Tichri 5734 (1973) : les grandes fêtes avaient commencé, comme tous les automnes, mais, cette année-là, tout fut différent. Le jour de Yom Kippour, Israël dut, une fois de plus, affronter les armées coalisées de ses voisins. Le monde juif, bouleversé, ne savait pas de quoi l’avenir serait fait. Pendant tout l’été précédent, le Rabbi, sans jamais dire à quoi il faisait allusion, n’avait cessé de parler de « l’ennemi qui veut se venger » et avait demandé avec insistance que l’on aille voir les enfants, qu’on leur fasse donner la charité et réciter des versets de Torah, soulignant les fortes paroles des Psaumes qui proclament que, par ce moyen, on peut justement « abattre l’ennemi et le vengeur ». Les ‘hassidim, partout dans le monde, avaient répondu à cet appel et l’événement était arrivé auquel personne n’aurait pu croire dans l’euphorie maintenue depuis la guerre des Six Jours. L’histoire l’a retenu sous le nom de « Guerre de Kippour ».
Face à la guerre, le Rabbi avait choisi une réponse historique et immémoriale : la joie.Pendant ce temps, chez le Rabbi, les fêtes avaient commencé avec toute la solennité requise. Cependant, face à la situation, le Rabbi avait choisi une réponse historique et immémoriale : la joie.
C’est donc dans cette atmosphère étonnante que ce début d’année juive s’était déroulé. Un groupe de jeunes Français était là, une trentaine de personnes environ. Ils étaient parmi les premiers venus de France à retrouver leurs racines et, pour beaucoup d’entre eux, ils venaient pour la première fois rencontrer le Rabbi. Les fêtes de Souccot s’étaient passées avec une allégresse propre à repousser toutes les tentacules de l’inquiétude, puis ce fut le temps de Sim’hat Torah. Chez le Rabbi, cette fête a toujours été un temps privilégié, mais personne ne pouvait prévoir ce qui allait se passer cette fois-ci. Un témoin raconte :
« Les hakafot, les danses de la fête avec les Séfer Torah, s’étaient déroulées dans la plus grande allégresse, comme toujours chez le Rabbi. Et cette joie semblait briser toutes les barrières. La synagogue était pleine et chacun se tenait à sa place pour ne rien perdre de ces moments précieux. Arriva la cinquième hakafa. On donna les Séfer Torah à quelques-uns des vieux ‘hassidim présents, comme c’était l’habitude et comme cela avait été le cas pour les danses précédentes. L’un d’entre eux fut toutefois remis au Rav Chmouel (« Moulé ») Azimov, l’émissaire du Rabbi à Paris. Tout cela n’avait rien d’étonnant et chacun attendait, avec une joie et une impatience contenues le début de la hakafa.
« C’est alors qu’on vit le Rabbi appeler son secrétaire et lui dire quelques mots que personne, sauf lui, ne pouvait entendre. Cela ne dura pas longtemps. Très vite, le bruit courut dans la vaste salle : le Rabbi voulait que tous les Français présents participent à cette hakafa ! Il insistait, indiquant qu’ils devaient tous y participer, même s’il n’y avait pas assez de Séfer Torah pour en donner un à chacun !
« L’émotion envahit tous les cœurs. Compte tenu de l’affluence, quitter sa place et rejoindre le centre de la synagogue où la danse avait lieu n’était pas chose facile. Mais qui aurait refusé de répondre à la demande du Rabbi ? D’une manière ou d’une autre, chacun réussit dans cette entreprise et se trouva bientôt à l’endroit voulu, attendant le début de la hakafa.
Incrédules, ils se mirent à murmurer : « C’est la Marseillaise, le Rabbi chante la Marseillaise ! »« Un des vieux ‘hassidim agit comme la tradition le voulait : il lança un chant ‘hassidique traditionnel que tous allaient reprendre, donnant ainsi le signal du départ à cette cinquième danse de la fête. Le Rabbi avait coutume d’encourager les chants ainsi lancés depuis sa place, à son pupitre installé sur une estrade, afin que tous puissent le voir, dans le coin supérieur droit de la synagogue. Cette fois, cependant, il montra que ce n’était pas ce chant-là qu’il souhaitait en ne réagissant pas à son audition. Très vite, les présents le réalisèrent. Des « Chut ! Chut ! » se firent entendre et le silence fut rétabli. Le Rabbi quitta alors son pupitre, son livre de prières à la main. Il s’avança jusqu’au bord de l’estrade où il se tenait et entonna un chant que personne ne reconnut dans l’assistance.
Parmi les Français qui participaient à la hakafa, certains finirent pourtant par identifier les bribes de mélodie qui parvenaient jusqu’à eux au travers de la distance qui les séparaient de l’estrade. Incrédules, ils se mirent à murmurer : « C’est la Marseillaise, le Rabbi chante la Marseillaise ! » On les fit rapidement taire : c’était impossible. Que serait venu faire l’hymne national de la France dans une telle assemblée, en une telle occasion ? Mais le Rabbi continuait à chanter et il fallut se rendre à l’évidence. Ne comprenant rien à ce qui arrivait, les Français commencèrent, à leur tour, à en chanter l’air sans les paroles puisque le Rabbi y avait manifestement mis d’autres mots.
C’est dans une atmosphère indescriptible que la hakafa s’acheva. Cependant, ce n’était pas encore fini. Le Rabbi demanda que tous les Français viennent le rejoindre sur l’estrade où lui-même se tenait. Il fit servir à chacun d’eux un peu de vodka et, accoudé sur son pupitre, attendit que, l’un après l’autre, ils disent « lé’haïm », souhaitant à chacun individuellement « lé’haïm – à la vie » avec un sourire éblouissant. Chacun retourna ensuite à sa place. On apprit aussi que le Rabbi avait chanté, sur l’air de la Marseillaise, les mots du cantique récité le Chabbat et les jours de fête, Haadérèt Véhaémouna, qui proclame la grandeur de D.ieu. Les Français, devenus les héros du jour, passèrent la nuit qui suivit dans un état d’esprit nouveau.
Le lendemain matin, dans la prière de la fête, l’officiant, impressionné par les événements de la veille comme tous ceux qui y avaient assisté, voulut, quand le moment en fut venu, chanter le cantique Haadérèt Véhaémouna sur l’air de la Marseillaise. Debout à son pupitre, le Rabbi ne fit que quelques très légers signes d’encouragement, manifestant que, sans condamner l’initiative, il ne l’approuvait cependant pas.
Personne ne sut comment interpréter ce qui semblait un brutal revirement. La réponse fut donnée le lendemain, lors du traditionnel farbrenguen1 qui concluait la fête. Le Rabbi y expliqua que ce chant était lié à la France et qu’il avait été donné spécifiquement aux Français, soulignant que le fait de le chanter à Brooklyn n’avait pas de signification. Puis il demanda, une fois de plus, à tous les Français présents de venir se grouper sur un côté de l’assemblée. L’entreprise fut, là encore, réalisée non sans mal, car la trentaine de personnes concernées se trouvait disséminée dans toute la grande salle bondée. Une fois que ce fut fait, le Rabbi appela le Rav Azimov et lui remit une bouteille de vodka pour en distribuer un peu à chacun des Français. Il lui remit également une ‘hallah qui se trouvait devant lui en lui disant que, puisqu’il y avait également des jeunes filles et qu’elles n’avaient pas l’habitude de boire de la vodka, chacune en recevrait un morceau. Le Rav Azimov servit donc à chacun un peu de vodka et, comme le soir de la fête, le Rabbi dit « lé’haïm » à chacun, individuellement, avec ce sourire toujours littéralement éblouissant.
Puis, le Rabbi s’adressa à cette trentaine de personnes en français alors que des milliers d’autres restaient sans comprendre. Il prononça les mots suivants :
« Je vous sers lé’haïm pour faire la révolution en France contre le Yétser Hara [le mauvais penchant] as soon as possible [aussi tôt que possible] bésim’ha, avec joie et inspiration. Et le bon D.ieu vous bénira pour être mékabel pné Machia’h tsidkénou [pour accueillir Machia’h]. »
Ces mots résonnent encore dans la tête de ceux qui les entendirent comme s’ils avaient retenti hier.
Depuis lors, la Marseillaise s’élève avec les mots de Haadérèt Véhaémouna, chaque Chabbat et jour de fête, dans toutes les synagogues ‘Habad-Loubavitch de France.
Il faut sans doute indiquer que le Rabbi se fit là le continuateur d’une œuvre entamée, d’une autre manière, par Rabbi Chnéour Zalman, le fondateur du ‘hassidisme ‘Habad, au début du 19ème siècle. En effet, Rabbi Chnéour Zalman, contemporain de Napoléon Ier et son adversaire, avait adopté une marche militaire de l’armée impériale et en avait fait un chant ‘hassidique, entonné encore aujourd’hui, dans toutes les synagogues Loubavitch à la fin de Yom Kippour, en signe de victoire spirituelle.
Dans les deux cas, il s’était agi de transformer un monde, de faire qu’y règnent le souci et la recherche du lien avec D.ieu.
Vidéo : Le nigoun "Haaderet Vehaémouna" chanté sur l'air de la Marseillaise lors du farbrenguen du 13 Tamouz 5736/1976 :
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