Il existe de nombreux récits de la vie des « Cantonistes », ces conscrits juifs qui, sous le règne du Tsar Nicolas Ier, passaient les vingt-cinq meilleures années de leur vie dans l'armée russe. En voici un épisode.
Sim’hat-Torah dans la « Synagogue des Soldats » de la ville de S., dans l'ancienne Russie, offrait un spectacle merveilleux et touchant. La joie que le contact de la Torah donnait aux fidèles – en majorité des anciens « Cantonistes » – était intense et son expression pure et sincère.
Quand la synagogue était au comble de la réjouissance, l’un des vieux soldats manifestait son allégresse par un geste qui nous impressionnait fort : tout en dansant, un Rouleau de la Torah dans les bras, il déchirait brutalement en deux sa chemise, découvrant ainsi de profondes cicatrices sur sa poitrine et ses épaules et il chantait dans l’extase « Torah, Torah, je t’aime ! ».
Après les Hakafoth, nous les jeunes de la petite synagogue aimions l’entourer et le prier de nous raconter la fascinante histoire de ses cicatrices. Bien que nous l’eussions entendue déjà tant de fois, nous l’écoutions toujours avec un ravissement renouvelé. Voici son récit :
J’étais un petit garçon à peine âgé de huit ans quand l’ordre cruel parvint à mon père, Rabbi Schlomo – bénie soit sa mémoire – lui enjoignant de réunir vingt garçons de notre ville pour l’armée du Tsar.
Un grand cri s’éleva dans notre petite communauté. Pour tous les parents qui avaient des garçons de mon âge, y compris les miens, c’était un drame atroce. Si tous les enfants de notre ville avaient été décimés le même jour par une épidémie, la circonstance n'eût pas été plus tragique.
Dans la maison de mon père se trouvaient réunis tous les membres responsables de notre communauté. Parmi les plus riches d’entre eux, certains offrirent des donations importantes à la caisse communale si leurs garçons étaient épargnés. Mais mon père n’en voulut rien savoir. Il demanda que les enfants fussent tous traités sur un pied d’égalité, et que l'on tirât au sort pour savoir qui partirait et qui resterait.
J’étais bien jeune, mais je me rendais compte de l'exceptionnelle gravité de la situation. Étendu sur mon lit, simulant le sommeil, j’entendis plus d'un éclat de voix dans la pièce voisine où la réunion se tenait.
– Et ton petit David ?
D’entendre prononcer mon nom me fit frémir.
– Bien sûr, il ne fera pas exception, répondit gravement mon père.
La réunion dura presque toute la nuit. Avant qu’elle n’eût pris fin, je m’étais endormi.
II
Quand je me réveillai le lendemain matin, je trouvai ma mère assise à côté de mon lit, les yeux rougis par les pleurs et le manque de sommeil. À peine avais-je ouvert les yeux qu’elle m’embrassa avec beaucoup de tendresse et je sentis deux larmes chaudes tomber sur mon épaule. Nous nous taisions. Qu’auraient ajouté les paroles ? Je compris que le sort m’avait désigné parmi les garçons qui devraient quitter leurs foyers, peut-être pour n'y jamais revenir.
– Ne pleure pas, Maman, dis-je, je reviendrai.
– Ce qui me tracasse, Davidel, répondit ma mère, c'est de ne pas savoir si tu me reviendras juif...
– Maman, je serai toujours un Juif, m’exclamai-je avec détermination.
La même scène se répéta quand je me trouvai, un peu plus tard, sur les genoux de mon père dans son petit cabinet de travail. Il me parla longuement. Il n’y avait pas de larmes dans ses yeux, mais je savais que ce qui arrivait lui brisait le cœur. D’ailleurs, il ne survécut pas longtemps au malheur qui le frappait, environ une semaine avant que les garçons ne fussent livrés, il mourut.
Quelques jours plus tard, deux étrangers arrivèrent dans la ville. Ils alléguaient, pour donner une explication plausible à leur présence, l’achat de bétail qu’ils venaient effectuer dans les fermes avoisinantes. Mais la rumeur courut aussitôt que c’étaient des « kidnappeurs ». On chuchotait partout que, soudoyés par certaines familles riches, leur travail consisterait à laisser les enfants de ces dernières à l’abri de l’inhumaine conscription et à leur substituer, par enlèvement, les garçons des pauvres. Quant au plan conçu et mis en pratique par mon père, il n’en fut plus du tout question.
Aussitôt, la ville se vida de tous ses garçons. Ma mère me cacha dans la cave. Puis les « kidnappeurs » vinrent dans notre maison. J’entendis des voix rudes, une discussion suivie d’une courte lutte à laquelle un cri étouffé vint mettre fin, et je perçus un bruit sourd, semblable à la chute d'un corps inanimé sur le sol. Tout cela m’affola, je ne pouvais tenir plus longtemps dans ma cachette. Je montai rapidement les marches conduisant à la trappe sous laquelle je me trouvais et hurlai : « Mère, mère, tu vas bien ? Je t’en supplie, aide-moi à sortir d’ici ! »
À ce moment, deux mains solides m'empoignèrent et je fus emmené. Au passage, je vis ma mère étendue sans connaissance sur le plancher. Je me débattis avec la force du désespoir, ce fut en vain. Je pus seulement crier à mes bourreaux :
– Brutes ! Vous avez tué ma mère !
– Ta mère s’en remettra, me répondirent-ils cyniquement. Quant à toi, petit, sois sage, sinon tu le regretteras.
On nous entassa dans deux charrettes et nous fûmes attachés les uns aux autres au moyen d'une corde dont l'extrémité, pour chaque groupe, était fixée à la charrette qui le transportait. La ville entière vint assister à notre départ et, naturellement, ma mère était présente. Je n’oublierai jamais cette séparation. Des gardes armés entouraient le convoi et tenaient en respect la foule. Mais soudain, ma mère, se frayant un passage jusqu'à ma charrette, me lança un petit paquet. « N’oublie pas ta Bar-Mitsva ! » me cria-t-elle. Ce furent les dernières paroles que j'entendis d'elle. Le paquet contenait une paire de Téfilines et un petit livre de prières. Quant à ma Bar-Mitsva, elle était encore si loin...
III
Eh ! bien, poursuivit le « Cantoniste », je n’entrerai pas dans les détails de ce que j’ai enduré les trois premières années de mon « entraînement ». En fait, ce n’était pas un entraînement militaire, mais plutôt une préparation systématique à une conversion en règle, appuyée par de mauvais traitements qu’on poussait jusqu’à la torture quand nous refusions de manger la tête non couverte, ou de baiser la croix. Et nous refusions toujours.
Durant ces années-là, j’en vins à être considéré comme le « chef » de notre groupe. Étant le fils d’un rabbin et ayant eu la possibilité de m’instruire beaucoup plus que les autres garçons, je devins tout naturellement leur guide et un exemple vivant dont ils tiraient les encouragements nécessaires. Je savais que, face à cet « entraînement » cruel et atroce, le moindre fléchissement de ma part provoquerait fatalement l’effondrement moral de mes camarades.
Le sergent responsable de notre groupe finit peu à peu par s’en apercevoir. Dès lors, il concentra toutes ses attaques sur ma pauvre petite personne. Je devais, pensait-il, donner aux autres garçons l’exemple de la renonciation à ma foi. Ce ne fut pas pour mes tortionnaires chose facile. Et les profondes cicatrices que vous voyez sur mon corps vous montrent que ce ne fut pas chose facile pour moi non plus.
Un jour, après avoir été roué de coups, je fus amené devant le sergent. Un prêtre était là aussi qui fit de son mieux pour paraître amical et soucieux de mon sort. Ils se mirent tous deux à me parler sans arrêt, l’un relayant l’autre pour lui permettre de reprendre haleine. Ils firent miroiter devant moi la perspective d’un bel avenir : brillante carrière après l’école militaire, élégant uniforme de général, les honneurs et la puissance qui sont l’apanage de la fonction de gouverneur, etc.. À ces promesses mirifiques succédaient, par contraste, les menaces : je mourrais misérablement sans revoir une seule fois ma mère si je refusais, et ainsi de suite.
Mes deux bourreaux parlaient, parlaient, mais j’étais incapable de suivre leurs discours. Une douleur aiguë dans tout le corps et une soif atroce me tenaillaient. Je demandai à boire. Le sergent remplit un verre d’eau fraîche et pétillante et me le tendit, mais au moment où j’avançai la main pour m’en saisir, insidieusement il retira la sienne.
– Pas si vite, mon garçon, tu dois d’abord nous donner une réponse.
– De grâce, laissez-moi boire, dis-je au comble du désespoir, vous aurez ma réponse dans trois jours.
Le sergent et le prêtre échangèrent un regard complice, puis je fus autorisé à étancher ma soif.
Les trois jours qui suivirent furent les pires que j’aie jamais connus. Étendu sur ma couchette, le corps tout endolori, je les passai dans un état de torture morale qui ne me laissait pas de répit. Pourrais-je tenir ainsi longtemps encore ? Devais-je céder ? Aussitôt refluait en moi la pensée des responsabilités que j’avais assumées, des camarades de mon groupe, de mes parents, et je hochais violemment la tête en criant : « Non, non et non ! » Puis cela recommençait...
Finalement, la dernière nuit avant le jour fatidique arriva. Le sergent vint me rendre visite.
– Tu as une excellente mine, mon garçon, dit-il. Quel grand jour sera demain, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, un grand jour ! répondis-je.
Il me quitta enchanté. Il n’avait pas le moindre doute que le lendemain serait un jour de triomphe pour lui ; donc d’avancement aussi, car certainement le général, lui tapant amicalement sur l’épaule, ne manquerait pas de lui dire : « Voilà du bon travail, Ivan. » Sans compter la bénédiction du prêtre et la vie éternelle qui en résulterait, car il aurait « sauvé une âme ».
Cette nuit-là, je fis un rêve bizarre. J’étais retourné dans ma petite ville, au bord de notre rivière où je plongeai pour nager un peu. Soudain, une terrible crampe me privant de l’usage de mes membres, je fus incapable de me maintenir à la surface de l’eau. Effrayé, je me débattis pour respirer. Je voulus crier, appeler à l’aide, mais aucun son ne sortit de ma gorge. J’allais me noyer... Tout à coup je vis une paille qui flottait à portée de ma main. De désespoir, je l’agrippais. Alors la paille se métamorphosa en une puissante chaîne en or dont l'autre extrémité était solidement attachée à un arbre qui poussait au bord de la rivière. Comme je saisissais le bout qui m’était proche, je constatai que la chaîne se composait de chaînons de plus en plus gros à mesure qu’ils s’éloignaient de moi. Puis je vis des mots gravés sur chacun d'eux. Je fis un effort et je pus lire : « Abraham, Isaac, Jacob » sur les trois chaînons les plus gros et les plus éloignés. À leur suite je vis beaucoup d’autres noms avec lesquels la Bible m’avait familiarisé. Alors, je scrutai mon propre chaînon et je découvris mon nom gravé dessus. De plus, le chaînon de mon père soutenait fermement le mien. Cela fit que je me sentis en sécurité et heureux, mais pour peu de temps, hélas, car je constatai presque aussitôt avec horreur que mon chaînon était en train de s’ouvrir lentement. Une minute encore, et il se détacherait de la chaîne. Alors je me noierais...
– Non, non ! criai-je, ne te casse pas !
À ce moment je me réveillai en sursaut. Mon cœur battait à se rompre. Je passai le reste de la nuit à pleurer.
IV
Le mess était spacieux et regorgeait de monde. Sur l’estrade, autour d’une table, de nombreux militaires étaient assis et parmi eux se trouvaient mon sergent et le prêtre. Dans la salle on avait fait venir de nombreuses recrues juives appartenant à mon groupe ou à d’autres. Un plan compliqué avait été laborieusement dressé en prévision de ma « conversion ».
Quand je fus conduit sur l’estrade et qu’on me demanda cérémonieusement de proclamer ma volonté d’embrasser la foi chrétienne, je ne répondis pas tout de suite. Je jetai sur l’assistance un regard circulaire, m’attardant à mes frères les recrues juives, puis aux murs ornés de toutes sortes d’épées et de sabres, enfin au ciel bleu par delà la fenêtre.
Sur l’estrade on s’impatientait déjà. Je fus invité encore une fois à exprimer hautement mon désir de me convertir à la religion chrétienne.
Alors, je me dirigeai lentement vers l’un des murs dont je décrochai une hachette. Revenant sur l’estrade, je posai sur la table autour de laquelle étaient assis mes juges trois de mes doigts. Je pris soin d’épargner celui du milieu, car j’espérais en avoir besoin un jour pour enrouler le Tefiline. Et, avant que personne ne se rendît compte de ce qui se passait, je levai la hachette et, de toutes mes forces, portai un coup violent sur mes trois doigts.
– Voici ma réponse pour les trois jours ! dis-je en agitant devant leurs yeux ma main ensanglantée. L’instant d’après, je perdis connaissance.
Arrivé à ce point de son récit, le vieux « Cantoniste » fit une pause et porta un regard plein de fierté à sa main gauche où les extrémités de trois doigts manquaient. Il n’en dit pas davantage, mais nous savions que c’était grâce à ce soldat vieilli que le cruel décret du Tsar fut abrogé. Car l’histoire de ce gamin, de son héroïsme et de son attachement irréductible à sa foi, devint le sujet de conversation de toute la cour impériale. Quand le Tsar Nicolas en eut connaissance, il comprit que tant qu’il y aurait parmi ses sujets juifs des garçons comme ce David, tous ces décrets étaient fatalement voués à l’échec.
Nous regardions pleins d’admiration le vieux « Cantoniste », mais s’il y avait quelque chose qu’il ne pouvait supporter, c'était bien le culte du héros. Aussi ne tarda-t-il pas à bondir de sa place et, se remettant à danser, il chanta :
« La Torah est notre seul choix,
« À Sim’hat-Torah, réjouis-toi, réjouis-toi ! »
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