Dès qu’on apprit la nouvelle de la prochaine visite à Vitebsk du fameux dayane de Minsk, Rabbi Tzvi-Aryéh, tout le monde s’affaira. On constitua un « comité d’accueil » et toutes les personnes « importantes » de la communauté se réunirent pour étudier la meilleure façon de recevoir un hôte aussi distingué !
Naturellement, ce fut d’accord pour reconnaître que les beaux-parents de David-Leïb avaient droit plus que quiconque à être les hôtes du dayane.
Ensuite, on choisit des délégués qui iraient au devant de Rabbi Tzvi-Aryéh quelques stations avant Vitebsk, afin de pouvoir l’escorter à son entrée dans la ville d’une manière convenable.
Comme le jour de l’arrivée du grand homme approchait, l’affairement devenait de plus en plus intense.
David-Leïb lui aussi apprit les nouvelles et entendit parler des dispositions prises par les représentants de la communauté pour aller à la rencontre de son père.
Aussi il décida qu’il devait parler à son père avant qui que ce soit, et, quittant la ville discrètement, il se dirigea vers Ostrovno, où il avait l’intention de le rejoindre.
Il n’avait pas vu son père pendant les huit ans de son mariage, mais il le reconnut sans difficulté. Cependant, David-Leïb avait considérablement changé pendant ce temps, il avait vieilli et était devenu plus viril, et il vit que son père ne le reconnaissait pas tandis qu’il se dirigeait vers lui.
Il décida de ne pas révéler immédiatement son identité. Par conséquent, il salua Rabbi Tzvi-Aryéh très respectueusement, mais avec quelque réserve, comme quelqu’un qui vient présenter ses devoirs à un personnage distingué.
Ils se mirent immédiatement à discuter toutes sortes de sujets de Guémara et de Rambam, et le dayane était très impressionné par la profondeur du savoir dont faisait preuve cet admirable jeune homme. Quelque chose en lui semblait familier au dayane, mais il ne pouvait pas se rappeler exactement où il l’avait vu !
Il demanda à David-Leïb d’où il venait et quel était son métier, ce à quoi David-Leïb répondit qu’il était savetier à Vitebsk.
Rabbi Tzvi-Aryéh demeura toute la journée à Ostrovno, et David-Leïb en passa une grande partie avec lui.
Quand David-Leïb apprit que le dayane avait l’intention de continuer son voyage le soir même, il le pria de rester à Ostrovno jusqu’au lendemain matin, car il avait une chose de grande importance dont il voulait l’entretenir. Le dayane y consentit et alors David-Leïb se tourna vers lui, en disant :
– Mon cher père ! Je ne voulais pas que vous soyez partial envers moi tandis que nous discutions des sujets de la Torah, mais maintenant sachez que je suis votre fils et que je suis venu pour vous dire la raison pour laquelle mes beaux-parents vous ont invité à Vitebsk. Le père et le fils s’embrassèrent affectueusement, tandis que David-Leïb continuait :
– Ils veulent vous dire que je les ai déshonorés en choisissant de gagner ma vie comme savetier. Mais je veux vous dire que j’en suis venu à la conclusion que c’est en menant la vie simple de savetier que je puis servir de mon mieux D.ieu et mes frères juifs, et c’est la voie que j’ai l’intention de suivre. Ma chère femme est tout à fait d’accord avec moi sur tout ce que je fais, mais ses parents sont déçus et furieux contre moi et ne voient que honte dans ma manière de vivre.
– Mon cher fils, dit le dayane, je suis fier de ton courage et de ta résolution à suivre le chemin que tu sais être le bon, bien qu’il ne te laisse espérer ni richesse ni gloire. Que le Tout-Puissant t’aide en tout ce que tu entreprendras.
David-Leïb demanda à son père de ne révéler à personne qu’il était un tel « lamdane », car il préférait qu’on le prenne tout simplement pour un honnête savetier !
Son père le lui promit volontiers et, après cela, ils passèrent le reste de la nuit à étudier la Torah ensemble.
De bonne heure le lendemain matin, ils allèrent à la Synagogue ensemble pour davénenn et, après le petit déjeuner, se mirent en route pour Vitebsk.
Cependant, David-Leïb n’accompagna son père que pendant une petite partie du chemin, car il connaissait l’existence du « comité d’accueil » qui avait envoyé des délégués pour aller au-devant de lui et le conduire à Vitebsk avec les honneurs dus à son rang. Aussi ils se séparèrent momentanément et David-Leïb poursuivit sa route un peu plus tard, arrivant à Vitebsk peu après son père.
Après la réception officielle, on conduisit le dayane chez ses « mé’houtanim », les beaux-parents de son fils, où tous les chefs de la communauté étaient rassemblés en son honneur.
Quand tous les invités furent partis et que Rabbi Tzvi-Aryéh et son fils se trouvèrent seuls avec les beaux-parents de ce dernier, ceux-ci se tournèrent vers leur « mé’houtane » et se mirent à lui exposer leurs griefs et leurs plaintes.
– Penser que votre fils amènerait la honte sur nous ! Vous, le fameux dayane de Minsk, ne pouvez sûrement pas approuver votre fils quand il veut s’abaisser au rang de savetier ! Pouvez-vous comprendre ce que nous ressentons? Nous avons positivement honte de regarder nos amis en face!
– Mes chers mé’houtanim, répondit doucement le dayane, « la nuit n’est pas l’heure du jugement », allons tous dormir paisiblement et remettons la discussion à demain matin.
Le lendemain matin, à la première occasion, les beaux-parents de David-Leïb soulevèrent la question de nouveau.
– Pourquoi êtes-vous si ennuyés et si fâchés parce que votre gendre veut gagner sa vie par un travail manuel ? leur demanda Rabbi Tzvi-Aryéh. Vous savez qu’il n’y a aucune honte à travailler honnêtement ! Au contraire, nos sages disent : « Préfère le travail au rabbinat. » David-Leïb suit littéralement leur précepte. Vous savez sûrement que nombre de nos Tannaim et Amoraim gagnaient leur vie par leur travail manuel et ne pensaient pas déchoir en devenant de simples tailleurs, savetiers, bûcherons, etc., etc. Je ne vois pas pourquoi vous en faites tant d’histoires ni pourquoi vous avez honte. À mon avis, vous devriez être fiers.
– Il faut que nous y réfléchissions, répondit ‘Haïm, le mé’houtane, ne voulant pas céder tout de suite. Entre temps, continua-t-il, David-Leïb devrait revenir habiter chez nous. Mais naturellement, ajouta-t-il précipitamment, il faudra qu’il exerce son métier de savetier ailleurs. Quelque part hors de la ville !
Rabbi Tzvi-Aryéh demeura à Vitebsk pendant cinq semaines environ, et ses mé’houtanim ne se plaignirent plus auprès de lui, car ils réalisèrent que c’était inutile.
Pendant ce temps, il observait la façon dont son fils exerçait son métier de savetier, saisissant chaque occasion de témoigner son amitié à ses clients et de montrer un intérêt compréhensif dans leurs affaires et leurs ennuis, mais agissant toujours comme s’il n’était rien de plus qu’un simple savetier, bon et honnête.
Tous les soirs, le père et le fils passaient leur temps à étudier et David-Leïb dit à son père qu’il aimerait profiter de l’occasion pour étudier la métaphysique.
Son père y consentit volontiers et quand il quitta finalement Vitebsk, il sentit que sa visite avait vraiment valu la peine et il était très satisfait de la conduite de son fils et de sa manière de vivre.
Pendant deux ans encore, David-Leïb et sa famille vécurent chez ses beaux-parents, en insistant cependant sur le fait qu’ils ne le feraient que si les beaux-parents acceptaient le paiement de leur pension. Ils l’acceptèrent, mais la solution était encore loin d’être satisfaisante.
Les beaux-parents de David-Leïb ne pouvaient dissimuler la déception que leur avait causée leur gendre, si bien que, lorsqu’un jour, un client suggéra à David-Leïb de venir s’installer à Hatinka, où il habitait, l’assurant qu’il y gagnerait bien sa vie, l’idée lui sourit.
Il en parla avec sa femme et elle fut de son avis. C’était une épouse et une mère dévouée, son mari était son univers et tout ce qu’il faisait était parfait à ses yeux.
– Tu sais, ma chère femme, dit David-Leïb, je pense que ce serait là un excellent moyen de mettre fin à nos ennuis. Nous pourrions vivre sans entrave, à notre idée et tes parents ne seraient plus ennuyés par notre manière de vivre « indésirable » à leur point de vue.
Le projet ayant été approuvé par tout le monde, David-Leïb prit avec lui sa femme et ses enfants et se dirigea vers Hatinka, un petit village de quelque quarante familles juives.
Les villageois plurent beaucoup à David-Leïb. Ils semblaient être de braves gens, honnêtes, contents de leur vie modeste et prêts à faire le bien quand ils le pouvaient et à être affables envers tous.
Ils accueillirent amicalement David-Leïb et sa femme et, quand il vit que ce n’étaient que des gens simples, sans grande instruction, il se sentit en sécurité.
Il n’y avait personne qui pût reconnaître en lui le grand savant et mystique qu’il était et il éprouva une bouffée de satisfaction à la pensée que là au moins il pourrait mener la vie qu’il souhaitait mener. Une vie toute de simplicité et de dévouement discret pour ses frères bien aimés.
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