Je me détends sur mon divan en regardant Chira, ma fille de onze ans, patiemment instruire le bébé Sarah Léa sur la meilleure façon de faire une tour avec ses cubes. Mais cette paix tranquille vole soudain en éclats. Sarah Léa a aperçu un objet intriguant – et pointu – sur une étagère élevée. Elle tente de grimper pour l’attraper, mais, au dernier moment, sa vigilante grande sœur le pousse hors de sa portée. Pour Sarah Léa, c’est un drame insoutenable et elle éclate en sanglots. Chira se met immédiatement en action et trouve un nouveau livre plein de couleurs à lire à sa petite sœur.
En quelques instants, une crise a été évitée et Sarah Léa se pelotonne confortablement sur les genoux de Chira, captivée par l’histoire qu’elle lui raconte.
Cette scène m’a rappelé comment il y a seulement quelques semaines j’ai amené Sarah Léa chez le pédiatre pour son vaccin. Elle a d’abord hurlé à cause de la piqûre, mais, un instant plus tard, elle était absorbée à déguster la sucette que j’avais apportée à cet effet, sa tête doucement posée sur mon épaule.
Les tout-petits, plus que les autres enfants, sont connus pour leurs changements d’humeur. Ils peuvent passer d’une béatitude absolue au sujet d’un nouveau jouet à un état de détresse totale si quelque chose leur est refusé. Et vice versa.
Cela ne veut pas dire que la douleur de Sarah Léa n’était pas réelle. Au moment où cet objet lui a été retiré, c’est son monde entier qui s’était écroulé. C’était en soi quelque chose d’insignifiant, mais, à ce moment-là, c’était pour elle l’objet d’une passion, d’un besoin et d’une obsession.
Elle n’a pas cherché à comparer la valeur de cet objet à celle de l’amour infini que ses parents lui portent. Elle n’a pas pensé au doux foyer qui l’entoure, à ses multiples jouets ou à toutes les autres choses – tellement plus merveilleuses – qui constellent sa vie. Pour elle, le monde s’était soudain effondré parce qu’elle n’avait pas pu obtenir ce petit objet qu’elle désirait tant.
D’un autre côté, alors même qu’elle souffrait d’une douleur physique suite à la piqûre du docteur, le bonbon convoité l’a immédiatement distraite, lui permettant d’oublier ses malheurs. Son approche des choses est soudain devenue euphorique simplement par l’acquisition d’une sucette.
C’est un fait : un petit enfant est prisonnier de l’instant présent. Il ne peut pas voir au-delà.
Le contexte passé et futur lui est inaccessible parce que son esprit n’a pas suffisamment mûri pour assimiler la continuité du passé dans le présent ou la notion d’un avenir. Il ne peut pas non plus mettre en perspective le contexte : Sarah Léa ne pouvait pas comparer ce plaisir refusé avec tous les autres jouets et objets qu’elle possède. Comme tous les petits enfants, elle ne voit que ce qui se trouve devant elle : cet instant, ce jouet-ci, cette sucette-là.
Sarah Léa a une vision et une perception fragmentaire.
Et alors que j’étais assise là, sur mon divan, à observer les changements d’humeur de Sarah Léa, je me suis mise à penser à ma propre perception limitée. La semaine dernière, par exemple, j’ai eu une mauvaise journée : tout allait de travers et j’étais d’humeur plutôt austère. Mais, à la fin de la journée, un petit cadeau et un mot gentil ont renversé la situation et mon humeur à soudain viré à l’optimisme enthousiaste, exactement comme pour mon bébé.
Comment ai-je pu passer si facilement d’une humeur morose à un état quasi jubilatoire ? C’est parce que les adultes aussi ont une vision fragmentaire – qui ressemble à celle de l’enfant – due au fait que nous vivons en galout.
« Galout » est généralement traduit par « exil ». Mais la galout n’est pas seulement le fait d’être bannis de notre terre ou l’incapacité de mener une vie de Juifs pratiquants. À notre époque, il nous est possible de retourner physiquement sur notre terre d’Israël et, dans la plupart des pays, nous sommes libres de pratiquer la Torah et les Mitsvot comme nous l’entendons.
Cependant, nous sommes toujours au plus profond de la galout.
En effet, être en galout, c’est être prisonnier d’une vision fragmentaire de la réalité sur tous les plans : la fragmentation du temps, de l’espace, de l’individu et de la communauté. Cela affecte notre perception de soi, d’autrui et de tous ce que nous vivons. C’est notre incapacité à voir l’unité sous-jacente de tout ce qui existe.
Nous ne voyons pas de connexion entre les différents événements de nos vies, entre les gens que nous connaissons ni même entre les différents aspects de nous-mêmes. Nous considérons les autres comme des êtres séparés de nous plutôt que comme des éléments d’un tout unifié et symbiotique. Nous considérons le temps comme une succession d’événements disjoints sans finalité qui les relie. Le passé n’est qu’un « souvenir » qui n’est plus vécu dans l’instant présent et nous n’avons pas de concept ou de vision du futur. « Ici et maintenant » sont les seules choses réelles et palpables.
Voilà pourquoi les petits problèmes qui m’arrivent parfois peuvent devenir si terribles, les jours où j’ai le cafard, et me faire (à moi et à mon entourage) tellement de mal. Et c’est la raison pour laquelle Sarah Léa, à son niveau de toute petite fille, ne peut pas supporter, elle non plus, de se voir refuser un objet tant que son attention n’est pas détournée par un autre.
Parce que lorsque je suis prisonnière de l’instant, je suis incapable de voir au-delà de cet événement, de ce problème que j’affronte ou de la tuile qui me tombe dessus. Ces aspects négatifs de ma vie sont absurdes et, en tant que tels, me font mal.
À l’opposé, la Guéoula, la rédemption, est la capacité de voir l’intégrité, l’unité et la divinité sous-jacente dans la création. C’est la perception du fil conducteur et de la force unificatrice à l’intérieur de toute chose : les gens, les endroits, les événements. C’est considérer chaque événement comme conduisant à une finalité, comme ayant une mission et une raison d’être. C’est comprendre qu’il y aura une apothéose finale lorsque toutes les questions restées en suspens auront trouvé leurs réponses.
C’est pourquoi le mot hébraïque pour « terre d’exil », golah, n’a qu’une lettre de différence avec son opposé : guéoula, la rédemption. Il manque dans golah le aleph contenu dans guéoula. Aleph valant « un », cela signifie qu’il manque la perception de l’Unicité, de l’unité, de la plénitude et de la finalité à laquelle D-ieu a voué Sa création.
Sans le aleph, il s’agit bien sûr du même monde, mais il nous apparaît morcelé, sans objet, sans répit et plein de frustrations. Il n’a ni but, ni passé, ni futur.
Le bonheur et l’épanouissement y font défaut parce qu’il n’y a pas d’appréciation objective des gens et des choses qui constituent notre environnement. Mettez-y le aleph, cependant, et vous verrez émerger un contexte, une mission, une raison et une unité.
Chaque mitsva que nous accomplissons dans la galout fait pénétrer ce aleph à l’intérieur de chacun de nous et à l’intérieur du monde en général. Mitsva signifie connexion (à travers la racine tsavta). Chaque mitsva révèle la finalité cachée de l’instant où elle est accomplie ainsi que de l’objet matériel avec lequel elle est accomplie, nous connectant ainsi à notre Créateur.
Chaque Yom Tov (jour de fête), également, nous rappelle un vécu de notre passé et nous insuffle la force d’en faire les fondations d’un nouvel édifice spirituel et de le vivre de nouveau sur un plan plus élevé. Chaque Chabbat nous invite à ne pas dominer le monde, mais plutôt à nous réjouir en lui en reconnaissant la place qu’il tient dans la globalité de notre mission ici-bas. C’est pour cela que la sainte journée du Chabbat est qualifiée d’« avant-goût du monde futur », car il nous procure un avant-goût de ce que sera la réalité messianique.
Néanmoins, même si nous souffrons encore de la perception fragmentaire liée à la galout dans notre vie, il nous est donné d’introduire la conscience du « aleph de la guéoula » dans toutes ses dimensions.
Chaque mitsva que nous faisons favorise cette prise de conscience. Chaque mitsva accomplie révèle un nouveau pan de l’harmonie qui règne dans l’univers.
Éveiller cette conscience du aleph est à la portée de chacun et de chacune d’entre nous.
Jour après jour. Mitsva après mitsva.
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