La route de Lyozna à Bieshenkovitch passait par Dobromysl, la première bourgade où Barou’h avait passé quelque temps après avoir quitté la maison de son père à Vitebsk.
Barou’h avait quelques souvenirs notoires de Dobromysl et des gens avec lesquels il y avait lié connaissance. C’était juste avant Pessa’h qu’il était venu à Dobromysl pour la première fois. Maintenant, il était de nouveau à Dobromysl pour Pessa’h. Aussi, il alla chez la personne avec laquelle il avait passé Pessa’h à l’époque, et il fut accueilli à bras ouverts comme la première fois.
Barou’h se rappelait clairement sa première rencontre avec lui. Barou’h n’était alors qu’un jeune garçon de 14 ans qui s’était installé pour étudier dans le Beth-Hamidrache, décidé à n’accepter d’aide de personne et, en conséquence, il souffrait de la faim. Un jour, un homme qu’il avait remarqué plusieurs fois dans le Beth-Hamidrache vint à lui. Il ne savait ni qui il était, ni quel était son nom. L’étranger l’aborda très cordialement et dit : « Mon nom est Eliézer-Réuben. Je suis forgeron et j’ai une forge dans les faubourgs de la ville sur la route de Lyozna. J’habite tout près et j’aurais bien besoin de quelqu’un pour m’aider à la forge. Si tu penses que ce travail te plairait, je te donnerais à manger et je te logerais. »
Barou’h fut ravi. C’était exactement ce qu’il souhaitait.
Il était prêt à faire le travail le plus dur, du moment qu’il pouvait gagner son pain sans avoir recours à l’aide d’autrui.
Cependant, Barou’h mit une condition avant d’accepter l’offre d’Eliézer-Réuben. « Payez-moi ce que vous voudrez, mais en argent liquide. Je vous laisse le soin de nommer la somme. Je ne veux pas manger à la table des étrangers, et je ne veux pas non plus dormir sous leur toit », dit Barou’h résolument. Le forgeron accepta. Il promit un certain salaire à Barou’h et celui-ci fut satisfait. Barou’h arriva bientôt à la forge et fit son travail très consciencieusement. Toute la journée il travaillait pour le forgeron et le soir il allait au Beth-Hamidrache et étudiait avec enthousiasme. Barou’h avait maintenant l’occasion d’observer Eliézer-Réuben et commença à éprouver un grand respect pour lui. Il voyait de la grandeur dans cet homme simple. Tandis que le forgeron se tenait tout le jour à son enclume, battant le fer rouge, il récitait des Psaumes pour accompagner son travail. Il récitait psaume après psaume et, en fait, les connaissait tous par cœur.
Les clients du forgeron étaient les paysans des villages voisins qui lui amenaient leurs chevaux à ferrer, leurs voitures à réparer et leurs charrues et leurs herses quand elles avaient besoin d’être révisées. Barou’h avait remarqué depuis longtemps avec quelle honnêteté et quel soin exceptionnel Eliézer-Réuben traitait ses clients. Il ne leur faisait jamais payer un centime de trop.
Une fois Barou’h nota un incident qui fit sur lui une profonde impression. Un paysan d’un village voisin avait amené son cheval à Eliézer-Réuben pour le faire ferrer et en même temps il voulait faire réparer une roue de sa charrette. Un autre paysan avait amené son cheval pour qu’on lui mette quatre nouveaux fers, et, quand vint le moment de demander de l’argent, Eliézer-Réuben fit payer à ce paysan la somme qu’il aurait dû faire payer au premier. C’est-à-dire qu’il lui fit payer six sous en trop.
Les deux paysans étaient déjà partis quand Eliézer-Réuben réalisa son erreur. Il en était si bouleversé que, malgré la modicité de la somme, il partit immédiatement à pied pour le village où habitait le paysan (une distance d’environ cinq kilomètres) afin de lui rembourser son argent.
Barou’h fut stupéfait. Il n’avait jamais vu une honnêteté aussi scrupuleuse de la part d’une personne simple. Il demanda au forgeron s’il pensait que cela valait vraiment la peine de faire cinq kilomètres à pied pour une affaire de six sous. À quoi Eliézer-Réuben répondit : « Il est écrit du peuple qui vécut avant le déluge qu’ils étaient si corrompus qu’ils ne dédaignaient pas de voler un homme pour moins qu’une peroutah (une pièce de monnaie de très faible valeur). Veux-tu que je sois encore pire que les hommes pervers de cette génération et que je dérobe six sous à un homme ? »
Eliézer-Réuben n’était pas seulement scrupuleux dans son attitude envers ses semblables, mais aussi dans son attitude envers son Créateur. Tous les matins et tous les soirs, été comme hiver, sous la pluie et dans la neige, il se rendait au Beth-Hamidrache. Il ne se contentait pas d’y aller prier, mais il profitait aussi de l’occasion pour apprendre quelque passage de la Torah. Comme beaucoup d’autres ouvriers, il appartenait à « ’Hevrath Tehilim », à « ’Hevrath Eïn Yaakov » et à « ’Hevrath Midrache ».1 De plus, il était membre de toutes les organisations charitables de la ville et payait toujours très ponctuellement ses cotisations.
Barou’h apprit non seulement à connaître et estimer ce forgeron remarquable, mais il fit aussi la connaissance de son voisin qui rendait fréquemment visite à Eliézer-Réuben. Son nom était Zabulon-Benjamin et il était d’une taille immense. Ses épaules étaient larges et fortes et ses mains longues et puissantes. Il avait le teint hâlé et son front était étroit. Sa voix était plate et son esprit aussi. Ce Zabulon-Benjamin était ignorant et cependant c’était un homme craignant D.ieu. Tout d’abord, Zabulon-Benjamin connaissait à peine l’alphabet, mais progressivement, avec de nombreuses années d’efforts répétés, (car avec sa médiocre intelligence il y fallait vraiment de grands efforts,) il put enfin apprendre à davénenn2 l’office des jours de semaine et à faire une bénédiction sur la Torah. Pour les Chabbats et les jours de fête, il ne pouvait que suivre le chalia’h tsibbour (le lecteur). Comparé à Zabulon-Benjamin, le forgeron Eliézer-Réuben était un véritable savant. Le forgeron traitait son voisin avec une grande bienveillance, surtout parce que Zabulon-Benjamin montrait avec évidence à quel point il déplorait sa propre ignorance et la faiblesse de son esprit.
Quand Zabulon-Benjamin rendait visite à Eliézer-Réuben, spécialement les jours de Chabbat, ce dernier s’efforçait de lui conter les choses qu’il avait entendues au Beth-Hamidrache, tandis qu’il étudiait Eïn-Yaakov et le Midrache.
Zabulon-Benjamin buvait littéralement chaque parole qui tombait des lèvres du forgeron. Ayant vécu toute sa vie parmi les Gentils, il ne savait pas un mot de yiddish. Par conséquent, le forgeron traduisait tout en polonais pour lui. Il se trouvait que Eliézer-Réuben connaissait très bien le polonais et ainsi il ne lui était pas difficile d’expliquer ces choses (que peut-être il ne comprenait que superficiellement lui-même) à Zabulon-Benjamin. Le langage vivant du forgeron attirait souvent des Gentils qui se groupaient et écoutaient avec grand intérêt les choses qu’il contait, tirées du Eïn Yaakov et du Midrache, se grattant la tête et criant leur approbation : « Dobjé, Dobjé, pan Roufké ! » (« Très bien, Maître Réuben ! »)
La façon dont Eliézer-Réuben le forgeron essayait d’instruire Zabulon-Benjamin, si éloigné des choses de l’esprit, impressionna profondément Barou’h et resta pour toujours gravée dans son esprit. Cela lui montrait la réelle profondeur et la beauté de l’âme juive. Le forgeron, lui-même en apparence un homme tout à fait ordinaire et très peu instruit, se donnait beaucoup de mal pour transmettre ses faibles connaissances à quelqu’un qui en savait encore moins que lui. Barou’h sentait que ce sentiment d’amour et de responsabilité l’un envers l’autre était le secret du pouvoir qui maintient les Juifs et le judaïsme.
Barou’h conçut un intérêt croissant pour le disciple du forgeron, Zabulon-Benjamin. Ce qu’il ne put découvrir par lui-même, il le demanda à son patron.
Il découvrit que Zabulon-Benjamin était né et avait grandi dans un village au milieu des Gentils. Son père faisait toutes sortes de durs travaux. Il creusait des fossés et aussi, à l’occasion, faisait le commerce des chevaux. Il savait aussi beaucoup de choses sur leurs maladies et comment les guérir. À tel point que les paysans, et même les châtelains, lui amenaient leurs animaux malades pour qu’il les soigne.
Jusqu’à sa bar mitsva, Zabulon-Benjamin ne savait à peu près rien du Judaïsme. Quand son père mourut, il ne fut pas capable de dire le Kaddich pour son âme défunte. Zabulon-Benjamin suivit les traces de son père pour gagner sa vie. Il avait hérité de lui quelques connaissances vétérinaires.
Quand Zabulon-Benjamin se maria, il s’établit dans les faubourgs de la ville et devint le voisin d’Eliézer-Réuben. Ce dernier lui témoigna une grande amitié et éveilla en lui le désir de pratiquer le Judaïsme. Grâce à ses conseils, il fit de réels progrès, bien qu’il fût totalement ignorant.
Les jours de Chabbat et de Yom-Tov, Zabulon-Benjamin se tenait dans le Beth-Hamidrache, un talith sur la tête, et pleurait des larmes amères. C’était déjà après qu’il eût engagé un maître pour lui enseigner l’hébreu. Avant cela, il avait ce même maître chez lui pour l’aider à dire ses prières.
Eliézer-Réuben le forgeron était très fier de Zabulon-Benjamin. Il se sentait très fier du fait que c’était grâce à lui qu’un membre aussi éloigné du monde juif que Zabulon-Benjamin avait pu se tourner avec un tel enthousiasme vers le Judaïsme. En d’autres circonstances, il aurait pu demeurer parmi les Gentils, ou même parmi les Juifs et il aurait pu s’attirer leur mépris pour son ignorance excessive et être découragé et déprimé.
Cependant Eliézer-Réuben le conquit par l’amour et s’occupait de lui comme s’il avait été son propre enfant.
Zabulon-Benjamin trouva dans le forgeron à la fois un ami et un maître et apprit l’amour non seulement envers D.ieu, mais aussi envers ses semblables. Il donnait beaucoup d’aumônes et témoignait un grand respect à ceux qui étaient familiers avec la Torah. Sa femme et lui engagèrent un scribe pour écrire un Sefer Torah dont ils firent présent au Beth-Hamidrache. Ils recueillirent aussi chez eux deux orphelins qu’ils traitaient comme leurs propres enfants. Ils prirent le meilleur maître qu’ils purent trouver pour eux et leurs fils qui grandirent dans la connaissance de la Torah.
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