditchev (1810-1740) propose ici une perspective intéressante : les explications de Rachi et de Rambam, avance-t-il, consistent en deux côtés d’une même pièce. Un tsadik (Juste parfait) n’est pas seulement le chef de son peuple mais aussi le maître de son environnement. Ces deux rôles sont étroitement entrelacés, le second découlant du premier. Si la relation d’un guide avec son peuple est aimante et harmonieuse, alors le monde physique donne également ses ressources pour qu’ils atteignent leur but. Mais s’il fait agir son influence avec de durs mots de reproche, alors il lui faudra se battre avec la nature à chaque détour et imposer par la force sa volonté au monde matériel.)

Ramban (Na’hamanide : Rabbi Moïse ben Na’hman, 1194-1270) trouve des difficultés dans les deux explications. Si Moïse n’était pas censé frapper le rocher, argue-t-il, pourquoi D.ieu lui demanda-t-Il de prendre son bâton ? La Torah répète ce geste, mettant encore l’accent sur le fait que « Moïse prit son bâton de la présence de D.ieu comme Il le lui avait enjoint ». A la lumière des instructions de D.ieu à Moïse, lors d’une occasion précédente, d’extraire de l’eau d’un rocher en le frappant (voir Chemot17, 6), n’était-il pas concevable que Moïse suppose que dans ce cas également son bâton devait avoir une fonction similaire ? Quant à l’explication de Rambam, il y a d’autres exemples où la Torah nous dit (plus explicitement encore que dans ce cas) que Moïse se mit en colère et apparemment pour des raisons moindres. Si aucune punition n’avait alors été décrétée dans ces cas, pourquoi ici en va-t-il autrement ?

Ramban offre son explication : Moïse commit une erreur en disant au peuple : « Ferons-nous faire jaillir de l’eau pour vous de ce rocher ? », des paroles qui peuvent paraître impliquer qu’extraire de l’eau d’un rocher est quelque chose que Moïse faisait plutôt que D.ieu. Au moment où un chef endosse une identité par lui-même et qu’il s’attribue personnellement ses réalisations, au moment où il vient représenter autre chose que la seule identité collective du peuple et sa relation avec D.ieu, il échoue dans son rôle. (Ramban conforte son explication dans les premiers mots de D.ieu à Moïse : « parce que vous n’avez pas cru en Moi… », impliquant par là que c’était un manque de foi plutôt qu’une désobéissance ou un accès de colère.)

Mais il existe un dénominateur commun entre ces interprétations et de nombreuses autres offertes par les commentateurs : le fait que, quel que soit le problème, cela n’était pas véritablement la question. A la base, D.ieu reproche à Moïse un détail technique. Et dans son argumentation avec D.ieu, Moïse le sent bien : « Tu m’as attrapé! ».

Le texte conforte sa plainte. Quarante ans plus tôt, s’était produit l’épisode des explorateurs, lors duquel la génération, qui était sortie d’Egypte et avait reçu la Torah, s’était révélée non désireuse et incapable de progresser à l’étape suivante du plan divin : entrer en Terre Sainte et en prendre possession. A cette époque, la Torah relate que D.ieu avait décrété que la génération entière (tous les hommes au-delà de vingt ans) mourrait dans le désert. Seuls deux hommes allaient échapper au décret : « en dehors de Kalev, fils de Yefounéh et Yehochoua fils de Noun » (les deux explorateurs qui avaient résisté au complot de leurs dix collègues- Bamidbar 14, 30).

Moïse, qui aspirait à entrer en Terre Sainte de toutes les fibres de son être, n’était pas coupable du péché des explorateurs aussi fallait-il trouver une autre raison pour l’en empêcher. Puisque « avec les Justes, D.ieu est aussi précis que l’épaisseur d’un cheveu », il n’était pas impossible de trouver un prétexte. Mais D.ieu avait déjà déterminé quarante ans plus tôt que la génération entière, y compris Moïse et Aharon, n’entrerait pas dans la Terre. « C’est un complot que Tu as fomenté contre moi », cite le Midrach, attribuant ces propos à Moïse s’adressant à D.ieu.

Mais pourquoi ? Si Moïse était innocent du péché de sa génération, pourquoi devait-il être décrété qu’il devrait partager leur sort ?

Un Midrach poignant offre la parabole suivante :

A un berger fut confié le troupeau du roi, pour qu’il le nourrisse et en prenne soin. Mais le troupeau se perdit. Quand le berger chercha à entrer au palais royal, le roi lui en refusa l’accès.  « Quand le troupeau qui t’a été confié sera retrouvé, toi aussi tu pourras être admis. »

Le plan originel voulait que les 600 000 hommes que Moïse avait sortis d’Égypte entrent dans la Terre. Mais cette génération resta dans le désert. « Tu en es le chef, dit D.ieu à Moïse. Leur sort est ton sort. »

Ce message est implicite dans les paroles de D.ieu qui suivent immédiatement le fait que Moïse a frappé le rocher : « ...c’est pourquoi vous ne conduirez pas cette congrégation dans la terre que Je leur ai donnée. » Le Midrache tire de ces mots : « cette congrégation », vous ne la conduirez pas ; mais celle-ci vous la conduirez. « Cette congrégation », la génération qu’affronta Moïse au rocher, n’était pas la génération de Moïse. Sa génération était enterrée dans le désert.

« Mais quand ils entreront dans la Terre, dit D.ieu à Moïse, et ils le feront, quand la Rédemption finale sauvera toutes les générations de l’histoire, alors tu les conduiras. »