Notre famille était typiquement russe. Mes grands-parents avaient quitté la Pologne pour la Russie du Sud en 1953. C’était de fervents communistes et ils élevèrent ma mère dans cette perspective. Ce fut ma grand-mère, Larissa Michaelovna qui m’éduqua de fait puisque ma mère, Olga, décéda quand je n’avais qu’un an.
Ma grand-mère ne permettait pas qu’on parle une autre langue que le russe à la maison. Elle était d’ailleurs le meilleur professeur de russe dans notre ville. Jamais elle n’avait évoqué le passé. Nous savions juste qu’elle était originaire de Pologne. La seule fois que je l’entendais parler polonais, c’était quand elle saisissait son violon pour chanter de vieilles mélodies de son pays natal. Alors elle pleurait et riait en même temps. Elle regardait dans le vague comme si elle se trouvait transportée très loin de là et les larmes coulaient sur ses joues.
– Babouchka, Babouchka ! répétais-je alors, pourquoi pleures-tu ?
Elle souriait et m’embrassait comme seule une Babouchka peut le faire.
Mon anniversaire tombait à la mi-décembre et ma grand-mère marquait toujours l’occasion en chantant une mélodie polonaise qui, disait-elle, lui rappelait ma naissance : « Oh ‘Hanoukeh, oh ‘Hanoukeh, a yontef, a sheineh... » Je ne comprenais pas ces mots «polonais», mais grand-mère me regardait intensément en s’accompagnant de son violon : je comprenais que les paroles devaient être très émouvantes.
Aux alentours de mon anniversaire, en décembre 2001, il arriva quelque chose qui changea nos vies pour toujours.
Elle revint un soir à la maison, avec un visage rajeuni. Bien qu’elle ait déjà eu soixante-dix-huit ans, elle en faisait vingt de moins. Je me souviendrai toujours de la satisfaction, l’extase même qu’on voyait dans ses yeux quand elle me montra son panier de courses rempli à ras bord : quelque chose comme douze kilos de farine, de l’huile, des conserves de légumes et de fruits ainsi que des friandises comme je n’en avais jamais aperçues dans les magasins.
J’étais stupéfaite. Je savais qu’avec sa maigre pension, elle n’avait pas pu acheter tout cela en une fois. Elle m’expliqua : « Svetochka, ma petite, nous sommes juifs ! Ton véritable prénom est Sheina. J’avais demandé à ta mère de te donner ce prénom en mémoire de ma mère, Sheina qui a été massacrée avec toute ma famille à Auschwitz en 1944. Moi je ne m’appelle pas Larissa, mais Léa. Je ne suis pas polonaise, je suis juive. Tu vois ce numéro tatoué sur mon bras ? Ce n’est pas un numéro de téléphone, c’est mon identité, celle que les nazis m’ont imposée dans le camp.
Après la guerre, je m’étais promis d’oublier le passé et de commencer une vie nouvelle, sans rappel de l’oppression. Je ne voulais pas que ta mère et les générations suivantes souffrent à nouveau. J’étais en colère contre D.ieu et je ne voulais plus qu’Il fasse partie de ma vie. Ma « religion » devint le communisme.
Mais tout cela a changé la semaine dernière, quand je me suis promenée dans le parc. J’ai entendu de la musique : c’était la mélodie que j’ai l’habitude de jouer sur mon violon pour ton anniversaire ! Mes pieds se sont dirigés d’eux-mêmes vers la musique ; juste ici, dans le parc de Krasnodar, je les ai aperçus : des jeunes gens comme je n’en avais pas vus depuis soixante ans ! Ils m’ont rappelé mes frères et mes cousins. Ils dansaient au son de la musique qui sortait de leur voiture et ils arrêtaient les gens qui les regardaient, ils leur posaient des questions et distribuaient quelque chose.
L’un d’entre eux s’est dirigé vers moi et m’a demandé : « Izvinti vi evreika ? » (« Excusez-moi, êtes-vous juive ? ») Je ne pouvais pas répondre, je ne pouvais plus parler ! Les larmes coulaient le long de mes joues et je ne pouvais que hocher la tête pour dire oui. Il m’a donné une boîte de bougies avec un petit chandelier en métal. Regarde, cela s’appelle une Menorah. Il m’a même donné une toupie et un prospectus avec les instructions pour allumer les bougies et comment les contacter. Cela m’a pris quelques jours de réflexion avant que je leur téléphone : j’ai été invitée par Rav Chneour Segal, le directeur du centre juif communautaire de Krasnodar ; il m’a parlé en yiddish : cela fait soixante ans que je n’avais plus parlé dans cette langue ! Il m’a offert ce sac plein de victuailles : j’ai refusé, j’ai pensé que d’autres gens plus nécessiteux pouvaient en faire bon usage, mais il a insisté. Je veux que tu le rencontres, Sheina, il nous invite pour une fête de ‘Hanouka dans son centre communautaire ! Je veux que tu m’y accompagnes, ma Sheina ! »
Comme on dit, la suite était prévisible : après la fête de ‘Hanouka, nous sommes retournées le Chabbat, puis les soirs de semaine pour des cours de Torah. Le plus difficile pour Babouchka fut quand je partis étudier la Torah au Makhone ‘Hamech de Moscou, le séminaire de jeunes filles fondé par le mouvement Loubavitch. Mais elle m’a encouragé : « Tu dois être le témoignage vivant de notre famille. Va et apprends vraiment ce qu’est la vie juive. »
Durant toutes les années que j’ai passées à Moscou, j’ai tenu à retourner chez ma Babouchka pour mon anniversaire. À chaque fois, elle prenait son violon et chantait notre chant si spécial. Mais depuis ce fameux ‘Hanouka, je sais que ce ne sont pas des mots polonais, je sais ce que ces mots signifient : « Oh ‘Hanoukeh, oh ‘Hanoukeh, a yontef, a sheineh... – Oh ‘Hanouka, une fête, une si belle fête ! »
Extrait de L’Chaim n°1147
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