On demanda un jour à Rabbi Israël Baal Chem Tov (1698-1760), le fondateur du mouvement ‘hassidique : « Pourquoi les ‘hassidim se mettent-ils à chanter et à danser à la moindre provocation ? Est-ce là le comportement d’individus sains de corps et d’esprit ? »

Le Baal Chem Tov répondit par une histoire :

Un jour, un musicien arriva en ville, un musicien de grand talent mais totalement méconnu. Il se tint au coin d’une rue et se mit à jouer.

Ceux qui s’arrêtaient pour écouter ne parvenaient pas à s’en aller et bientôt une foule nombreuse se pressa, subjuguée par cette glorieuse musique dont ils n’avaient jamais entendu d’égale. Rapidement, ils se mirent à bouger à son rythme et toute la rue se mua en une masse humaine dansante.

Un homme sourd qui passait se demanda : le monde est-il devenu fou ? Pourquoi les citadins sautent-ils en l’air ? Pourquoi agitent-ils les bras et tournent-ils en rond au milieu de la rue ?

« Les ‘hassidim, conclut le Baal Chem Tov, sont émus par la mélodie qui émane de chaque créature au sein de la création de D.ieu. Du fait qu’ils apparaissent fous aux yeux de ceux qui ont des oreilles moins sensibles, devraient-ils pour cela cesser de danser ? »1


La tradition rapporte qu’avant que les disciples du Baal Chem Tov aient reçu le nom de « ‘hassidim », on les s’appelait les « freïlikhé » – les « joyeux ». Dès les origines du ‘hassidisme, la joie perpétuelle fut l’une des principales caractéristiques distinctives du ‘hassid.

Comme le dit le Baal Chem Tov : « La capacité à être joyeux, en discernant l’élément de bien et de joie au sein de chaque expérience, est considérée par les ‘hassidim comme un commandement biblique ! »2

« Car vous sortirez avec joie... »3 Un adage ‘hassidique populaire, répété au nom de Rabbi Mena’hem Mendel de Loubavitch (1789-1866), interprète ainsi ce verset : « Car par la joie, vous pourrez sortir et vous défaire de toutes vos afflictions et tous vos problèmes ! »

En effet, à l’origine, l’une des critiques les plus importantes formulées à l’égard des ‘hassidim était que « toute leur vie n’est qu’une grande fête ! » « Est-ce donc ce que D.ieu désire, que l’on mange, que l’on boive et que l’on se réjouisse ? »4

En 1801, Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi fut incarcéré (pour la seconde fois) suite à des dépositions diffamatoires faites au gouvernement tsariste par des opposants au ‘hassidisme. La première plainte contenue dans le document présenté au gouvernement était que les ‘hassidim étaient en train de créer une nouvelle religion, comme en témoigne le fait que « dans le livre des fondateurs du ‘hassidisme, il est dit qu’une personne doit toujours être gaie, pas seulement pendant la prière, mais à tout moment. Cette idée va à l’encontre de la religion juive... »5

L’histoire

La principale source d’inspiration dans les communautés juives de cette époque était les maguidim, les prédicateurs, qui étaient d’habiles narrateurs de la Torah et des histoires religieuses. La mission du maguid était de prêcher la moralité et d’éveiller l’esprit du judaïsme dormant dans le cœur des masses. Au début du XVIIIe siècle, une nouvelle école de maguidisme devint populaire qui prêchait « dans le feu et le soufre » une conduite morale et religieuse comme garantie contre les terribles punitions du Jour du Jugement. (Voir Vous êtes tous mauvais!)

Le Baal Chem Tov s’opposa aux méthodes de ces maguidim qui critiquaient et démoralisaient les masses juives en espérant, de cette façon, les motiver.

Bien que cette forme d’admonestation puisse avoir son heure et son lieu, comme en témoignent les sévères avertissements de certains prophètes bibliques, le Baal Chem Tov enseignait que le Juif qui avait subi près de deux millénaires d’exil et de persécution ne devait plus être brisé par la réprimande et la condamnation.

C’était particulièrement vrai s’agissant de cette génération particulière. Cinquante ans seulement avant la naissance du Baal Chem Tov, en 1648, les communautés juives d’Europe orientale avaient été ravagées par les pogroms de Chmielnicki. Elles avaient également été ravagées spirituellement par le faux messie Chabbataï Tsvi. Les gentils se moquaient des Juifs et les méprisaient.

Reconnaissant leur désespoir et leur esprit brisé, le Baal Chem Tov se donna pour mission de revitaliser le peuple juif. Voyageant de village en village, il rassemblait les Juifs sur les marchés et partout où il pouvait les trouver, et leur apportait un message d’espoir et de joie, enseignant que la joie en elle-même est précieuse devant D.ieu, et que la chaleur avec laquelle ils servaient D.ieu Lui était cher, malgré – ou même en raison de – leur simplicité.

Comme l’a dit Rabbi Mena’hem Mendel de Loubavitch (évoqué ci-dessus) : « le Baal Chem Tov a essuyé les larmes du peuple juif. Il a travaillé dur pour que chaque Juif soit heureux du seul fait qu’il est juif. »6

De plus, la philosophie juive dominante à cette époque préconisait le jeûne, le remords et même l’affliction comme voie menant à D.ieu. Et de manière générale, le judaïsme était défini en termes de crainte de D.ieu et de gravité solennelle – ne laissant que peu de place à la joie, perçue comme une frivolité sacrilège.

L’enseignement du Baal Chem Tov fut tout autre.

« Mieux vaut servir D.ieu avec joie et sans abnégation de soi, car un tel comportement engendre la tristesse. »7

« Une règle essentielle dans le service de D.ieu est d’éviter autant que possible la tristesse. »8

« Pleurer est très grave ; une personne doit servir [D.ieu] avec joie ! »9

La joie perpétuelle

Avant de discuter de la façon dont le Baal Chem Tov a révolutionné la conception juive de la joie, il convient de mentionner que la gaieté n’a jamais été étrangère au judaïsme. Comme l’a déclaré le roi David : « Servez D.ieu avec joie ! »10 Le Talmud affirme d’ailleurs qu’« il ne convient pas de se mettre à prier en étant abattu... mais seulement en se réjouissant de l’accomplissement d’une mitsva. »11

Le concept de sim’ha shel mitsva, la « joie d’une mitsva », a toujours fait partie intégrante des enseignements juifs. Après tout, peut-il y avoir un plus grand privilège que de servir le Roi des rois ? En tant que telles, les mitsvot doivent être exécutées avec joie.

Rabbi Joseph Albo, auteur du célèbre ouvrage de philosophie juive Sefer Ha-Ikarim (XVe siècle), écrit : « La joie confère le parachèvement à la mitsva, c’est seulement par elle que la mitsva réalise son objectif. »12 De même, Rabbi Elazar Azkari, érudit safédien du XVIe siècle et auteur du Séfer ‘Harédim, écrit : « La récompense principale d’une mitsva est la grande joie qui s’y trouve. »13 « La récompense est proportionnelle à la joie [avec laquelle la mitsva est accomplie]. »14

Le grand kabbaliste du XVIe siècle, Rabbi Isaac Louria (le « Arizal »), dit un jour que tout ce qu’il avait accompli – le fait que les portes de la sagesse et de l’inspiration divine lui étaient ouvertes – était une récompense pour son observance des mitsvot avec une joie formidable et sans limites !15

Toutefois cette joie fut toujours cantonnée à l’étude de la loi de D.ieu (« Les commandements de D.ieu sont droits, ce qui réjouit le cœur »16 ) et à la pratique des mitsvot. Mais dans d’autres domaines du service divin, et plus particulièrement dans le domaine de la techouva (repentance) et dans les efforts pour faire face aux tentations et aux besoins et pulsions du corps, l’approche répandue était l’affliction et la morosité. Et la joie n’imprégnait certainement pas les heures de la journée lors desquelles un individu ne s’adonnait pas au service divin.

Le Baal Chem Tov est entré en scène et a proclamé : « Une personne doit toujours être joyeuse. »17

Pour quelle raison ?

Le Baal Chem Tov s’inspirait d’un enseignement juif ancestral : « Toutes tes actions doivent être accomplies pour l’amour du ciel. »18 Toutes les activités d’une personne – manger, dormir, travailler ou même se divertir – peuvent faire partie de son service de D.ieu, à condition qu’elles soient accomplies avec les bonnes intentions. Dès lors, si une personne sert D.ieu dans tout ce qu’elle fait, alors l’injonction du psalmiste de « servir D.ieu avec joie » s’applique en tout temps et en toute circonstance.19

La gaieté malgré les fautes passées

« La tristesse, même si elle émane du regret d’un péché, est un trait de caractère répugnant et un immense obstacle au service du Créateur », dit le Baal Chem Tov,20 une déclaration qui a dû semer la consternation parmi les dirigeants juifs de son temps.

Le Baal Chem Tov écrivit à l’un de ses disciples, Rabbi Yaakov Yossef de Polnaa, auteur du premier ouvrage ‘hassidique jamais publié, le Toldot Yaakov Yossef : « J’ai appris... que tu dis qu’il est nécessaire de jeûner [pour atteindre la pénitence]. Mes entrailles tremblent de cette déclaration. En outre, je commande – et [dans cette injonction] me rejoignent les anges célestes et le Saint, béni soit-il, et Sa Chekhina – que tu n’adopte pas un tel comportement, à D.ieu ne plaise, car il s’agit d’une action de tristesse et d’abattement... »21

(De fait, Rabbi Yaakov Yossef écrivit plus tard, au nom du Baal Chem Tov, cette phrase remarquable : « Si les larmes ouvrent les portes [du ciel], la joie les détruit totalement ! »22 )

La pensée ‘hassidique a développé plus avant l’approche du Baal Chem Tov, en l’appliquant même à la mitsva de techouva. Il est certainement paradoxal d’associer la joie à une mitsva dont l’essence est le regret. Cependant, expliquent les maîtres ‘hassidiques, peut-il y avoir une plus grande joie que de savoir que, quel que soit le gâchis dont on a pu se rendre coupable, quelle que soit la quantité de crasse accumulée par l’âme, quel que soit la distance que l’on ait (intentionnellement !) mise entre soi et D.ieu, on a toujours la capacité de réparer instantanément ce qui a été brisé et de rétablir une relation avec D.ieu ?

La techouva est la plus grande et la plus puissante des mitsvot, et en tant que telle, elle doit être accomplie avec la plus grande joie !23

Pourquoi la gaieté ?

Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi illustre l’importance de maintenir une disposition joyeuse avec une parabole :

« Tout comme il en va de la victoire sur un adversaire physique – comme dans le cas de deux lutteurs, chacun essayant de mettre l’autre à terre, si l’un d’entre eux est paresseux et léthargique, il sera facilement vaincu et battu, même s’il est plus fort que son adversaire –, il est également impossible de vaincre le mauvais penchant [entravant son service de D.ieu] avec paresse et léthargie, qui sont des symptômes de tristesse et d’un cœur insensible comme une pierre. Le seul moyen de gagner est avec empressement, et celui-ci découle de la joie... »24

De plus, même lorsqu’une personne est occupée à ses affaires, qu’elles soient d’ordre commercial ou autre, si quelque tristesse ou angoisse devait s’insinuer en elle (même s’agissant de questions spirituelles), c’est « certainement une machination du mauvais penchant qui l’attriste, afin de l’attirer ensuite dans les convoitises, D.ieu nous en préserve, comme on le sait bien. »25

Une prière efficace

Le Baal Chem Tov a également enseigné qu’une prière joyeuse est plus efficace pour obtenir les bénédictions divines, ce qui constitua un changement radical par rapport à l’opinion courante à l’époque selon laquelle la prière était avant tout un exercice de tristesse, de pleurs, de jeûne et d’affliction. Il a comparé cela à « un pauvre qui supplie et implore un roi avec d’abondantes larmes : il ne recevra que peu. Un ministre, cependant, qui déclame avec joie les louanges du roi devant lui et qui, dans ce contexte, soumet également sa demande, se verra accorder par le roi un très important cadeau, tel qu’il sied à la stature du ministre. »26

Ce concept, selon lequel être joyeux est crucial pour recevoir la bénédiction de D.ieu, est basé sur une affirmation de la Torah concernant la cause première du châtiment divin et de la réprimande, en particulier telle qu’elle est interprétée par le Arizal.

Le verset s’énonce ainsi : « Parce que tu n’auras pas servi l’Éternel, ton D.ieu, avec joie et gaieté de cœur, dans une abondance de tout… tu serviras tes ennemis dans la faim, la soif et la nudité, et dans le besoin de tout. »27

Le sens simple du verset, comme l’explique Rachi, le plus grand commentateur de la Torah, est que la punition résulte du fait de n’avoir pas servi D.ieu avec joie lorsque nous avions « une abondance de tout ».28 Mais le Arizal interprète le verset ainsi : « Tu n’as pas servi D.ieu avec une joie plus grande que29 la joie causée par l’abondance de tout. » Ce qui signifie : Tu as servi D.ieu et tu l’as même fait avec joie, mais pour pouvoir recevoir des bénédictions, il est attendu d’un Juif que le service de D.ieu lui procure une plus grande joie que n’importe quelle autre source de joie !

La joie en présence de D.ieu

Le Baal Chem Tov a poussé l’idée de la joie perpétuelle encore plus loin. Elle n’est pas seulement due au fait que l’on est en permanence en train de servir D.ieu, mais aussi parce que l’on est conscient que l’on est toujours en présence de D.ieu.

« Gardez à l’esprit en ce qui concerne le Créateur, que “toute la terre est pleine de Sa gloire”30 et que sa Chekhina (Présence) est constamment à vos côtés… Soyez toujours joyeux. Pensez et croyez d’une foi parfaite que la Chekhina est à vos côtés et veille sur vous. Vous regardez le Créateur, béni soit-il, et le Créateur, béni soit-il, vous regarde. »31

Expliquée en détail dans le 33ème chapitre du Tanya, l’idée exprimée ici est que, quel que soit notre éloignement de D.ieu supposé, de fait, le monde entier n’est que la manifestation de Sa lumière, et la mission de l’homme est d’arriver à la conscience de cela et d’accueillir D.ieu dans sa propre maison. Le Tanya explique : « Quand une personne contemple profondément et longuement cette question de la véritable unité de D.ieu [qui imprègne la création], son cœur se réjouira de cette foi ; son âme s’en remplira d’allégresse au point de se réjouir et de chanter de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa puissance, car cette foi est immense, car elle constitue une expérience de la proximité de D.ieu… Combien grande est la joie d’un homme ordinaire quand il se trouve proche d’un roi de chair et de sang qui accepte son hospitalité et loge sous son toit. Combien infiniment plus [il convient de se réjouir] de la proximité du Roi des rois, le Saint, béni soit-Il, et de Sa demeure. »

La joie ultime

Le Baal Chem Tov écrit dans une lettre adressée à son beau-frère32 au sujet d’une vision qu’il eut dans le passé dans laquelle il s’est élevé jusqu’au palais céleste de Machia’h, et il demanda à Machia’h : « Quand le maître [Machia’h] viendra-t-il ? » Ce à quoi Machia’h répondit : « Lorsque tes sources [c’est-à-dire tes enseignements] se répandront. »

La diffusion et la vulgarisation des enseignements du Baal Chem Tov concernant l’importance de la joie sont sans aucun doute directement liés à la Rédemption. Comme le dit un adage ‘hassidique populaire : « La joie franchit toutes les limites et toutes les restrictions », y compris les restrictions de l’exil.

Le lien entre la joie et Machia’h est d’ailleurs mis en évidence par le fait que le nom Machia’h (« oint ») partage exactement les quatre mêmes lettres hébraïques que le mot yisma’h (« qu’il se réjouisse »).

Pour conclure avec un dicton ‘hassidique.

Le roi David écrit à propos de la rédemption future :

« ...Alors ils diront parmi les nations : “D.ieu a fait de grandes choses pour [les Juifs].” Assurément, D.ieu a fait de grandes choses pour nous ; nous étions joyeux. »33

Pourquoi D.ieu a-t-Il « fait de grandes choses pour nous » ? Pourquoi avons-nous mérité la rédemption ?

Parce que « nous étions joyeux ».