De plus en plus, notre équipe de « Questions au rabbin » reçoit des questions concernant le massacre brutal survenu lors du dernier Sim’hat Torah. Comment allons-nous le commémorer ? Comment pouvons-nous danser, chanter et célébrer en gardant en mémoire ce qui s’est passé ce jour-là ? N’est-ce pas le but de la cérémonie de Yizkor ? Devrions-nous tous réciter le Yizkor ?

Certaines de ces questions sont en partie halakhiques. Nous pouvons fournir une réponse rapide à celles-ci. Mais pour toutes les questions, il doit y avoir un espace pour la discussion. La diversité des expériences humaines subjectives doit être prise en compte. Chacun de nous vit les choses différemment, ce qui signifie que la célébration et le deuil ont des significations différentes selon les personnes.

En tout état de cause, je ne crois pas que notre rôle en tant que rabbins se limite à être de simples mécanismes de Questions-Réponses. Il s’agit plutôt de faciliter l’étude et la compréhension, et à nous aider tous à approfondir notre perception de ce que signifie être juif.

Voyons donc de quelle manière les Juifs ont géré ce genre de situations par le passé – et il n’en manque pas – et tâchons d’y trouver des lignes directrices.

Commémoration contre commisération

En premier lieu, une observation générale :

La commémoration est quelque chose de très juif. La commémoration, cependant, n’est pas la commisération. La commémoration nous soutient en tant que peuple. La commisération, en revanche, nous étrangle.

Le judaïsme repose sur une mémoire collective qui nous unit, une histoire qui nous explique à nous-mêmes. Nous vivons à l’intérieur d’une histoire comme d’autres vivent à l’intérieur d’un pays.

Emmenez un Italien hors d’Italie, et en une ou deux générations, vous avez retiré l’Italie de l’Italien. Un Juif, peu importe où il se trouve dans le monde, reste un Juif. Mais un Juif qui se détache du récit juif est comme un poisson hors de l’eau, un homme sur la lune sans scaphandre.

Cela ne signifie pas que nous vivons dans le passé. Au contraire, ce qui est fascinant dans cette histoire, c’est qu’elle concerne bien plus nos enfants que nos ancêtres.

De fait, c’est avec le souvenir d’un événement qui n’était pas encore arrivé que nous sommes devenus une nation. C’est la mère de toutes les mémoires juives, revisitons-la donc.

Lorsque nos masses se sont rassemblées pour quitter l’Égypte, alors que le point culminant de l’histoire était sur le point de se dérouler, la grande marche en avant n’était encore qu’un rêve, et la Terre Promise un voyage lointain. Brillamment, Moïse s’adressa au peuple et leur dit : « Souviens-toi de ce jour. »1 Souviens-toi de ce moment présent pour ce qu’il signifiera pour tes enfants qui ne sont pas encore nés.

Moïse ne nous a pas dit de veiller à ce que nos enfants sachent comment l’Égypte nous a dupés et opprimés. Il ne nous a pas exhortés à ne jamais oublier la souffrance et le traumatisme que nous avons traversés. Il n’a pas dit : « N’oublie jamais la brûlure du fouet de Pharaon ! » Il nous a dit de nous souvenir du jour où nous avons laissé tout cela derrière nous.

Il nous a dit, en d’autres termes, que la commémoration du passé ne concerne pas du tout le passé. Elle concerne l’avenir. C’est une histoire que nous racontons à nos enfants pour qu’ils sachent qui ils sont et pour qu’ils portent notre vision en avant.

Quand les adultes oublient l’histoire

La commisération, en revanche, est entièrement tournée vers le passé. Et elle nous y enterre.

Quand j’étais enfant, notre communauté a construit un grand et beau centre communautaire juif. Je me souviens, étant adolescent, être entré par les imposantes portes en aluminium et en verre. La première chose qui m’a frappé fut une immense fresque représentant des squelettes et des figures faméliques derrière des barbelés.

Finalement, un salon pour les jeunes a été aménagé. La fresque y a été déplacée, couvrant tout un mur. Quelqu’un dans l’administration pensait que c’était le meilleur moyen d’inciter la jeune génération à être de bons Juifs. Mais pour moi, ce n’était qu’une source supplémentaire de cauchemars.

Et cela nous piquait tous d’une question qui démangeait profondément à l’intérieur, même si elle n’était jamais exprimée : Pourquoi voudrais-je faire partie d’un peuple souffrant, persécuté, un peuple qui se présente comme des ossements desséchés dans une cage de fil de fer ?

Les adultes avaient clairement oublié l’histoire. La gloire de la libération d’Égypte, la promesse de retourner dans la terre qu’ont parcourue Abraham, Isaac et Jacob, l’alliance avec le Créateur des Cieux et de la Terre pour être une nation sainte – tout cela avait été relégué à la poubelle des légendes et de la mythologie pour Charlton Heston et Cecil B. DeMille.

Tout ce qu’ils avaient encore à offrir était une souffrance sans signification. Parce qu’ils étaient restés bloqués dans le passé.

Betar et l’action de grâce

Comment, alors, les Juifs doivent-ils commémorer un massacre ?

L’un des massacres les plus horribles de Juifs, perpétré dans des circonstances désastreuses, fut la boucherie commise par les Romains dans la grande cité de Betar. Elle se produisit 52 ans après la dévastation de Jérusalem et la destruction du Second Temple.

Le Talmud de Jérusalem décrit une scène où la cavalerie romaine répandait sadiquement le sang de chaque homme, femme et enfant jusqu’à ce que leurs chevaux en soient immergés jusqu’aux naseaux. Ce massacre était une mesure calculée de l’Empire, non seulement pour écraser la révolte de Bar Kokhba, mais aussi pour éteindre les dernières braises d’espoir de notre nation.

Mais cela n’a pas fonctionné. Vous pouvez en attribuer le mérite à la sagesse et à la prévoyance de nos sages de l’époque.

Le Talmud explique que l’empereur Hadrien interdit cruellement aux Juifs d’enterrer les cadavres de Betar. C’est seulement plusieurs années plus tard que l’empereur Antonin, un monarque bienveillant, accorda l’autorisation. Par miracle, les corps ne s’étaient pas décomposés.

Jusque-là, seules trois bénédictions étaient récitées dans le birkat hamazone, l’Action de grâce après un repas. Les sages de Yavné en ajoutèrent alors une quatrième pour remercier D.ieu d’avoir préservé les corps et permis de leur assurer un enterrement digne.

Comment commémorons-nous le massacre de Betar dans nos prières ? Chaque fois que nous remercions D.ieu pour la nourriture et la bonne terre qu’Il nous a données, nous incluons une longue bénédiction louant D.ieu « hatov vehametiv – qui est bon et fait le bien. »

Et nos larmes ? Notre horreur ? Notre indignation envers D.ieu – s’Il est si bon, comment a-t-Il pu permettre que cela se produise ?

Ils mirent tout cela de côté. Parce qu’ils savaient que l’existence même de notre nation était en jeu. Les larmes et l’indignation ont leur place, mais elles ne sauveront pas un peuple de l’extinction. La gratitude pour chaque rayon d’espoir, elle, le peut.

Nos sages savaient : Quand vous racontez l’histoire, pensez à ce que vos enfants entendront.

Le deuil pour l’avenir

J’irai jusqu’à dire que nous ne commémorons pas les tragédies. Nous ne commémorons jamais le passé pour le passé. Nous commémorons le passé pour l’avenir qu’il engendrera.

Qu’en est-il de Tichea Béav ?

Le jour où le Temple fut détruit deux fois dans l’histoire, d’abord par les Babyloniens, puis par les Romains, nous nous asseyons par terre, jeûnons et lisons des lamentations. Nous évitons toute activité qui apporte de la joie, y compris toute étude de la Torah qui ne concerne pas la destruction. Nous incluons des lamentations composées après les massacres des Croisades – car les Juifs de cette époque voyaient leurs souffrances comme une conséquence de notre exil. Pour la même raison, certains incluent des lamentations composées après la Shoah.

Néanmoins, Tichea Béav n’a rien à voir avec la commémoration du passé. Il concerne entièrement l’ici et maintenant. Et il en va de même pour tous les jours de jeûne du calendrier.

Les sages du Talmud disent : « Si le Temple n’est pas reconstruit de votre vivant, c’est comme s’il avait été détruit de votre vivant. »2 Tant que nous n’avons pas de noyau spirituel, nous restons un peuple en quête de son âme. C’est-là l’essence de notre exil – l’exil de notre état d’être authentique.

Cela se trouve également au cœur de chaque tragédie qui nous est arrivée – c’est pourquoi nous regroupons tous les deuils pour tous ces événements en un seul jour. Tout tourne autour de cette quête de notre âme perdue.

Pour quelle autre raison visiterions-nous le Mur occidental à Jérusalem ? Le reste du monde visite ses monuments historiques pour voir ce qui s’y trouve. Nous visitons celui-ci pour voir ce qui manque.

À Tichea Béav, nous ressentons la douleur de cette perte plus intensément que tout autre jour, comme si les légions romaines mettaient le feu à Jérusalem sous nos yeux. La douleur a un but. Elle est un signal que quelque chose ne va pas et doit être guéri.

À Tichea Béav, nous cessons de masquer notre douleur, nous retirons les bandages des distractions et nous nous exposons pleinement à la douleur d’un vide intérieur partagé. Nous ressentons la perte de quelque chose d’essentiel pour notre peuple dans son ensemble et pour chacun de nous en tant qu’individus, et nous revenons à nous-mêmes.

Comme l’a dit un jour le Rabbi, Rabbi Mena’hem Mendel Schneerson :

Imaginez la scène : Ils mettent le feu au Saint Temple. À proximité se tient un Juif – un Juif ordinairement sans émotion, un Juif complètement insensible – qui assiste à la destruction en temps réel.

Sans aucun doute, il renverserait son monde entier pour faire tout ce qu’il peut pour arrêter cela !

Dit notre Torah – la Torah de vérité, la Torah qui guide la vie : Renverse ton monde aujourd’hui !

Fait ironique, mais poignant : Tichea Béav est appelé un mo’ed – c’est-à-dire, une fête ou un moment spécial. Pour moi, cela a toujours semblé surréaliste et incongru, voire paradoxal : avec toutes les pratiques de deuil, il y a certaines pratiques qui marquent le jour comme un jour joyeux.

Le grand kabbaliste, Rabbi Its’hak Louria, expliqua qu’il s’agit en effet d’une fête joyeuse qui n’a simplement pas encore éclos de sa coquille. Une fois que le Machia’h viendra et que nous aurons achevé la réparation de tout ce qui a été brisé, les jours de jeûne de l’année deviendront des fêtes, et Tichea Béav sera la plus joyeuse de toutes.

Ce sont là l’optimisme, l’espoir et la foi avec lesquels nous avons vécu pendant tous ces milliers d’années. À chaque désastre, nous nous concentrons sur ce qui doit être fait d’urgence aujourd’hui pour réparer ce qui a été brisé. Dans chaque tragédie, nous voyons l’opportunité d’un avenir encore plus joyeux.

La joie du Yizkor

Il en va de même pour un yartzeit. Nous honorons la mémoire de ceux qui ont quitté ce monde pour l’autre en dirigeant les prières, en étudiant un peu de Torah en leur nom, et en donnant de la charité en leur nom. Nous les aidons à atteindre une place plus élevée dans le monde supérieur en nous élevant nous-mêmes dans ce monde.

Nous vivons la Torah de vie, et la vie signifie faire quelque chose maintenant pour l’avenir. La joie de Sim’hat Torah est un message puissant pour nous et pour nos enfants : nous sommes vivants. Notre Torah est vivante. Nous célébrons notre judaïsme, notre Torah, nos vies. Quoi qu’il arrive.

Oui, nous disons aussi Yizkor, en commémoration des proches qui ont rejoint l’autre monde. Et cela aussi se fait dans la joie. Une joie certes solennelle, mais profonde : la joie de ne pas avoir perdu notre lien avec eux. C’est pourquoi seuls ceux qui ont un père ou une mère dans l’autre monde sont autorisés à rester dans la synagogue – car pour les autres, il n’y a pas cette joie,3 et le Yom Tov, il ne peut y avoir que de la joie.

À travers le feu et les grandes eaux

C’était le soir de Sim’hat Torah, en 1969, et Tzvi Hersh Gansbourg, seulement six jours plus tôt, avait perdu sa femme, emportée par une leucémie. Il amena ses cinq enfants dans une petite synagogue d’East Flatbush et dansa avec joie, une joie qui contamina même les plus lugubres des fidèles, une joie sincère et intérieure qui alluma d’autres âmes.

Ayant épuisé toute la foule dans cette choul, Tzvi Hersh se rendit au 770 Eastern Parkway. Là, le Rabbi et ses ‘hassidim se préparaient encore pour les hakafot, le Rabbi prononçant des paroles de Torah avec des pauses pour des chants et des lé’haïm. Tzvi Hersh était l’homme qui commençait toujours le prochain chant, donc tous les regards étaient tournés vers lui, tous bien conscients de ce qu’il avait traversé.

Sa voix forte mais douce commença un chant russe défiant la fatalité :

Mi vadiom nye patonyem, i v’agniom nye s’gorim !

Dans l’eau nous ne nous noierons pas, et dans le feu nous ne brûlerons pas !4

La foule, enflammée par son feu, chanta la chanson avec ferveur. Le Rabbi le fixa d’un regard perçant, puis se leva d’un bond, repoussa sa chaise, et se mit à battre des mains en dansant sur place, attisant les flammes de chaque âme dans la pièce.

Nous, le peuple juif, sommes le buisson ardent qui ne se consume jamais. Dans l’eau, nous ne nous noyons pas. Dans le feu, nous ne brûlons pas. Nous sommes ici jusqu’à ce que toute l’obscurité du monde disparaisse. Nous danserons et chanterons ce Sim’hat Torah et chaque Sim’hat Torah jusqu’à ce que le monde entier danse avec nous.