Rabbi Saadiah ben Joseph, l'un des derniers Gaonime et aussi l'un des plus illustres, grand érudit en Talmud, philosophe et chef éminent, naquit dans un petit village près de Fayvoum en Égypte (où s'élevait jadis la ville disparue de Pithom, construite en même temps que celle de Ramsès par les esclaves hébreux à l'époque des Pharaons). Sa famille descendait de Juda, fils de Jacob.

Son père, Rabbi Joseph, homme d'une grande culture, fut son premier maître. Saadiah montra beaucoup de dispositions comme élève et il fit de brillantes études. Il écrivit sa première œuvre, l'Agron — qui était aussi le premier en date des dictionnaires et grammaires hébraïques —, alors qu'il n'avait pas encore vingt ans. Cet ouvrage fut d'un grand secours pour les poètes juifs et tous ceux qui composaient des poèmes sacrés en hébreu. Le célèbre poète et commentateur de la Torah, Rabbi Abraham Ibn Ezra, qui vécut deux siècles plus tard, l'appréciait hautement, et considérait son auteur comme la plus ancienne autorité en matière de langue hébraïque.

La réputation de Rabbi Saadiah s'accrut encore quand, par ses écrits, il commença ses attaques contre les Karaïtes. C'était une secte juive qui avait pris naissance beaucoup d'années auparavant et qui niait l'autorité du Talmud, ne croyant qu'en le TaNaKh. Devenue très puissante au temps de Rabbi Saadiah, son influence était considérable, surtout en Égypte.

Le fondateur en fut Anan ben David, membre de la famille princière, plus précisément neveu du Rèch Galouta (« Chef de l'Exil », ou « Exilarque »), et qui vécut à Babylone environ cent trente ans avant la naissance de Rabbi Saadiah. Quand le Rèch Galouta mourut sans laisser d'enfants, sa qualité de plus proche parent désignait Anan pour lui succéder à la haute charge de Chef de l'Exil. Mais sa piété et sa crainte de D.ieu étaient loin de correspondre aux exigences de cette fonction suprême. Aussi les Gaonime (qui dirigeaient les importantes Yéchivoth de Soura et de Poumbéditha) et 1a majorité des Juifs de Babylone refusèrent de le reconnaître comme leur chef et élurent à sa place un héritier plus jeune, Rabbi Chlomo ben 'Hasdaï. Anan se rebella contre l'autorité des Gaonime et de la tradition juive telle que l'avaient enseignée et transmise les Sages de la Michnah et du Talmud. Il fonda une nouvelle secte qui ne reconnaissait que la Loi Écrite, celle des Saintes Écritures (Mikra). Sur beaucoup de points, ses croyances se confondaient avec celles de la secte des Sadducéens qui remontait à l'époque antérieure à la destruction du Second Beth Hamikdache. Anan ben David commença à interpréter la Torah à sa manière et acheva sa rupture avec la tradition juive, se mettant ainsi, et avec lui tous ses adeptes, au ban de la collectivité israélite. De plus, il se livra à des attaques violentes contre les Sages et les Rabbins dans le but de saper leur autorité.

Une doctrine fausse

L'extension de la nouvelle religion fondée par Mahomet, et son éclatement en des sectes diverses renforcèrent celle des Karaïtes. Beaucoup de Juifs riches, sensibles à l'apport de la nouvelle culture arabe, cédèrent à l'influence d'Anan ben David. Les Juifs fidèles refusant tout commerce avec les Karaïtes, ces derniers organisèrent leurs propres communautés et posèrent les fondements d'une « tradition » distincte de la vraie tradition. Au temps de Rabbi Saadiah Gaon, leur nombre et leur puissance s'étaient considérablement accrus.

Le jeune Saadiah engagea le fer avec eux. Ses arguments qui s'appuyaient sur une grande érudition et une logique à toute épreuve ouvrirent des brèches profondes dans le système adverse, et ébranlèrent le crédit dont il jouissait. Une telle action demandait beaucoup de courage. Les Karaïtes, nous l'avons dit, étaient puissants, et Rav Saadiah un jeune homme d'à peine vingt-trois ans. Ses écrits, qui donnaient objectivement des preuves de la fausseté de toute la doctrine de ses adversaires, portèrent à celle-ci un coup terrible. Ils ouvrirent les yeux à beaucoup de Karaïtes, et à d'autres qui risquaient de le devenir. Les chefs de cette secte ne tardèrent pas à se rendre compte que sur le plan du débat doctrinal le combat était inégal. Ils avaient affaire à trop forte partie. Comme cela arrive souvent dans ce cas, ils eurent recours aux moyens déloyaux et perfides. Le plus facile était celui de l'intimidation et de la violence. Des Karaïtes fanatiques, pénétrant en force dans la maison de Rav Saadiah, saccagèrent sa bibliothèque et détruisirent ses écrits. Il fut l'objet de graves menaces. Sa vie même était en danger ;  il ne pouvait, sans grands risques, continuer à demeurer dans le pays où il avait vu le jour. Il dut quitter l'Égypte et se rendit en Terre Sainte. Une fois là, il reprit de plus belle ses attaques contre les Karaïtes.

Rav Saadiah entreprit de traduire et d'interpréter la Torah en arabe, qui était la langue que parlaient la plupart des Juifs vivant dans les pays arabes. Dans tous ses ouvrages et ses écrits, il poursuivit toujours le même but, qui était de renforcer les fondements de la religion et de la tradition juives.

À l'époque où Rav Saadiah Gaon vivait en Terre Sainte, une autre crise éclata, qui menaça de rompre l'unité de la collectivité juive. Cette fois le danger venait non du dehors, mais du dedans. Cela arriva quand Rabbi Aaron ben Meïr, érudit éminent en Talmud, Roch Yéchivah illustre en Terre Sainte et descendant de la famille princière qui, pendant des générations, s'était trouvée à la tête du peuple juif, décida de revendiquer cette charge suprême qui était passée aux mains de la communauté israélite de Babylonie.

Des calculs fantaisistes

À cette époque de graves dissensions intérieures déchiraient la collectivité juive babylonienne, et particulièrement celle de Soura. La lutte faisait rage, opposant le Rèch Galouta, David ben Zackaï, aux grands érudits en Talmud sur le choix du Roch Yéchivah à Poumbéditha. La grande Yéchivah de Soura périclitait, et ce qui en restait était sur le point de passer à celle de Poumbéditha, devenue le centre de la vie et de la culture juives.

Ben Meïr, résolu à tirer parti de ces luttes intestines, se proclama lui-même l'autorité suprême. Le prétexte en fut la fixation des dates importantes du calendrier juif, lesquelles décidées par les Sages de Babylonie, étaient acceptées par les Juifs partout dans le monde. Cette fois, Ben Meïr fit ses propres calculs. Il obtint un résultat différent de celui des Sages, et entendit le faire accepter par les Juifs. Il y avait le danger que, ne suivant pas tous le même calendrier, une partie observât les fêtes à certaines dates, et l'autre un jour plus tard. La confusion qui en eût résulté est facile à imaginer.

À ce moment-là, Rav Saadiah se trouvait en visite à Alep. Il était une autorité en matière de calendrier juif, car non seulement il avait longuement débattu la question avec les Karaïtes, mais aussi il était très versé en astronomie. Il prit contact avec Rabbi Aaron ben Meïr et lui fit remarquer ses erreurs de calcul, affirmant que celui des Rabbins babyloniens était seul exact. Dans le même temps, Rabbi Saadiah commençait à recevoir des demandes d'éclaircissements de diverses communautés que la querelle avait troublées. Ses réponses furent si claires et si convaincantes qu'elles suffirent à restaurer complètement l'autorité, un moment ébranlée, des Rabbins de Babylonie. Ben Meïr s'obstina, mais il était désormais seul ; il ne pouvait plus compter sur le soutien d'aucun adepte. Cette victoire de la vérité sur l'erreur, ce fut Rabbi Saadiah qui, par sa compétence et son prestige, l'assura.

Un avis mitigé

Cette querelle n'eut pas que des effets néfastes ; elle unit étroitement les autorités rabbiniques de Babylonie dans leur effort pour maintenir l'autorité centrale du Rabbinat babylonien. Rabbi Saadiah, au faîte de la célébrité, était désormais considéré comme un candidat fort bien placé pour le poste de Gaon (Recteur) de l'importance Yéchivah de Soura. D'autre part, c'eut été un honneur insigne de nommer à cette haute fonction un homme qui n'était pas lui-même un ancien étudiant de cette Yéchivah. Mais le Rèch Galouta, David ben Zackaï, voyait cette candidature d'un bon œil. Il dut, certes, pressentir d'abord pour ce poste Rabbi Nissim Néhoraï, l'un des plus vieux Sages de Babylonie, un homme fort respecté pour son savoir, sa piété et aussi pour son bon naturel. Mais il était aveugle. Il déclina l'offre. « Le Roch Yéchivah, dit-il en réponse, doit être la lumière du monde juif ; il n'est donc pas juste que la fonction soit tenue par un homme qui a perdu la lumière de ses yeux. »

Le conflit

Alors, le Rèch Galouta lui demanda ce qu'il pensait de Rabbi Saadiah. Rabbi Nissim connaissait bien l'Exilarque ; il le savait homme de caractère inflexible, inébranlable dans ses convictions, trait que renforçait de surcroît la conscience qu'il avait de sa haute position et de son ascendance princière. D'autre part, Rabbi Nissim n'ignorait pas non plus que Rav Saadiah était un homme d'une égale force de caractère, qui veillait jalousement sur l'honneur de la Torah, et qui, le cas échéant, ne céderait pas devant la volonté du Rèch Galouta. Il exprima son opinion avec franchise, et dit à celui-ci qu'en ce qui concernait l'érudition et la piété, nul ne pouvait se mesurer à Rabbi Saadiah. Mais il l'avertit aussi que lui, l'Exilarque, serait impuissant à lui imposer ses vues, s'il arrivait que Rabbi Saadiah ne les partageât point.

Le Rèch Galouta s'en rendait bien compte : si la nomination de Rav Saadiah à la tête de la Yéchivah de Soura devait, par le prestige de ce dernier, renforcer son autorité en tant que Chef de l'Exil, elle n'allait pas toutefois sans risques. Il ne l'en soutint pas moins. La forte personnalité du futur recteur ne l'inquiétait pas outre mesure. Nouveau venu dans la place, et par conséquent sans relations locales ni amis influents, Rabbi Saadiah ne serait pas à même de lui résister en cas de conflit. Sans compter que ce dernier serait assurément reconnaissant au Rèch Galouta de son appui.

Ainsi Rabbi Saadiah, qui avait entretemps regagné l'Égypte, reçut-il la proposition d'assumer le Gaonat de Soura. Proposition qu'il accepta. C'était en l'an 4687, Rabbi Saadiah n'avait que quarante-cinq ans.

La Yéchivah de Soura, sous la prestigieuse direction de Rav Saadiah Gaon, commença à se développer. La présence à sa tête d'un homme si remarquable attirait en foule les jeunes érudits.

Hélas, il ne fallut pas longtemps pour que les prévisions pessimistes mais fondées de Rav Nissim se réalisassent. Deux ans après l'accession de Rav Saadiah au Gaonat de Soura, un conflit grave l'opposa au Rèch Galouta. Voici quelles en furent les circonstances :

Un particulier fort riche étant mort, une querelle avait éclaté entre ses enfants au sujet du testament ; ce qui les amena à solliciter l'arbitrage du Rèch Galouta. Or, il se trouvait que le testament prévoyait aussi un legs important en faveur de l'Exilarque. Ne pouvant être à la fois juge et partie, ce dernier eut dû se déclarer incompétent. Il n'en fit rien.

« Tu n'auras point de respect... »

La coutume requérait que de tels verdicts prononcés par le Rèch Galouta fussent sanctionnés par les deux Gaonime pour qu'ils devinssent définitifs. L'Exilarque envoya son fils à Rav Saadiah pour qu'il signât le jugement. Ce dernier l'envoya à son tour au Gaon de Poumbéditha, Rav Cohen Tsédek. Celui-ci le signa. Mais quand le jeune prince revint chez Rav Saadiah lui demander sa signature, le Gaon de Soura lui déclara : « Rappelez à votre père le commandement de la Torah qui dit : “Tu n'auras point de respect pour les personnes quand tu jugeras.” » Le jeune prince s'emporta au point qu'il voulut lever la main sur le Gaon. Le serviteur de ce dernier intervint alors et mit le fils de l’Exilarque à la porte.

Fort irrité par la réaction de Rav Saadiah, le Rèch Galouta le révoqua, et nomma Gaon de Soura un jeune érudit, Joseph ben Jacob. De ce jour, la guerre était déclarée entre les deux hommes. L'Exilarque ne manquait aucune occasion de créer des ennuis à Rav Saadiah ; de son côté, ce dernier le déclara désormais inapte à remplir la haute fonction qu'il occupait, et nomma Josiah 'Hazan, un jeune frère de Rabbi David ben Zackaï, pour le remplacer. Dans ce grave affrontement, Rav Saadiah avait l'appui de la plupart des érudits et de l'ensemble de la communauté. L'Exilarque, lui, réussit à gagner la faveur du Calife. C'était un allié de taille. Le Rèch Galouta l'emporta sur son adversaire, qui fut obligé de quitter Soura.

Un ouvrage philosophique

Rav Saadiah alla s'établir à Bagdad. Les quatre ou cinq années qui suivirent lui furent difficiles en dépit des nombreux amis qui l'aidèrent de leur mieux. Cependant, dégagé des multiples obligations du Gaonat, il put consacrer plus de temps à ses travaux littéraires ; toujours prêt, par ailleurs, à prendre la plume pour défendre la foi judaïque contre les attaques et les dangers d'où qu'ils vinssent. C'est pendant cette période qu'il écrivit son célèbre ouvrage philosophique Emounoth Vedéoth (« Croyances et Opinions »). Il le rédigea en langue arabe afin qu'il fût à la portée non seulement des Juifs cultivés, mais aussi des non-juifs. Il avait particulièrement à cœur d'aider, parmi ses frères, ceux qui, sous l'influence de la culture arabe, étaient gagnés par le doute en ce qui concernait leur foi, et risquaient de tomber dans l'erreur.

« J'ai une grande peine, écrit Rav Saadiah dans la préface de son ouvrage, à voir tant de Juifs qui se débattent dans les flots impétueux de l'erreur. Et aucun nageur pour leur tendre une main secourable, aucun sauveteur pour les tirer du mauvais pas où ils se trouvent. Le Tout-Puissant m'ayant enseigné le moyen de leur venir en aide, je considère de mon devoir de le faire... »

L'œuvre est divisée en dix parties, subdivisées à leur tour en chapitres. L'auteur y discute les principes fondamentaux de notre foi, et souligne les liens étroits qui unissent le peuple juif à D.ieu, par l'intermédiaire de la Torah et ses commandements ; tant de la Loi Écrite que de la Loi Orale (la Michnah et le Talmud), qui constituent la base même de l'existence du peuple juif dans son ensemble et de chaque Juif pris individuellement.

Retour au Gaonat

Emounoth Vedéoth exerça une influence profonde sur la pensée juive, et qui ne s'est pas démentie jusqu'à nos jours. Son importance fut encore plus grande du vivant de l'auteur car, réfutant les fausses croyances et les opinions erronées qui, sous l'influence des écrivains et des penseurs musulmans et chrétiens, menaçaient de miner la pure foi juive, cette œuvre avait, en plus de ses qualités permanentes, valeur d'actualité.

Rav Saddiah Gaon écrivit de nombreux autres ouvrages également importants, et une traduction du TaNaKh en arabe accompagnée d'un commentaire remarquable. Ce chef-d'œuvre a pour titre Tafsir. Presque toutes les branches de la connaissance et de la sagesse tentèrent sa plume. Ce qui lui valut le titre (que lui décerna le grand Rabbi Abraham ibn Ezra) de « Roch Hamedabrime Bekhol Makom » (autorité suprême dans tous les domaines). Beaucoup de ses œuvres se sont malheureusement perdues.

Durant son séjour à Bagdad, la réputation que lui avaient acquise ses importants écrits ne fit que croître. Ses amis firent de grands efforts pour favoriser un rapprochement entre lui et le Rèch Galouta. Finalement, des amis communs réussirent à réconcilier les deux hommes, et Rav Saadiah put reprendre ses fonctions à la tête de la Yéchivah de Soura. Quand, peu après, Rabbi David ben Zackaï mourut, Rav Saadiah donna tout son appui au prince Juda, fils du défunt, afin qu'il succédât à son père ; ce même prince qui, dans un moment de colère, avait osé lever la main sur lui, Rav Saadiah. Juda, lui aussi, mourut bientôt, laissant un fils très jeune. Rav Saadiah accueillit l'enfant chez lui, et l’éleva comme s'il était son propre fils. Il s'occupa personnellement de son éducation, et le prépara aux hautes fonctions de Rèch Galouta auxquelles le destinait sa noble ascendance.

Rav Saadiah mourut le 26 Iyar en l'an 4702 (942) à l'âge de soixante ans. Ses fils, particulièrement Rav Dossa Gaon, furent d'éminents érudits en Torah.

« La Torah aurait disparu... »

Ce grand homme vécut et travailla à une période fort critique de notre histoire, alors que l'unité et la foi pure du peuple juif étaient menacées du dedans et du dehors. Sa personnalité et ses grandes qualités de chef, unies à une érudition exceptionnelle et un immense amour pour son peuple, cimentèrent celui-ci dans la fidélité à la Torah et à la tradition. Le grand Maïmonide, qui vécut environ deux siècles plus tard et fut fort influencé par Rav Saadiah, dit de lui : « N'était Rav Saadiah Gaon, la Torah aurait presque disparu pour le peuple juif. C'est lui qui porta la lumière là où régnaient les ténèbres, qui fortifia ce qui était affaibli et répandit au loin, tant par la parole que par la plume, les vérités de la Torah. »