Reb Mendel de Vilna était un Juif simple ; on ne racontait aucune légende autour de sa personnalité ; non, il n’avait accompli aucun miracle mais tous savaient que lorsqu’on mentionnait devant lui le nom de la ville sainte, il sautait de sa chaise comme saisi par un enthousiasme débordant : « Jérusalem ! »
« Un jour viendra, disait-il souvent, je quitterai tout pour me rendre à Jérusalem ! »
Quand on lui rendait visite le Chabbat après-midi, on le voyait enseigner l’hébreu à des jeunes gens de la ville mais surtout raconter des histoires sur Jérusalem. Et il ne s’arrêtait pas, il en connaissait tellement ! La ville du roi David et de son fils Chlomo (Salomon), la ville des rois et des félons, la ville qui résista désespérément devant des rois surarmés et décidés à la conquérir quel qu’en soit le prix... La ville qui avait abrité tant de personnalités juives à travers les siècles : Rabbi Yehouda Halevi, le Ramban, Rabbi Yehouda Ha’hassid… Les histoires se succédaient, les disciples l’écoutaient attentivement et Reb Mendel levait les mains au ciel, éclatait avec un chant ‘hassidique joyeux sur les paroles célèbres : « L’an prochain à Jérusalem ! »
1944. Dans le camp de Treblinka, l’ange de la mort régnait en maître absolu. Là il n’y avait ni Chabbat ni fête.
Roch Hachana. Près des fils de fer barbelés et électrifiés, Reb Mendel se tenait avec deux de ses anciens élèves. Its’hak remarqua : « Qu’allons-nous demander à D.ieu ? » Et Reb Mendel de répondre, comme à son habitude : « L’an prochain à Jérusalem ! ». Il leur raconta alors comment les Juifs d’Espagne, pourchassés par l’Inquisition, comment les Juifs de Pologne, persécutés par les hordes de Cosaques de Bogdan Chmielnitzki, comment les Juifs asservis par les Tsars de Russie et tant d’autres n’avaient eu comme seul réconfort que le mot Jérusalem qui éclairait leur esprit et leur foi. Il tentait de parler encore et encore mais sa voix devenait inaudible : la faim, le froid et la maladie l’avaient affaibli physiquement mais son esprit continuait de rayonner de courage et d’espoir. Les deux jeunes gens à ses côtés se sentaient inspirés par ses récits et sa foi inébranlable. Soudain, comme s’ils s’étaient concertés, tous trois se levèrent et se mirent à danser : trois corps martyrisés esquissaient une danse ‘hassidique, une danse comme il n’y en avait jamais eu à Treblinka. Les yeux clos, ils parvenaient à bouger les pieds avec leurs dernières forces ; la bouche sèche, ils murmuraient plutôt qu’ils ne chantaient : « L’an prochain à Jérusalem ! »
De ces trois-là, seul Its’hak survécut. Après la libération du camp, il put se rétablir et monta en Erets Israël. Il s’installa dans le quartier de Beth Hakerem à Jérusalem. Il se maria et tenta d’oublier les épreuves du passé. Mais les jours de fête, le soir, il s’isolait et montait sur le mont Sion : de là, il regardait avec nostalgie la vieille ville de Jérusalem où il n’avait jamais pu pénétrer, la vieille ville dont il avait rêvé en toutes circonstances. Elle était là, il la voyait mais aucun Juif ne pouvait s’y rendre et épancher son cœur auprès du Mur Occidental. Là il se réunissait en pensée avec Reb Mendel et se rappelait toutes ses merveilleuses histoires.
La nuit du 28 Iyar 1967. La Guerre qui allait être connue comme la Guerre des Six Jours venait de commencer. Un régiment de parachutistes se préparait, justement dans le quartier de Beth Hakerem. Dans quelques heures, ces soldats devraient défendre Jérusalem. Pour le moment, certains étaient assoupis ; certains écrivaient des lettres. Des mamans juives leur avaient préparé du café et des gâteaux pour les réconforter.
Un vieil homme s’approcha d’un parachutiste. « Je t’en prie, dit-il, viens avec moi dans l’abri ! » Là ils firent connaissance : « Je m’appelle Its’hak, dit-il en le regardant droit dans les yeux. Dans quelques heures, tu vas libérer la ville de Jérusalem. Je vais te raconter une histoire ». Et Its’hak, le rescapé de Treblinka, lui raconta sa vie, ou plutôt celle de Reb Mendel de Vilna. Quand il eut terminé, le parachutiste avait compris le sens du combat qu’il s’apprêtait à livrer pour protéger son peuple. Dans ses oreilles résonnaient les dernières paroles de Its’hak : « Mon fils ! Ton mérite est immense ! Quand tu iras libérer la ville sainte, tu ne partiras pas tout seul au combat. Des milliers de Justes, de Juifs qui ont été forcés de donner leur vie et qui ont prononcé le nom de Jérusalem avant de mourir t’accompagneront tout au long du chemin. Que D.ieu te garde et te protège, mon fils ! »
Il était deux heures et demi ce matin-là. La troupe pénétra dans la vieille ville de Jérusalem. Les soldats avançaient avec difficulté ; le parachutiste atterrit par surprise, se cacha d’abord derrière des rochers puis s’élança. Dans sa tête, les mots du rescapé de Treblinka se bousculaient et la silhouette de Reb Mendel planait presque devant ses yeux. Il apparaissait devant lui comme pour le protéger des explosions, il se tenait derrière lui et l’encourageait : « En avant ! » Reb Mendel le protégeait de ses mains et ne laissait pas les balles l’atteindre. Soudain des milliers de Mendel lui apparaissaient, enveloppés dans leurs Taletim (châles de prière) comme s’ils venaient directement de Sibérie et de Boukara, du Yémen et du Maroc, de Pologne et d’Allemagne, d’Auschwitz et de Maidanek, du dix-neuvième siècle et de l’époque du second Temple : tous se rassemblaient et partaient avec lui à la reconquête de la ville sainte.
La voix étranglée par l’émotion, les yeux embués de larmes à la vue du Mur Occidental libéré, le parachutiste murmura : « C’est par ton mérite, Reb Mendel ! Par le mérite de tes récits je suis ici aujourd’hui ! Par le mérite de Jérusalem, la ville que tu as tant désiré connaître, toi et tous les Juifs de toutes les générations passées qui ont rêvé de Jérusalem ! Merci Reb Mendel de m’avoir protégé et de m’avoir insufflé ta foi ! »
Si'hat Hachavoua – d’après « Chaar Haarayot »
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