Il y a plus de sept cent cinquante ans vivait en France un renégat du nom de Nicolas Donin. Ce renégat consacra toute sa vie à calomnier le peuple juif dont il était issu. En ces temps obscurs, il n’était pas difficile de porter une accusation sans fondement contre un homme innocent et de le brûler vif. S’il s’agissait de Juifs, de telles calomnies pouvaient facilement les mener à leur perte. Ce Nicolas vit donc s’ouvrir devant lui un vaste champ pour les desseins diaboliques qu’il nourrissait et il passa son temps à ourdir des complots propres à susciter la populace à organiser des pogroms contre les Juifs sans défense.
Non content de ces provocations, il entreprit une vaste campagne contre l’âme juive. Ce qu’il voulait à tout prix, c’était ravir à ses anciens coreligionnaires la foi d’airain qu’ils avaient acquise par l’étude de la Torah, et il multipliait ses attaques contre le Talmud. Ses dénonciations et les fausses accusations qu’il lançait contre le Talmud parvinrent aux instances supérieures de l’Église et jusqu’au Pape lui-même. Donin réussit à le convaincre de la nécessité d’ordonner une controverse publique entre lui et les représentants du judaïsme, controverse dans laquelle il se dit fort de prouver que toutes ses attaques contre le Talmud avaient un solide fondement.
La controverse eut lieu à Paris en 1240 de l’ère vulgaire, en présence du roi Saint Louis, de la reine Blanche et de plusieurs hauts dignitaires de l’Église.
Le renégat Donin s’appliqua à démontrer que le Talmud était pernicieux au monde et qu’il fallait absolument en interdire l’étude et le brûler. Mais les représentants juifs avec à leur tête le grand savant Rabbi Ye’hiel de Paris repoussèrent toutes ces fausses accusations et attirèrent l’attention de l’assemblée sur la sagesse divine qui émane de chaque mot du Talmud. Le roi et la reine furent enthousiasmés par l’intelligence des représentants juifs et le renégat Nicolas subit un échec cuisant.
Ceci eut pour effet de le rendre plus aigri que jamais et il continua à harceler les dignitaires de l’Église qu’ils interdisent le Talmud. Pendant quatre années Nicolas Donin ourdit son sombre projet jusqu’à ce qu’il réussit à obtenir de la part du roi un décret prescrivant l’anéantissement par le feu de tous les écrits talmudiques. C’est alors que commença une chasse farouche sur toutes les écoles talmudiques dans tout le royaume, mais surtout à la yéchiva parisienne, dirigée par le vieil érudit Rabbi Ye’hiel.
Vendredi, la veille du Chabbat, on amena dans vingt-quatre chariots tous les traités talmudiques dont on avait pu s’emparer et on en fit un bûcher sur la place de Paris (tout comme les hitlériens l’ont fait à notre époque). Nicolas Donin était le premier à jeter au feu les mêmes livres saints qu’il avait autrefois étudiés. Ce renégat observa, non sans manifester un plaisir farouche, les Juifs de Paris brisés dans le fond de leur cœur, pleurant toutes leurs larmes au point qu’elles auraient pu éteindre le bûcher allumé. Quelques-uns parmi eux étaient même prêts à se jeter dans le feu pour sauver quelques livres saints, mais le chemin était barré par des soldats armés mis en faction.
Une idée « merveilleuse »
Quelques années passèrent depuis cet horrible événement, mais Nicolas Donin n’éprouvait aucun remords, bien au contraire. Le renégat pensa qu’il était temps de mettre en circulation une autre calomnie contre les Juifs. Il comprit en fin de compte qu’il n’avait réussi à brûler que les parchemins : le Talmud restait intact. Les paroles saintes voltigeaient dans l’air. Les Juifs continuaient à apprendre le Talmud par cœur et cherchaient à acquérir des exemplaires rescapés du feu malgré le danger qu’une telle recherche entraînait.
Et il eut soudain une idée « merveilleuse ». La fête de Pessa’h approchait et une bonne occasion s’offrait à la mise en circulation d’une accusation de meurtre rituel. En Angleterre, en Allemagne et en France même, ce genre d’accusation avait déjà fait son œuvre en provoquant des pogroms sanglants contre les Juifs. Il se rappelait lui-même les quelques procès de meurtre rituel qui s’étaient déroulés douze ou quinze ans auparavant. Donin ne perdit pas son temps et il se rendit dans la petite ville de Valréas où il connaissait un curé qui était ennemi des Juifs au même degré que lui-même. Il lui confia son projet. Le curé se dit satisfait et lui promit toute son aide dans l’exécution de ce plan meurtrier.
Vint le soir de Pessa’h. Dans la maison du rabbin, tout était prêt à recevoir la fête : l’appartement était fraîchement blanchi à la chaux et une chaude clarté émanait de toute part. Le vieux rabbin était à l’office et sa femme, occupée dans sa cuisine à préparer le Séder. Elle remerciait D.ieu de ce qu’elle ne manquait de rien : il y a du vin pour les Quatre Coupes, du poisson, de la viande, non seulement pour la famille, mais suffisamment pour les invités que son mari, le rabbin, ne manquerait pas de faire assister au Séder.
En effet, le rabbin arriva sur ces entrefaites, de retour de la Synagogue, accompagné de plusieurs invités et il se mit à table pour commencer le Séder.
Mais il y avait quelque chose dans le cœur du rabbin qui l’oppressait. Un souci indéfinissable l’accablait. Il s’efforça de s’en dégager et il y parvint. Il entonna le Kidouch dans une sainte atmosphère de fête et une sereine harmonie envahit son cœur...
Puis, après le repas, lorsque ce fut le moment de dire « Chefokh ‘hamatekha » (« Déverse Ton courroux »), son petit-fils alla ouvrir la porte. Une bouffée d’air printanier lui rafraîchit le visage qu’il tendit au-dehors pour admirer la pleine lune. Mais il s’effraya un peu, car soudain il eut l’impression de voir quelqu’un de l’autre côté de la rue... qui disparut vite dans l’ombre.
Un observateur de marque
Le garçonnet fit un geste de la main, se disant que ce n’était rien. Il récita le « Chefokh ‘hamatekha » avec ferveur, les larmes aux yeux. À son âge déjà, il savait quelles étaient les rigueurs de l’exil juif.
Mais en réalité, il n’avait pas eu une fausse impression en croyant voir quelqu’un dehors. Il y avait bien quelqu’un dans la rue qui observait le déroulement du Séder dans la maison du rabbin. Et en dessous de ses habits pauvres et usés, il portait de magnifiques vêtements de pourpre et d’or, l’uniforme de l’homme le plus puissant de l’époque, celui qui faisait trembler princes et rois ; ce n’était autre que le Pape Innocent IV en personne !
Déguisé en pauvre paysan, le Pape désirait connaître de visu les coutumes juives. Il se trouvait justement en cette ville à ce moment-là et il ne put résister au désir de voir les Juifs fêter le Séder. Il se déguisa donc et se faufila dans le Ghetto, se cachant à un endroit non éclairé juste en face de la maison du rabbin sans perdre des yeux un seul de ses gestes. Il fut ébloui par l’ambiance de sainteté qui régnait au Séder. Chaque rite le fascinait, chaque prière l’impressionnait.
Nicolas au travail
« Comment est-ce possible, se demanda le Pape, que je me laisse persuader par des renégats comme Nicolas Donin à persécuter des hommes aussi paisibles, honnêtes et saints que les Juifs ? » Il se retint avec peine, lorsque la porte de chez le rabbin s’ouvrit soudain, d’entrer en plein Séder pour implorer le rabbin le pardon pour toutes les misères qu’il avait, volontairement ou non, fait endurer au peuple juif, mais c’eût été indigne à la face du monde ! Aussi alla-t-il un peu plus loin, pour continuer son observation...
Soudain, le Pape entendit marcher furtivement. Il se cacha de nouveau dans l’obscurité, curieux de voir qui pouvait bien venir là en pleine nuit. Les pas s’approchaient prudemment, et le Pape put bientôt distinguer deux hommes traînant un sac fort pesant. À côté de la maison du rabbin, les deux hommes s’arrêtèrent et jetèrent un regard alentour. Puis, se faufilant par le porche, ils s’enfuirent dans l’obscurité.
Retenant son souffle, le Pape voulut voir ce qui se passait là. Traversant l’étroite ruelle, il entra dans la cour, puis atteignit l’étable où les deux hommes étaient cachés dans le foin. Il se dirigea vers eux et leur dit tout bas :
– Ne craignez rien, je suis Chrétien comme vous ; je suis un pauvre mendiant. Il faut que je trouve quelque chose à voler de chez les Juifs. Mais vous, vous avez apporté quelque chose. Ah ! Je vois. Vous préparez une accusation de meurtre rituel.
– Tais-toi, imbécile, lui dit l’un des comparses, sinon je te tue !
– Ne vous en faites donc pas, vous voyez bien que je suis un bon Chrétien. Dites-moi seulement où avez-vous pris le corps ?
– Tu as la langue trop longue, lui répondit le premier complice.
Mais l’autre l’interrompit : « Il n’y a rien à lui cacher, il est des nôtres. »
Et s’adressant au Pape déguisé, il dit :
– Espèce d’idiot, nous avons simplement déterré un corps au cimetière. Après en avoir rendu le visage méconnaissable, nous l’avons amené ici. Demain nous en ferons tout un scandale : mon compère feindra qu’une fillette lui aura été enlevée. Tu comprends la suite ?
Le Pape reconnut de suite à sa voix Nicolas Donin. N’en laissant rien paraître, il enchaîna :
– Bien sûr, je comprends. Mais, mes frères, tout homme a besoin de vivre. Si vous voulez que je me taise, excusez-moi, il faut me payer pour cela.
La condamnation
– Mais je n’ai pas d’argent sur moi, répondit le renégat.
– Dans ce cas, exigea le Pape, remets-moi un objet en gage. Je te le présenterai demain et te le remettrai contre le paiement de mon silence.
Un instant le renégat fut à court de réponses, puis il retira sa bague et la remit au Pape. « Demain matin, viens me trouver chez le curé de la ville. Contre ma bague, je te remettrai une somme d’argent qui te dispensera de mendier dorénavant. Maintenant, file d’ici.
Dans la communauté juive de Valréas, ce Pessa’h fut privé de son ambiance de fête. Le lendemain du Séder, le Ghetto fut envahi par une horde de chrétiens à la recherche de la fillette « disparue ». À leur tête, Nicolas Donin s’écriait : « Certainement, ce sont les Juifs qui l’ont assassinée ! » À la fin, ils trouvèrent un cadavre dans l’étable, à côté de la maison du rabbin.
On arrêta de suite le rabbin et les notabilités de la communauté et on les condamna sur-le-champ à être brûlés vifs.
Dans la salle du jugement, étaient présents le Pape, ses cardinaux et beaucoup de hauts fonctionnaires ecclésiastiques. Lorsque l’arrêt de mort fut prononcé contre les victimes de cette machination, les Juifs arrêtés et enchaînés à tort, Nicolas Donin prononça un discours fulgurant, demandant que l’on ne se contente pas de punir les assassins que l’on venait d’arrêter, mais que l’on tue tous les Juifs.
À ce moment-là, le Pape se leva et le silence se fit dans toute la salle. Puis il se dirigea lentement vers Nicolas Donin qui s’attendait à ce que le Pape le félicitât pour son discours. Au contraire, le Pape l’apostropha : « Toi, ordure ! Comment oses-tu prétendre au titre de Chrétien ! Reconnais-tu cette bague ? Oui, c’est le roi de France qui t’en a fait cadeau pour tes “bons services”. Rappelle-toi un peu quand tu me l’as donnée ! »
Livide, mort de frayeur, le renégat se jeta aux genoux du Pape, implorant sa pitié. Mais le Pape le repoussa avec dégoût, puis raconta toute l’histoire qui s’était déroulée pendant la nuit du Séder.
On délivra immédiatement les captifs et, à leur place, on appliqua l’arrêt de mort au renégat Nicolas Donin et à ses complices.
Cette année-là, le Pape adressa une bulle à tous les cardinaux et évêques, leur interdisant à tous de donner suite à quelque accusation que ce soit de meurtre rituel. Et, jusqu’à la fin de sa vie, le Pape Innocent IV garda une admiration profonde à l’égard des Juifs. Tout ceci grâce au magnifique Séder qu’il avait pu personnellement observer chez le rabbin de Valréas.
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