Vois, Je vous donne aujourd’hui la bénédiction et la malédiction
Deutéronome 11,26
« La bénédiction et la malédiction » : tous les phénomènes et toutes les activités humaines semblent voués à être catégorisés dans l’une ou l’autre de ces définitions les plus élémentaires de la réalité. Un développement est soit positif, soit négatif, un événement est heureux ou tragique, un acte est vertueux ou inique.
En effet, le principe du « libre arbitre » – selon lequel l’homme a obtenu l’autonomie absolue quant au choix entre le bien et le mal – se trouve au cœur de la prémisse la plus fondamentale de la Torah : la vie humaine a un sens. Nos actes ne sont pas prédéterminés par notre nature non plus que par quelque loi universelle, mais sont le produit de notre volonté indépendante, faisant de nous de véritables « partenaires de D.ieu dans la création » dont les choix et les actions réalisent le développement continu du monde tel qu’envisagé par son Créateur.
Des philosophes et des théologiens de toutes les époques ont demandé : d’où vient cette dichotomie ? Le mal vient-il de D.ieu ? Si D.ieu est la source exclusive de tout et est l’essence du bien, peut-il y avoir du mal dans Son œuvre ? S’Il est l’unité et la singularité ultimes, peut-il exister une telle dualité dans Son potentiel ?
Pour reprendre les paroles du prophète Jérémie : « De la parole du Très Haut ne peut émaner à la fois le mal et le bien » (Lamentations 3, 38). Pourtant, la Torah déclare sans équivoque : « Vois, Je vous donne aujourd’hui la bénédiction et la malédiction » – Moi et personne d’autre, Je suis la source et le dispensateur de l’une et de l’autre.
Transmutation
Une méthode pour aborder la façon dont la Torah conçoit « la bénédiction et la malédiction » est de voir comment ce verset est restitué par les grands traducteurs de la Torah.
L’araméen, langue qui fut largement parlée par le peuple juif pendant quinze siècles, est la « deuxième langue » de la Torah. C’est la langue du Talmud et même de plusieurs chapitres bibliques. Il existe également un certain nombre de traductions araméennes importantes de la Torah, dont une rédigée à la fin du premier siècle de notre ère par Onkelos, un romain converti au judaïsme qui était un neveu de l’empereur Titus ; et une traduction écrite un demi-siècle plus tôt par le grand sage talmudique Rabbi Yonathan ben Ouziel.
Dans la traduction d’Onkelos, le mot hébreu kelalah dans le verset cité ci-dessus est traduit littéralement par « malédiction » (levatine en araméen). Mais dans la traduction de Rabbi Yonathan, le verset apparaît ainsi : « Voyez, je vous donne aujourd’hui la bénédiction et sa transmutation. » Le propos de l’auteur n’est pas simplement d’éviter le terme négatif de « malédiction » – il l’utilise lui-même trois versets plus tard (Deutéronome 11, 29), et dans un certain nombre d’autres endroits de la Torah où le mot kelalah apparaît. De plus, si Rabbi Yonathan voulait simplement éviter d’utiliser une expression négative, il aurait écrit « la bénédiction et son contraire » ou quelque autre euphémisme. Le mot araméen qu’il emploie, ‘hiloufa, signifie « échange » et « transmutation », ce qui implique que « la malédiction » est quelque chose qui découle de la bénédiction et est donc une forme alternative de la même essence.
Selon les paroles de nos sages, « Aucun mal ne descend du ciel », seulement deux types de bien. Le premier est un bien « flagrant » et évident – un bien qui peut seulement être perçu comme tel dans notre vie. L’autre est également bon, car rien d’autre que le bien ne peut « émaner du Très Haut », mais c’est un « bien caché », un bien qui dépend de la façon dont nous choisissons de le recevoir et de le percevoir. En raison du libre arbitre qui nous est accordé, il est en notre capacité de déformer ces bénédictions célestes en malédictions, de convertir ces énergies positives en forces négatives.
Onkelos est la plus « littérale » des deux traductions. Son but est de fournir à l’étudiant la signification la plus élémentaire du verset. Le verset, en hébreu, dit « la bénédiction et la malédiction », et Onkelos le rend comme tel en araméen. Quiconque cherche la signification profonde du négatif dans notre monde doit se référer aux textes de la Torah qui traitent de telles questions.
D’un autre côté, la traduction de Rabbi Yonathan ben Ouziel fournit une interprétation plus ésotérique de la Torah, intégrant de nombreuses idées midrashiques et talmudiques. Ainsi, au lieu d’appeler simplement « la malédiction » une malédiction, elle fait allusion à la véritable signification de ce que nous percevons comme étant du mal dans notre vie. En substance, Rabbi Yonathan nous dit que ce que D.ieu donne est bon ; mais D.ieu nous a accordé la capacité de faire l’expérience à la fois « de la bénédiction et de sa transmutation », de détourner Sa bonté vers des fins destructrices, D.ieu nous en préserve.
Cela explique également pourquoi Rabbi Yonathan traduit kelalah par « transmutation » dans le verset cité ci-dessus (verset 26) et dans un verset ultérieur (verset 28), alors qu’au verset 29 il traduit ce mot littéralement par « malédiction », à la manière d’Onkelos. À la lumière de ce qui précède, la raison de la différenciation est claire : les deux premiers versets évoquent D.ieu nous donnant à la fois une bénédiction et une « malédiction ». Or D.ieu ne donne pas de malédictions, seulement l’option et la capacité de « transmuter » Ses bénédictions. D’un autre côté, le troisième verset (« Et il arrivera, quand l’Éternel votre D.ieu vous aura amené dans le pays... Vous annoncerez la bénédiction sur le mont Guerizim et la malédiction sur le mont Eibal ») parle de notre formulation des deux chemins de la vie, où le « bien caché » peut être reçu et perçu comme une véritable « malédiction ».
La Galouth
À un niveau plus profond, les différentes perspectives sur la nature du mal exprimées par ces deux traductions araméennes de la Torah reflètent les circonstances spirituelles et historiques dans lesquelles celles-ci ont été produites.
La Galouth, l’état de déplacement physique et spirituel dans lequel nous nous sommes trouvés depuis la destruction du Saint Temple et notre exil de notre terre il y a près de deux mille ans, est une cause principale de la déformation de la bénédiction de D.ieu en « sa transmutation ». Lorsque le peuple d’Israël habitait la Terre Sainte et percevait la présence manifeste de D.ieu dans le Saint Temple de Jérusalem, la vérité divine constituait pour lui une réalité tangible. La bonté et la perfection intrinsèques de tout ce qui vient de D.ieu étaient ouvertement perceptibles et accessibles.
La Galouth, en revanche, est un état d’être qui voile et déforme la vision intérieure de notre âme, ce qui rend beaucoup plus difficile la relation avec l’essence divine dans chaque événement et expérience de notre vie. La Galouth est un environnement dans lequel le « bien caché » qui nous est accordé est trop facilement transmuté en négativité et en mal.
La traduction de Rabbi Yonathan ben Ouziel, également appelée « Traduction de Jérusalem »,1 fut élaborée en Terre Sainte dans la génération précédant la destruction du Temple. Le fait même qu’elle s’avéra nécessaire – que pour de nombreux Juifs la langue de la Torah n’était plus leur langue maternelle, et la parole de D.ieu n’était ainsi accessible que par l’intermédiaire d’une langue vernaculaire – témoigne de l’envahissement progressif de la Galouth. Le « bien caché » était déjà vécu comme autre chose qu’une expression de la relation aimante de D.ieu avec nous.
Pourtant, à l’époque de Rabbi Yonathan, le Saint Temple se tenait à Jérusalem. Le voile descendant de la Galouth était encore translucide, permettant la reconnaissance, sinon l’expérience, de la vraie nature de la réalité. On savait que ce que l’on percevait comme négatif dans la vie était une déformation de la bonté divine.
La traduction d’Onkelos fut écrite une génération plus tard, par le neveu de l’empereur romain qui détruisit le Saint Temple et conduisit le peuple d’Israël en exil. À l’époque d’Onkelos, la Galouth s’était intensifiée au point que la réalité dominante était celle d’un monde dichotomisé par le bien et le mal, un monde dans lequel le « bien caché » étant simplement considéré comme étant « la malédiction ».
Mais c’est précisément un tel monde qui offre le summum du libre arbitre, ce qui, à son tour, confère une véritable importance et un sens accru aux actes de l’homme. C’est précisément un tel monde qui offre le plus grand – et le plus gratifiant – défi : révéler la bonté, l’unité et la perfection sous-jacentes de la création de D.ieu.
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