La dictature de Staline avait atteint les degrés ultimes de l’horreur. Adoré et craint par toute la population russe, il avait fait jeter dans les prisons du Goulag des millions d’innocents qui, de plus, étaient supposés lui être reconnaissants de bien vouloir les « rééduquer »...

Quand Reb Mendel Futerfas fut arrêté, ce fut peu après Roch Hachana.

C’était un ‘Hassid de Loubavitch, dévoué corps et âme à son Rabbi. Et Rabbi Yossef Its’hak Schneersohn avait affirmé que chacun devait être prêt à sacrifier jusqu’à sa vie pour que chaque Juif reçoive une éducation juive.

Reb Mendel avait été accusé d’activités « contre-révolutionnaires ». Il était évident qu’il serait condamné à passer le reste de sa vie en Sibérie, ce qui signifiait qu’il ne lui restait probablement plus beaucoup de temps à vivre.

Alors qu’il partageait une cellule humide avec des centaines d’autres détenus – tous des criminels endurcis –, il réalisa soudain que plusieurs jours étaient passés et que ce soir, c’était Yom Kippour !

D’une part, il était triste : il devait passer le jour le plus saint du calendrier juif dans cet environnement terrifiant. Mais d’autre part... il était vivant. Et il était un ‘Hassid du Rabbi de Loubavitch. Que lui apporterait la tristesse ? Il devait se hisser au-delà de cette situation.

Cette nuit-là, il se prépara une petite synagogue : son lit ou plutôt la planche qui lui servait de lit. Assis sur son lit, il réciterait autant de prières de Yom Kippour dont il se souviendrait et D.ieu écouterait.

Ce n’était pas facile : on ne récite ces prières qu’une fois par an et il y en avait tellement... Mais une prière lui vint spontanément à l’esprit, arrangée, comme tant d’autres, selon l’ordre alphabétique : Vekhol maaminim, « Et tous ont foi en Toi... »

Dans le calme de la nuit, Reb Mendel se balançait, d’avant en arrière, reproduisant inconsciemment la gestuelle du Juif en prière. Soudain il réfléchit : « Tous ont foi en Toi ? Ah bon, vraiment ? Mais ceux qui m’ont espionné puis capturé et enfin jeté dans cette terrible prison sont des Juifs qui rêvent de créer “l’homme nouveau”... »

En soupirant, Reb Mendel classa cette question au fond de son esprit, avec tant d’autres semblables, et continua de penser au Temple de Jérusalem, aux Dix Martyrs, à Jonas dans le ventre du poisson...

Quelques jours plus tard, alors que tous ses « compagnons » d’infortune ronflaient, Reb Mendel récitait le « Chéma » du soir quand Ivan s’approcha de lui. Oui celui qu’on avait surnommé « Ivan le Terrible », cette masse humaine qui terrorisait les plus endurcis des criminels, qui avait sans doute décidé ce soir de se moquer du Juif et de le faire souffrir.

Mais Ivan se glissa près de lui et murmura :

– Tu es Juif n’est-ce pas ?

Reb Mendel ne s’en était jamais caché : mieux valait mourir comme un Juif plutôt que vivre dans le mensonge. Il regarda Ivan droit dans les yeux et répondit : « Oui. »

– Moi aussi ! rétorqua Ivan devant un Reb Mendel interloqué. D'ailleurs, j’ai même jeûné ce Yom Kippour. Oui, moi, Ivan le Terrible, le meurtrier, j’ai jeûné Yom Kippour.

Il y a quelques jours, j’ai entendu un détenu juif annoncer à un autre : « Demain c’est Yom Kippour ! » Et soudain j’ai décidé que moi aussi j’allais jeûner, je ne sais pas pourquoi.

Le lendemain, j’ai déclaré aux gardiens que j’étais malade et on m’a envoyé à « l’hôpital », une cabane avec une planche en bois en guise de lit. Assis là, tout seul, je commençai à regretter ma décision. Puis je réalisai qu’il ne suffisait pas de jeûner, il fallait aussi prier. Je me souvins de mon grand-père qui m’emmenait à la synagogue et il priait, soupirait, pleurait avec tous les autres Juifs. Tandis que moi, j’ai passé ma vie à voler, à tuer même, à nuire aux autres par tous les moyens possibles. Et je ne savais même pas prier...

Puis je me suis soudain souvenu d’une prière, quelque chose que ma grand-mère me chantait chaque matin quand je me réveillais. Je me suis souvenu de son visage doux et de ses yeux tristes. Et j’ai éclaté en sanglots. Tu entends ? Moi j’ai pleuré ce Yom Kippour exactement comme mon grand-père ! Comme tous les autres Juifs du monde ! Et quand j’ai fini de pleurer, je n’ai même pas essuyé mes yeux, j’ai répété des dizaines, des centaines de fois : Modeh ani lefanekha mélèkh 'haï vekayam chéhé’hézarta bi nichmati bé’hemla rabba émounatekha. »

Je ne sais même pas ce que ces mots signifient. Mais depuis le matin jusqu’à la nuit tombée, je les ai répétés encore et encore.

Mais attention ! (Il était redevenu Ivan le Terrible). Il pointa Reb Mendel du doigt et le menaça : « Ne t’avise pas de répéter cela à quiconque ! Compris ? »

Et il se leva et s’éloigna au plus vite.

Reb Mendel était stupéfait. Il suivit des yeux Ivan qui était retourné sur sa planche et s’était endormi instantanément.

Soudain, il réalisa. Le bon D.ieu lui avait envoyé la réponse à sa question : « Oui, tous ont foi en Toi ! Si même ce meurtrier est capable de jeûner Yom Kippour en répétant inlassablement Modeh ani, c’est bien la preuve que tous les Juifs, d’une manière ou d’une autre, ont confiance en D.ieu. »