וַיָּ֨שָׁב הַיָּ֜ם לִפְנ֥וֹת בֹּ֨קֶר֙ לְאֵ֣יתָנ֔וֹ
« La mer revint à toute sa puissance au lever du jour »
– Exode 14, 27
1. Le Midrash rapporte à propos de ce verset que, lorsque D.ieu créa le monde, Il fit promettre à la mer qu’elle s’ouvrirait devant les Juifs lorsqu’ils la traverseraient. Cette condition est donnée en allusion dans le mot « puissance », אֵיתָן - eithan en hébreu qui est composé des mêmes lettres que תְּנַאי - tnaï qui signifie « condition ».
Cette explication ne semble pas concorder a priori avec le texte. En effet, la condition posée par D.ieu envers la mer porte sur son ouverture, alors que le mot eithan fait part de la façon dont la mer s’est refermée après la traversée des Juifs.
Les commentateurs répondent à cette question en affirmant que cette condition allait plus loin : si la mer avait refusé de s’ouvrir, elle se serait asséchée, à l’exemple de l’épisode relaté dans le Talmud dans lequel Rabbi Pin’has ben Yaïr avait menacé le fleuve Guinaï d’arrêter à tout jamais le cours de ses eaux s’il ne le laissait pas passer.
C’est donc pour cette raison que le pacte entre la mer et son Créateur s’exprime au moment où celle-ci retrouve son état naturel, qu’elle n’aurait pu jamais réintégrer si elle avait failli à sa promesse.
Cette explication semble toutefois insuffisante. D’une part, parce que, si la mer n’avait pas respecté son engagement, ses eaux se seraient complètement asséchées, alors que la condition est donnée en allusion sur le fait qu’elle est revenue « à toute sa puissance », ce qui dépasse sa simple existence. D’autre part, même d’après ce commentaire, la lecture midrashique du verset reste fausse. En effet, la mer ne « revint » pas à sa condition lors de sa fermeture, mais lorsqu’elle s’ouvrit devant les Juifs.
La nature est soumise aux Justes
2. Sur ce même verset, le Maguid de Mézéritch rapporte un commentaire qu’il avait entendu de son maître et prédécesseur, le Baal Chem Tov, lié aux paroles adressées par Rabbi Pin’has ben Yaïr au fleuve Guinaï : « Si tu ne t’ouvres pas, je décrète qu’aucune eau ne passera jamais plus dans ton lit » :
D.ieu a fait promettre à Sa création qu’elle devait se plier à la volonté des Justes, même si elle devait enfreindre pour cela les lois de la nature. De ce fait, si le fleuve n’avait pas exaucé la demande qui lui était faite, il aurait transgressé cette condition et ce serait comme s’il n’avait jamais existé et qu’aucune eau n’avait jamais été créée en ce lieu. Il en résulte donc que nulle eau ne passerait non plus ici dorénavant.
En d’autres termes, les paroles de Rabbi Pin’has ben Yaïr ne signifient pas que les eaux devraient s’arrêter à partir de cet instant, mais que son obéissance aux Justes conditionnait rétroactivement son existence depuis sa création. Car sa transgression du pacte fait à sa création remet entièrement celle-ci en question.
Ce point de vue peut alors justifier la relecture midrachique du verset : Puisque le non-respect de la condition faite à la mer n’influait pas seulement son existence future, mais aussi son existence passée (bien qu’a priori on ne puisse plus revenir dessus) au point de la faire retourner au néant originel, l’accomplissement de la promesse de la mer donnait à son être une force nouvelle, exprimée par le mot « puissance » dont l’anagramme hébraïque signifie « condition ».
Toutefois, cette relecture explique seulement la relation entre la puissance de la mer et son ouverture devant le peuple juif, mais on ne comprend toujours pas pourquoi c’est au moment où elle s’est refermée que son pacte avec D.ieu fut respecté et qu’elle acquit sa puissance.
Quand s’est révélée la pleine puissance de la mer ?
3. La réponse à cette question passe par l’explication de la difficulté soulevée par le Midrache et qui le pousse à réinterpréter la « puissance » en « condition ». En fait, si le texte prend la peine de dire que « la mer revint à sa puissance », c’est pour apporter un éclaircissement. En effet, pourquoi l’assèchement miraculeux de la mer nous laisserait penser qu’il avait induit un affaiblissement qui lui aurait fait perdre sa puissance par la suite ?
À première vue, on aurait pu répondre ainsi : les miracles, et plus particulièrement ceux liés à la sortie d’Égypte peuvent être classifiés en deux catégories :
a. Les miracles qui opèrent un changement de nature, tel que la lèpre qui apparut sur la main de Moïse lors de l’épisode du buisson ardent. Sa main qui était saine devint miraculeusement malade et il fallut un second miracle pour qu’elle revienne à son état initial.
b. Les miracles qui transforment la nature tels que la mutation des eaux du Nil en sang. Pendant tout le temps de cette transformation, l’eau est restée de l’eau. Le miracle ne fit que lui donner l’aspect du sang. Un simple arrêt de ce miracle suffit alors à ramener le Nil à son état naturel.
L’ouverture de la Mer Rouge pourrait être a priori interprétée comme un miracle de la première catégorie : cette ouverture provoqua un assèchement qui annula l’existence même de la mer. De ce fait, on aurait pu penser que le retour de la mer à son état initial exigeait une recréation de celle-ci.
C’est pourquoi le verset précise qu’elle revint « à toute sa puissance » : l’ouverture de la mer ne l’avait pas fait disparaître, elle avait gardé son statut tout au long du miracle. C’est d’ailleurs pour cela que Rachi explique qu’elle avait retrouvé sa puissance « première ».
Mais cette réponse est encore insuffisante, car la Torah elle-même explique que « D.ieu fit souffler un fort vent d’est durant toute la nuit » (Exode 14, 21). La mer est donc restée ouverte du fait de (la force divine investie dans) ce vent violent qui l’a maintenue ainsi tout au long du miracle. Ce qui montre bien que la nature de la mer n’avait pas été transformée et, de ce fait, à quoi bon préciser qu’elle avait retrouvé sa puissance ?
Tel est alors le sens des paroles du Midrache : la force retrouvée par la mer n’était pas seulement physique (car s’il en est ainsi, pourquoi le mentionner ?), mais elle découlait de la condition que le Créateur avait mise à son existence lors de sa création, à savoir de céder le passage aux Juifs à leur sortie d’Égypte. Et le respect de cette condition lui a prodigué une puissance nouvelle, bien supérieure à celle qu’elle avait précédemment, comme nous allons l’expliquer.
Bien que le respect de cette clause eût lieu lors de l’ouverture de la mer, le verset introduit cette notion lorsqu’elle s’est refermée, car c’est à ce moment-là que s’est véritablement révélée la puissance induite par cette condition.
D.ieu avait-Il besoin d’une condition ?
4. Pour expliquer cela, il faut d’abord comprendre pourquoi D.ieu eut besoin de mettre une condition lors de la création de la mer afin qu’elle s’ouvre devant le peuple juif. A priori, D.ieu est le maître absolu du monde et rien ne peut s’opposer à Sa volonté. On peut donc imaginer qu’Il aurait pu forcer la mer à se fendre sans avoir mis aucune condition préalable.
En fait, le but de la création du monde (qui, selon le Midrache, a été réalisée pour le peuple élu et la Torah) n’est pas simplement de donner la possibilité à ce peuple d’utiliser le monde physique pour accomplir les commandements divins, sans que ce monde prenne part à cet accomplissement. Le véritable sens de la création est que, par son service divin (qui doit imprégner toutes les composantes de sa vie quotidienne), ce peuple fasse de ce monde, selon les termes du Midrache, « une demeure pour D.ieu ».
Or, une demeure est un lieu où l’Essence de D.ieu se trouve, comme un roi réside lui-même dans sa demeure. De ce fait, le niveau du divin qui transcende les limites de ce monde (ainsi que son niveau immanent) doit pouvoir être ressenti ici-bas.
C’est pourquoi D.ieu a mis la condition à la mer, ainsi qu’à toute la Création, de changer leur nature pour les Juifs lorsque le moment se présentera. En effet, s’il n’en était pas ainsi, c’est un miracle procédant du niveau transcendant du divin qui serait survenu, passant outre à la Création. D.ieu créa donc la mer (et toutes les autres créatures) en passant une alliance avec elle afin que celle-ci, en tant que créature, accepte de changer sa nature pour laisser passer les Enfants d’Israël et révèle ainsi la transcendance divine au sein des limites de la création.
C’est pour cette raison que dans le respect de cette condition se jouait non seulement le devenir de la mer, mais aussi son existence passée depuis sa création au point de retourner au néant dont elle fut tirée. Car la loi juive stipule qu’une alliance non respectée est rétroactivement annulée.
Ce que la mer a gagné
5. Nous pouvons maintenant comprendre dans quelle mesure la réalisation du pacte scellé avec la mer (et toutes les créatures) a renforcé son existence : lorsque l’existence d’une créature s’interrompt au bout d’un certain temps, cela révèle a posteriori une certaine fragilité dans son existence passée et qui est à l’origine de sa disparition.
Or, il est évident que la mer et les autres créatures de ce monde relèvent, dans leur création originelle, de ce type d’existence, car, selon le Midrache, elles n’ont été créées que pour six mille ans au plus. Mais en accomplissant la condition mise par D.ieu – de se plier à la volonté des Justes – lors de leur création, leur existence s’en est trouvée raffermie de par leur participation au dessein divin. Si elles n’étaient que des outils pour sa réalisation, leur existence n’aurait été remise en question en aucune manière, car elles auraient dû faire la volonté des Justes contre leur gré.
Et comme les Justes (qui sont, selon les Maximes de nos Pères, « les souches des plantations et l’action des mains » de D.ieu) acquièrent, de par leur service divin, une dimension éternelle, tout ce qui participe à ce service y a aussi accès. De ce fait, en accomplissant leur volonté, la mer et toute la création parvinrent à un niveau supérieur à leur existence première, procédant elles aussi de l’éternité.
6. Tel est donc le sens des paroles du Midrache « La mer revint à toute sa puissance, c’est-à-dire à sa condition » : tant que la mer était ouverte, on pouvait penser que ce miracle était le fait d’une annulation de son existence (induite par un changement forcé).
Ce n’est que lorsque celle-ci s’est refermée – en gardant toute sa puissance, selon le sens littéral du verset, qui exprime, comme nous l’avons expliqué, le fait qu’elle n’avait rien perdu de son existence – et que son existence a laissé s’accomplir la volonté divine qui était contraire à sa nature, que s’est révélée en elle une dimension supérieure, inconnue jusqu’alors.
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