Cette histoire a été entendue de la bouche d'un survivant de la Shoah qui avait 11 ans à l'époque des camps. Il vit aujourd'hui aux Etats-Unis.
 

‘Hanouka 1944, Auschwitz

Je n’oublierai jamais le dernier ‘Hanouccah dans les baraquements. La plupart d’entre nous étaient tellement obsédés par la recherche de quelque chose à nous mettre sous la dent tout en évitant d’attirer l’attention des gardiens que nous n’avions plus aucune notion de quel jour de l’année cela pouvait être. En particulier en ces derniers jours avant la libération, les nazis étaient plus imprévisibles et plus cruels que jamais, et le chaos ne faisait qu’empirer les choses.

Cependant, certains d’entre nous connaissaient exactement la date. Ils informaient les autres qu’aujourd’hui, c’était Chabbat, ou Pessa’h ou quelque autre jour important. Ce jour-là, quelqu’un m’avertit que c’était ‘Hanouccah.

Ce matin-là, je m’étais rendu à l’infirmerie pour tenter de subtiliser quelque pommade, n’importe quoi qui puisse aider à soulager les plaies ouvertes de mon père. Sa maladie – quelle qu’en soit le nom – lui dévorait la chair et chaque fois que je parvenais à me glisser dans sa baraque pour le voir, je le voyais se débattre silencieusement en quête de soulagement. L’enfant de onze ans que j’étais était totalement bouleversé à la vue de mon père en souffrance.

Ce jour-là, quand je pénétrai dans la baraque de mon père, il ne s’y trouvait plus. L’angoisse me saisit.

Un vieil homme que je ne connaissais pas, mais que j’avais déjà vu parler à mon père, s’approcha de moi pour me consoler. Lui aussi ignorait quand mon père avait été emmené – et jusqu’à maintenant, je ne sais pas si c’est la maladie ou une balle nazie qui a emmené mon père au ciel –, mais sa présence était réconfortante.

Il me dit qu’aujourd’hui c’était ‘Hanouccah, où nous célébrons la victoire d’un petit nombre de faibles opprimés sur un grand nombre de puissants oppresseurs. Nous allumons des bougies pour montrer que notre lumière est plus forte que toute obscurité. « Ton père serait très content de savoir que tu perpétues sa lumière malgré la noirceur qui nous entoure », me dit-il.

J’étais si ému par ses paroles – et tous les souvenirs de mes années d’enfance à Lodz qu’elles avaient suscités – que je lui suggérais avec enthousiasme que nous allumions la ménorah ce soir-là. Il me fit un sourire, à moi, l’enfant, – un sourire masquant à peine sa profonde angoisse – et dit qu’il serait trop dangereux d’essayer. J’insistai et m’en fus chercher de l’huile de machine à l’usine.

J’étais tellement excité. Et, pendant ce bref moment, je pus mettre mon deuil de côté. Je revins à la baraque sans me presser, pour ne pas être remarqué, avec mon trésor, ma petite quantité de graisse de machine. Entre-temps, l’étrange monsieur avait confectionné des mèches, semblait-il à partir de vêtements ou de quelque autre tissu.

Il nous restait à trouver du feu pour allumer notre ménorah improvisée. Je remarquai derrière l’une des baraques un tas de cendres fumantes. Nous avons décidé d’attendre le soir et un moment opportun pour allumer nos lumières de ‘Hanouccah.

Et nous avons attendu. Alors que nous marchions en direction des cendres, un garde nous remarqua et nous arracha l’huile et les mèches que nous cachions. Il se mit à nous abreuver d’injures en hurlant. Un miracle sembla arriver quand un de ses supérieurs aboya un ordre qui requerrait apparemment sa participation et il partit en courant avec notre précieux matériel. Le miracle, malheureusement, fut de courte durée. L’animal nous cria qu’il serait bientôt de retour pour « s’occuper de nous ».

J’étais terrifié. L’homme avec moi était tout à fait serein. Et alors il me dit des paroles qui sont restées gravées dans chaque fibre de mon être jusqu’à ce jour :

« Ce soir, nous avons allumé une flamme plus puissante que les lumières de ‘Hanouccah. Le miracle de ‘Hanouccah fut qu’on trouva une fiole d’huile qui brûla miraculeusement pendant huit jours. Aujourd’hui, nous avons accompli un miracle encore plus grand : nous avons allumé la neuvième bougie invisible, alors même que nous n’avions plus d’huile...

Ne te méprends pas. Nous avons bien allumé la ménorah ce soir. Nous avons fait tout ce qui était de notre ressort pour allumer les flammes, et D.ieu est conscient de chaque effort. Il sait que nous en avons été empêchés par des forces que nous ne maîtrisons pas. Alors, d’une certaine manière, nous avons bien allumé la ménorah. Nous avons allumé la neuvième flamme, la plus puissante de toutes, si puissante qu’on ne peut même pas la voir. »

Et l’homme me promit alors : « Tu sortiras d’ici vivant. Et quand tu sortiras, emporte cette invisible neuvième flamme avec toi. Et dis à D.ieu que nous avons allumé une bougie même quand nous n’avions pas d’huile.

« Raconte au monde que la lumière a jailli même de la plus noire des obscurités. Nous n’avions pas d’huile matérielle, ni d’huile spirituelle. Nous étions des créatures misérables, traitées pire que des animaux. Et pourtant, par quelque miracle, nous avons forgé un « creuset » de Judaïsme là où aucun ne pouvait exister – dans le feu de l’enfer d’Auschwitz.

« Alors, nous n’avions pas d’huile. Pas même de l’huile impure. Aucune huile. Mais nous avons quand même allumé une flamme, une flamme alimentée par cet abîme d’obscurité. Nous n’avons jamais cédé. Que le monde sache que notre neuvième flamme est vivante et qu’elle brille. Fais savoir à toute personne désespérée que la flamme ne s’éteint jamais ! »

Alors qu’il achevait ces derniers mots, le sauvage nazi revint et l’entraîna brutalement derrière une des baraques.

Je m’en suis sorti. Quelques semaines plus tard, les Russes sont arrivés et nous avons été libérés. Et c’est ainsi que je suis là aujourd’hui pour vous raconter l’histoire de la neuvième flamme.