Avec tous les préparatifs de dernière minute, nous avions enfin dressé la table du Séder une bonne heure après l’heure prévue. Pourtant, certains de nos invités n’étaient pas encore arrivés. Nous avons décidé de commencer le Séder en pensant que, lorsqu’ils arriveraient, nous les ferions rapidement rattraper « le programme » de la soirée. Nous avons ainsi enchaîné Kadech, Oure’hats, Karpass, Ya’hats et nous arrivions à Magguid, le récit de la sortie d’Égypte.

Mon plus jeune fils chantait le Ma Nichtana : « Pourquoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ? » quand on frappa à la porte. Les retardataires étaient enfin arrivées. De ma place à table, je reconnus l’une d’entre elles, Léa qui expliquait à mon épouse que, sur le chemin vers notre maison, avec son amie elle avait rencontré deux personnes qui cherchaient où passer le Séder. Pouvions-nous les inviter ?

Bien entendu, nous avons accepté : c’était deux israéliens d’une vingtaine d’années. Je leur tendis une Kippa à chacun et nous avons arrangé les chaises afin qu’ils puissent s’asseoir à côté de moi.

Assaf venait de Tel-Aviv. Ses cheveux teints, longs comme l’exil, recouvraient ses boucles d’oreilles. L’aspect extérieur de Benny ne reflétait pas son origine. Il avait habité à Jérusalem, dans le Rova Hayehoudi, le quartier juif de la vieille ville, à quelques mètres du Mur Occidental durant ses quinze premières années. Il fut un temps où il arborait de longues peot bouclées. Il avait étudié quelque temps dans une Yechiva dont il avait retenu quelques expressions en yiddish, il avait travaillé dans une usine de Matsot Chmourot et se souvenait des cris « Vite, vite ! » dès que l’eau était mélangée à la farine. Mais cela, c’était à des années lumière, sans doute sur une autre planète…

Maintenant il habitait en Floride, dans un camion. Il était routier et transportait des marchandises le long de la Côte Est des États-Unis. Cela faisait six ans qu’il n’avait pas participé à un Séder.

De temps en temps, il changeait d’équipier. C’est ainsi qu’il avait connu Assaf.

Aujourd’hui, c’est Pessa’h. Six ans, c’est bien trop long pour n’importe lequel des Quatre Enfants qui ne participe pas au Séder. Benny récite le Kiddouch avec facilité bien sûr ; comme il est content ! Les mots coulent de sa bouche. Nous attendons patiemment que les invités nous rattrapent dans l’ordre de la cérémonie.

Assaf est ici dans son élément. Il apprécie la nourriture, l’ambiance, le vin… Benny est rayonnant, vraiment heureux. Il aide fièrement son nouvel ami à parcourir la Haggadah, lui explique les différentes étapes. Il nous raconte des bribes dont il se souvient de la maison de son père, il y a si longtemps… Ra’htsa, Motsi, Matsa, Maror, Korekh et enfin Choul’hane Orekh ! Le repas est servi !

Maintenant nous pouvons bavarder. Je demande à Benny : « Comment as-tu trouvé ma maison ? Où as-tu rencontré Léa et ses amies ? »

Benny explique qu’il voulait participer à un Séder. Comme il ne connaissait personne à New Haven, il était entré dans deux bars pour demander où se trouvait le quartier juif. Quelqu’un lui suggéra : Whalley Avenue. Il l’écouta, descendit et remonta une dizaine de fois Whalley Avenue : demi-tours, longer les trottoirs, marche arrière au volant de son gros camion jusqu’à ce qu’il aperçoive des piétons : « A la façon dont ces filles étaient habillées, j’ai immédiatement compris qu’elles étaient juives. Je me suis arrêté à leur hauteur et je suppose que je les ai effrayées quand j’ai sauté du haut de mon camion juste devant elles… » commente-t-il en riant.

Tsafoun… Béra’h… Benny et Assaf m’accompagnent pour ouvrir la porte et accueillir Eliahou Hanavi, le prophète Élie. Je leur rappelle que de même que nous ouvrons nos portes ce soir-là, de même D.ieu nous ouvre les portes du Ciel. Silencieusement je prie pour que D.ieu ouvre les portes aussi largement que les cœurs et les âmes de ces deux Juifs qui ont frénétiquement cherché où célébrer la fête de notre libération. Hallel, Nirtsa…

Après la quatrième coupe de vin, Benny et Assaf se lèvent, heureux de pouvoir garder les Kippot que nous leur avons données, promettant de les porter plus souvent à l’avenir. Benny promet qu’il va téléphoner à son père à qui il n’a pas parlé depuis un an et il lui racontera qu’il a célébré le Séder. Cela le rendra heureux. Je leur souhaite toutes les bonnes choses possibles et les invite à revenir nous voir aussi souvent qu’ils le désirent.

Une fois qu’ils sont partis, Léa ressent le besoin de s’excuser d’avoir invité de parfaits inconnus dans notre maison : « Les deux amies qui devaient m’accompagner ont décidé d’aller ailleurs alors j’ai pensé que vous auriez de la place et de la nourriture pour eux. » Elle ne réalise pas combien nous sommes heureux d’avoir eu l’immense mérite d’héberger deux Juifs, deux trésors venus de la Terre Sainte.

Léa continue de s’excuser d’être arrivée en retard : « C’est de sa faute, dit-elle en pointant du doigt son amie, elle est toujours en retard ! » Doucement je la reprends : « Ce n’est la faute de personne ! Peut-être effectivement son amie était en retard mais, de fait, c’est plutôt « Sa » faute, c’est sûrement D.ieu qui les a fait partir tard. Mais non, ce n’était pas en retard ! Elles étaient juste à l’heure ! Juste à l’heure pour amener deux Juifs à la table du Séder ! »

Rav Yossi Hodakov – Westville, Connecticut - L’Chaim