Grâce à ses qualités, Reb Yossef Schiff avait réussi à gravir les échelons et était devenu le directeur de l’« Union des Artisans » : de ce fait, il était responsable de plusieurs usines importantes de Samarkand, en Ouzbékistan. Il avait en même temps tissé des liens avec les autorités locales, ce qui le mettait à l’abri des complications. En effet, il avait fourni du travail – pas toujours légal – aux Juifs soucieux de respecter le Chabbat : en travaillant à domicile, ceux-ci n’étaient pas tenus de se présenter au bureau ou à l’usine le jour du Chabbat.
Une fois par an, une commission venait vérifier les comptes et les rendements. Reb Yossef – grand connaisseur des mœurs soviétiques – prenait soin d’inviter les membres de la commission à un bon repas bien arrosé, durant lequel il parvenait à leur glisser des pots-de-vin conséquents. Ainsi on ne lui posait pas des questions indiscrètes et il recevait facilement la permission de continuer à agir comme il le voulait.
Mais en 1944, la situation s’avéra plus complexe : la commission était présidée par une inspectrice venue spécialement de Moscou. L’air sévère, elle parcourut tous les couloirs de l’usine. Sanglée dans un uniforme impeccablement repassé, elle prit des notes et remarqua beaucoup de détails gênants comme, par exemple, l’absence de certaines marchandises qui se trouvaient, de fait, dans les maisons des employés juifs qui travaillaient à domicile. Cette fois-ci, Reb Yossef sut que sa méthode habituelle ne fonctionnerait pas. Il fallait à tout prix bloquer la procédure et empêcher l’inspectrice de transmettre ses rapports à la commission urbaine qui représentait le parti communiste tout-puissant.
Dans cette ville de Samarkand, habitait alors Avraham Bahouhov, qui dirigeait plusieurs usines de textiles, d’aluminium et de vaisselle. Sa relative fortune lui permettait d’aider ses frères juifs moins bien lotis. Il était doué d’un sens aigu des affaires et d’une intuition remarquable. C’est pourquoi Reb Yossef décida de faire appel à lui : il fallait agir rapidement sinon tous les Juifs employés plus ou moins légalement seraient vraiment en danger car la commission se réunissait le lendemain. La seule solution, c’était de parvenir à persuader l’inspectrice de ne pas transmettre de rapport suspect.
Tôt le matin, Reb Yossef décida d’écrire une lettre au Rabbi : en toute sincérité, il décrivit la situation et demanda au Rabbi sa bénédiction pour une réussite totalement miraculeuse.
Le cœur battant, Reb Yossef et Reb Avraham se dirigèrent vers le bâtiment officiel où se déroulaient les débats. On leur expliqua que l’inspectrice se trouvait dans « la chambre rouge », une pièce spécialement aménagée par les communistes dans chaque bâtiment officiel pour permettre aux employés de « s’unir par la pensée à Lénine et Staline ! ». Là, elle mettait au point le rapport qu’elle s’apprêtait à remettre à la commission. Reb Avraham remit à Reb Yossef l’enveloppe bien garnie qu’il avait préparée pour éventuellement « influencer » le cœur de l’inspectrice : il avait compris que cela ne servirait à rien tant celle-ci était dévouée à sa cause : non ! Il fallait trouver un tout autre argument. Lequel ? Il eut une idée et entra, le cœur battant, dans la « chambre rouge ». Il n’avait emporté qu’une bouteille Thermos et une tasse. Reb Yossef l’attendait à l’extérieur, sans cesser de prier pour la réussite de son ami.
Reb Avraham prépara une tasse de thé pour l’inspectrice et lui demanda très directement :
- Juive ?
Elle répondit sèchement : « Je suis communiste ! »
Reb Avraham était sûr qu’elle était juive et il continua comme s’il n’avait pas entendu sa réponse.
- Moi, je suis un Juif de Boukara, ajouta-t-il, et je porte au doigt une bague de valeur. Je suis issu d’une famille dans laquelle on s’y connaissait en joaillerie et je voudrais vous raconter une histoire que ma mère avait entendue de son père : « Quand on souhaite fabriquer un bijou en or, on prend un marteau en fer et on frappe délicatement le bloc d’or. Si on frappe où il faut et avec délicatesse, on obtient le résultat voulu, un bijou magnifique et précieux. Si on frappe trop doucement, cela ne sert à rien ; si on frappe trop fort, on va tout gâcher. Cette relation entre le fer et l’or nous sert à mieux comprendre la relation entre nous, les Juifs et le peuple Ouzbek.
Par contre, il existe une autre sorte de contact entre deux métaux. Par exemple, chez le forgeron. Là, les coups ne sont pas donnés avec délicatesse mais au contraire avec vigueur et même avec violence. Pourquoi ? Parce que là, il s’agit de fer contre fer. Tout ceci est un exemple des coups qui sont portés par un frère contre un frère : ce sont des coups très douloureux, difficilement supportables et qui provoquent une douleur profonde ».
Avraham soupira puis s’adressa directement à l’inspectrice : « Vous êtes une juive, notre sœur ! Si, à D.ieu ne plaise, nous recevons des coups de quelqu’un de notre famille, cela fait beaucoup plus mal ! Et c’est pourquoi je suis venu vous supplier : « Ne portez pas de coup contre nous ! Nous sommes à la veille de la fête de Chavouot, lorsque tous les Juifs sans exception se sont tenus au pied du mont Sinaï pour recevoir la Torah ! »
Puis Reb Avraham expliqua que les Juifs qui travaillaient chez eux n’étaient ni des paresseux ni des parasites mais des ouvriers honnêtes qui souhaitaient simplement ne pas travailler le Chabbat : « N’y a-t-il pas suffisamment de vrais gangsters à punir pour que le gouvernement s’acharne contre des gens innocents? »
Un silence s’installa. Les yeux de l’inspectrice lancèrent des éclairs puis elle reprit sa plume, la trempa dans l’encrier et se remit à écrire furieusement.
Reb Avraham en avait perdu la respiration : tous ses efforts avaient été vains !
Mais soudain, il l’entendit réprimer un sanglot. Jetant sa plume sur la table, elle finit par murmurer : « Je ne peux pas continuer ! Cela fait pourtant des années que j’exerce mon métier avec fidélité envers le parti. J’ai déjà été confrontée plusieurs fois à des situations plus difficiles, on m’a proposée des pots-de-vin alléchants, on m’a même menacée de mort. Pourtant je n’ai jamais trahi la confiance de mes supérieurs. Mais un appel aussi direct à mon origine juive... !
« Ce que vous avez décrit, les coups portés par le fer contre le fer, ce sont des paroles que j’ai entendues chez mon grand-père, lui qui m’a élevée. Le jour où il a appris que j’étais en partie responsable de la fermeture de sa synagogue, il s’est adressé à moi, le cœur brisé : « Peu m’importe tout ce que tu as fait jusqu’à présent comme prendre part aux manifestations pour le communisme, mais le fait que tu t’en prennes aux Juifs et au judaïsme, cela m’est insupportable ! ». Vous vous êtes adressé à moi pratiquement dans les mêmes mots ! C’est vrai que j’exagère… !
Elle s’arrêta un instant puis, le regardant droit dans les yeux, elle prononça les mots qu’elle n’avait jamais prononcés : « J’accepte de ne pas écrire ce rapport ! »
Avant qu’il ne sorte soulagé, de « la chambre rouge », elle ajouta timidement : « Puisque c’est bientôt Chavouot et qu’on prononce la prière de Yizkor, puis-je vous demander de mentionner les noms de mes chers parents et mon grand-père adoré dans votre synagogue? »
Elle écrivit sur un papier leurs noms en yiddish et remercia Reb Avraham.
Inutile de préciser que la fête de Chavouot fut particulièrement joyeuse cette année à Samarkand !
Menachem Ziegelbaum - Sipour Chel ‘Hag
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