En arrivant à Dobromysl, Barou’h se rendit directement chez le forgeron. Celui-ci portait son tablier de cuir et était en train de frapper l’enclume avec un marteau. Son fils, Samuel-Na’houm, tenait un fer rouge dans une tenaille au-dessus de l’enclume, et son père le frappait de toutes ses forces avec son marteau. Comme les années précédentes, il accompagnait ses coups de marteau de la récitation des Psaumes.

Dès qu’Eliézer-Réuben vit Barou’h, il lâcha son marteau, s’écriant d’une voix ravie :

– Regarde Samuel-Na’houm, quel visiteur bienvenu nous avons !

Le forgeron se lava les mains et donna à Barou’h une cordiale poignée de main. Le moment d’après, il lui contait tout ce qui le tourmentait. Il traitait Barou’h comme son propre enfant.

– Je dois vous dire que je suis plus que content de mes filles, lui dit-il. Elles sont mariées à des hommes bons et instruits et sont bien installées dans une maison que je leur ai fait construire. Mes gendres passent leur temps à étudier. Mais en ce qui concerne mon fils, Samuel-Na’houm, je dois admettre qu’il est pour moi une grande déception. J’avais espéré que lui aussi serait un savant, mais malheureusement, il n’a aucune disposition pour l’étude.

Eliézer-Réuben conta à Barou’h qu’il avait tout essayé, demandant même les conseils du rabbin sur la façon d’amener Samuel-Na’houm à l’étude, mais le rabbin lui avait dit qu’étant donné les circonstances, il serait préférable de faire apprendre un métier à son fils.

– Vraiment, ce n’est pas du tout ce que je voulais, s’exclama Eliézer-Réuben presque comme s’il s’excusait. Mais que pouvais-je faire d’autre ? Aussi j’ai pris Samuel-Na’houm pour travailler avec moi à la forge, plutôt que de le laisser travailler pour quelqu’un d’autre. Tant qu’il est avec moi, je peux au moins le surveiller et l’aider à devenir meilleur.

Barou’h essaya de consoler le forgeron en démontrant qu’il était tout à fait possible d’être un Juif bon et respecté tout en étant ouvrier, et, en fait, il donna Eliézer-Réuben lui-même comme splendide exemple de la vérité de cet argument. Mais le pauvre Eliézer-Réuben n’était pas si facilement convaincu, et il était évident qu’il était très déçu par son fils unique qui ne pouvait étudier.

Pessa’h arriva enfin. Pour ce Pessa’h, la maison d’Eliézer-Réuben était totalement différente. Les deux gendres du forgeron étaient là, et c’étaient de vrais érudits. Ils avaient étudié à la yéchivah de Vitebsk. Barou’h passa des heures à discuter avec eux de sujets ardus du Talmud.

Pendant ces moments-là, Eliézer-Réuben s’asseyait tout près d’eux, et écoutait leurs discussions avec grand intérêt, bien qu’il n’en comprenne pas un mot. On voyait que cela lui causait le plus grand des plaisirs et qu’il était au septième ciel de ravissement d’avoir amené la Torah entre les quatre murs de son humble demeure.

Barou’h se sentait très à l’aise cette fois. Il n’avait plus besoin de cacher son érudition, de crainte qu’on ne le pense « supérieur ». Car, assis parmi ces gens simples, honnêtes et craignant D.ieu et aimant la Torah, dont le seul désir était de servir D.ieu et de garder Ses commandements dans chaque détail, il se sentait absolument chez lui.

D’autre part, il y avait le fils unique, Samuel-Na’houm, assis un peu à l’écart en silence, évidemment hors de son élément, avec sur son visage une expression de tristesse qui voulait dire : « Que ne donnerais-je pour pouvoir participer à cette discussion de la Torah, ou tout au moins la comprendre... »

Barou’h comprit rapidement la détresse de Samuel-Na’houm, qui fit naître en lui une onde de sympathie pour l’humble garçon. Il ne pouvait manquer de remarquer non plus la façon dont, de temps à autre, Eliézer-Réuben jetait un regard vers son fils, hochant la tête avec regret en constatant qu’il n’était pas capable de se joindre à ses gendres et à Barou’h dans leurs discussions.

Le forgeron comparaît apparemment son fils à ses gendres qui étaient si instruits et peut-être même à Barou’h qui, par ses propres efforts et en dépit de tous les obstacles et toutes les difficultés, avait atteint à un tel degré de culture.

Regardant le visage tourmenté de Samuel-Na’houm, Barou’h conçut l’idée de suggérer à son père d’envoyer son fils dans une yéchivah et de lui donner une autre occasion d’étudier la Torah. Car il était évident d’après la façon dont il avait écouté les savants de la Torah, qu’il leur enviait leur science et avait faim et soif de savoir.

Barou’h dit alors au forgeron : « Il est vrai que je vous ai dit qu’il était possible d’être un Juif bon et honnête même sans être instruit. Je maintiens aussi que le travail est une chose de valeur et, comme vous le savez, je vis moi-même du travail de mes mains. Je n’ai pas honte de faire n’importe quel travail honnête. Mais en regardant maintenant Samuel-Na’houm, j’en suis venu à la conclusion qu’on devrait lui donner l’occasion d’étudier la Torah et mon conseil est : envoyez-le dans une yéchivah. »

Quand Samuel-Na’houm fut mis au courant de la suggestion de Barou’h, il fondit en larmes, et implora son père de lui permettre d’aller étudier. Son père y consentit et Barou’h était aussi heureux que Samuel-Na’houm.

Des années plus tard, Barou’h apprit que Samuel-Na’houm était devenu un bon étudiant de la Torah et le gendre d’un savant de la Torah. Cela lui fit énormément plaisir, car il sentait qu’il avait sa part dans la nouvelle manière de vivre de Samuel-Na’houm et sa réussite. De plus, il était heureux pour le forgeron qui avait tellement désiré que son fils étudiât la Torah et devînt savant comme ses gendres.