La vie de chacun d’entre nous peut être lue comme une anthologie de récits ‘hassidiques. Je voudrais vous raconter une histoire tirée de ma propre anthologie.

Pendant de nombreuses années, j’ai participé en tant qu’orateur au Chabbaton (« Chabbat plein ») d’hiver, à Crown Heights, le quartier ‘Habad de Brooklyn. Il y a une vingtaine d’années, cependant, j’ai commencé à « craquer ». À tel point que j’avais du mal à supporter le son de ma propre voix. Je n’arrivais plus à répondre mille fois à la même question. J’en avais assez. C’est dans cet état d’esprit que j’arrivais à Crown Heights, en décembre 1990, pour ce qui me semblait être ma dernière participation à un cycle de conférences. D’autre part, je me sentais fortement coupable. En effet, le Rabbi m’avait encouragé à participer à ces conférences, et maintenant je craignais de le décevoir. La ‘Hassidout n’apprécie pas les défaitistes. Cependant, il n’y avait vraiment rien à faire ; je n’avais plus la force de parler. J’avais passé des heures à réfléchir à une activité de substitution, mais je n’avais rien trouvé.

Un grand découragement

Comme prévu, le discours que je prononçai au cours de ce Chabbaton fut un véritable désastre – décousu, haché et sans grand intérêt. C’était le chant du cygne de l’orateur. Outre l’ennui et la culpabilité, je ressentais à présent un grand découragement !

Le dimanche matin, le Rabbi recevait les visiteurs. Tous ceux qui le souhaitaient pouvaient rencontrer le Rabbi et recevoir sa bénédiction et un dollar pour la Tsédaka. La foule des gens qui venaient rencontrer le Rabbi se chiffrait toujours par milliers, et l’attente était longue et difficile. Par bonheur, j’avais participé au Chabbaton et tous les participants étaient reçus parmi les premiers.

Songeant à ma piètre prestation de la veille et à mon projet d’abandonner cette activité, j’étais encore plus anxieux que d’habitude à l’idée de rencontrer le Rabbi. Néanmoins, dimanche matin à 10 h 30, je me rendis au « Crown Hôtel » afin de rejoindre les personnes qui avaient participé au Chabbaton, car nous devions rencontrer le Rabbi à 1l h 30.

Sur le chemin, je rencontrai un groupe de personnes qui avaient participé au Chabbaton, ils me saluèrent et évoquèrent mon affreuse prestation, au cours du Chabbaton. Ils me dirent que le sujet quoiqu’intéressant était néanmoins difficile à suivre. Ils voulaient savoir si j’avais déjà publié un livre sur ce sujet.

Écrits scientifiques et littéraires

Lorsque je leur répondis par la négative, ils voulurent savoir pourquoi. Je leur avouai qu’en fait j’étais (et je suis toujours) un orateur, mais que j’étais un piètre écrivain. Ils ne purent comprendre cela, car ils savaient que je devais impérativement écrire pour faire connaître mes travaux dans le monde scientifique international. Je leur expliquai alors que les écrits scientifiques n’ont rien à voir avec la littérature. En fait, mon écriture correspondait à merveille au style froid, monotone et abscons des revues scientifiques. Lorsque nous arrivâmes à l’hôtel, un autre groupe vint me demander où ils pourraient trouver mes livres. Lorsque je leur dis que je n’en avais jamais écrit, ils me demandèrent eux aussi pourquoi. Je dus réitérer ma réponse.

Je descendis dans le hall de l’hôtel pour attendre l’heure du départ. Il y avait plusieurs étudiants de yéchiva qui avaient participé à l’animation de ce Chabbaton. Ils s’approchèrent et me demandèrent où ils pourraient trouver mes « papiers ». Je leur dis qu’il n’y avait pas de « papiers » imprimés.

– Et pourquoi donc ? demandèrent-ils.

Là, je commençais à perdre patience. Je leur expliquai vivement que je n’étais pas un écrivain, et qu’en fait, je ne pouvais pas écrire.

– Comment cela est-il possible ? Vous êtes bien un professeur, n’est-ce pas ? me dirent-ils avec insistance.

Je les laissai et sortis de l’hôtel. Les invités se rassemblèrent enfin pour aller au « 770 ».

En chemin, je me retrouvai derrière un couple qui se présenta et me demanda où trouver mes livres... C’était vraiment incroyable ! Je souris en faisant mine de ne pas entendre leur question, et je poursuivis mon chemin.

Lorsque nous arrivâmes au 770, nous dépassâmes la foule qui attendait et nous passâmes par une porte qui se trouvait au sous-sol du bâtiment. Plus nous avancions, plus mon cœur battait, ma bouche devenait sèche. En fait, une entrevue avec le Rabbi n’est pas quelque chose d’anodin.

Quelques secondes après, je me retrouvai devant le Rabbi. Bien que l’entretien ne dure que quelques secondes, ces secondes sont très longues. Pendant ces instants précieux, le Rabbi est totalement attentif à vos problèmes. Rien d’autre n’existe à part vous.

Le Rabbi me regarda avec une expression d’amour incommensurable, il me tendit un dollar et me souhaita « Berakhah véhatsla’hah » (« bénédiction et réussite »). Je m’apprêtais à avancer, lorsque son secrétaire me saisit l’épaule. Je me retournai vers le Rabbi, celui-ci me tendit un autre dollar. Lorsque je pris le second dollar, le Rabbi me dit avec un sourire amusé : « Hatsla’hah in schreiben » (« succès dans l’écriture »). Je fus stupéfait.

Lorsque je quittais le 770, un ami qui avait assisté à la scène me demanda :

– Yankel, tu es un écrivain ?

– Maintenant j’en suis un, lui répondis-je en souriant.