Et Calev fit taire le peuple à l’égard de Moïse...
Nombres 13, 30
Il s’écria en ces termes : « Est-ce là tout ce que le fils d’Amram [Moïse] nous a fait ? Celui qui l’entendait parler ainsi était sous l’impression qu’il était sur le point de dénigrer Moïse. Comme ils avaient des ressentiments vis-à-vis de Moïse à cause des paroles des explorateurs, ils se turent tous en entendant ses critiques. [Calev] dit alors : « N’a-t-il pas ouvert la mer pour nous, n’a-t-il pas fait descendre la manne pour nous et ramassé les cailles pour nous »...
Rachi sur le verset
N’avez-vous jamais rêvé qu’un jour notre monde pourrait être meilleur, seulement pour conclure qu’un tel espoir n’est qu’une utopie ? Le concept de « perfection universelle » semble être aussi irréel qu’il est idéal. Notre monde est corrompu, rempli de mal, de douleur et de souffrance. L’homme a atteint de nouvelles hauteurs, marché sur la Lune, mais a en même temps plongé dans les abîmes de l’inhumanité à un point que personne n’aurait cru possible. Imaginer un nouveau monde, c’est concevoir une existence radicalement différente qui ne serait pas gâchée par l’imperfection naturelle de la matérialité, un lieu angélique où les créatures célestes résideraient en complète harmonie. L’imperfection de notre monde est si prégnante que l’idée qu’il pourrait atteindre une perfection absolue paraît ridicule. De même, la notion que nous autres, simples êtres humains de chair et de sang, pourrions être les catalyseurs de cette utopie sonne-t-elle tout aussi grotesque.
Et pourtant, le Judaïsme enseigne que cet état n’est pas une chimère, mais une réalité qui se réalisera bientôt lors de l’Ère messianique. Selon les paroles de Maïmonide : « En ce temps, il n’y aura ni famine ni guerre, ni haine ni rivalité, car le bien sera répandu en abondance et tous les délices seront aussi communs que la poussière. »1 Mieux encore, la Torah nous enseigne que la mission de mener cela à bien nous a été confiée, à nous. Ce sont en effet les efforts cumulés de l’humanité à travers les âges qui amèneront à cette époque nouvelle.2
Comment nous, êtres humains rationnels qui reconnaissons l’imperfection du monde et de nous-mêmes, pouvons-nous envisager cette mission apparemment impossible ?
L’histoire
Le peuple juif rencontra ce même dilemme il y a plus de 3321 ans.
L’Exode d’Égypte avait eu lieu un peu plus d’un an auparavant. Nous étions alors soudain devenus une nation. Cinquante jours plus tard, avec la Révélation du Sinaï, nous était confié le mode de vie divin : la Torah. La seule chose qui nous manquait était notre propre terre et, au moment où nous campions à Kadech à la frontière de la terre de Canaan, cela allait bientôt se concrétiser. Et puis ce fut le drame. Le peuple juif, donnant à ses doutes quant à ses capacités militaires la préséance sur sa foi en D.ieu, demanda à Moïse : « Envoyons des hommes en avant pour qu’ils explorent pour nous la terre et nous renseignent sur la route à emprunter et sur les villes où nous devons aller. »3 Après avoir consulté D.ieu, Moïse accéda à leur requête et douze explorateurs furent envoyés, chacun représentant l’une des douze tribus.
Quarante jours plus tard, le 8 Av, les explorateurs revinrent de leur mission, portant les produits de la terre, et exprimèrent ainsi leur compte rendu :
Nous sommes arrivés dans la terre où tu nous avais envoyés et réellement il y coule du lait et du miel ; voilà ses fruits. Mais le peuple qui réside sur cette terre est fort et ses villes sont fortifiées et très puissantes ; nous y avons également vu des géants. Les Amalécites résident dans le Néguev ; les Hittites, les Jébuséens et les Emorites habitent dans les collines et les Cananéens sont installés au bord de la mer et sur les rives du Jourdain.4
C’est à ce moment que Calev (le représentant de la tribu de Judah), sentant le désastre imminent, s’exclama avec passion : « Montons et occupons la terre, car nous le pouvons ! » Tragiquement, son appel tomba dans des oreilles sourdes et le peuple, influencé par le discours négatif qu’il venait d’entendre, fut pris de doutes et ne crut pas en sa possibilité d’entrer dans la terre promise. « Toute la nuit, la nation pleura et se lamenta sur son sort » interpellant Moïse et Aharon... “Pourquoi D.ieu nous conduit-Il dans cette terre où nous allons tomber sous le glaive et nos femmes et nos enfants en captivité ? Il vaudrait mieux retourner en Égypte !” »5
A cause de son manque de foi et de son refus d’entrer dans le pays, la génération entière (à l’exception de Calev et de Josué6 ) fut jugée déméritante et destinée à terminer sa vie en errance dans le désert, jusqu’à ce que, 38 ans plus tard, une nouvelle génération serait prête à reprendre le flambeau.
Le peuple juif, oubliant les miracles et les merveilles dont D.ieu l’avait gratifié peu de temps auparavant, avait succombé à sa peur de l’inconnu, s’inclinant sous la pression de l’épreuve que constituait la conquête d’une terre inconnue.
Quel était donc le message de Calev et comment peut-il nous aider à relever les défis que nous affrontons aujourd’hui ?
La plainte
L’esprit humain est tout à fait remarquable, permettant en l’entêté de rationaliser ses caprices à travers des explications « logiques ». Lorsqu’on lui prouve la vacuité de ses arguments, cela ne constitue nullement une réfutation pour lui, mais une invitation à redoubler de créativité et d’ingéniosité. Cette maladie de l’infaillibilité peut tous nous affecter un jour ou l’autre, nous faisant tomber en nous dénuant de toute objectivité. Ce cercle vicieux ne faut jamais aussi apparent que dans la paracha de cette semaine.
Il apparaît clairement que les explorateurs (hormis Calev et Josué) ne désiraient pas entrer en terre de Canaan. Ils produisirent trois arguments pour soutenir leur opinion.
« Le peuple qui réside dans cette terre est fort, ses villes sont fortifiées et très puissantes. »
Cette accusation, la première et la plus logique, fut que la mission de conquérir la terre de ces nations était tout simplement trop difficile, en un mot, irréaliste. Ils entamèrent donc leur propagande par l’appel à la peur, insinuant qu’il était impossible de l’emporter sur la terre et ses habitants.
« Les Amalécites habitent dans le Néguev. »
Le premier argument n’était toutefois pas suffisant pour un peuple dont la foi en D.ieu était innée7 et qui, avec l’assurance de D.ieu, ne douterait pas de sa capacité à vaincre la population indigène. Il était donc nécessaire d’émettre une opinion encore plus effrayante, qui ferait mouche à coup sûr : l’idée qu’ils n’étaient pas suffisamment méritants pour que D.ieu les assiste dans la conquête du pays. Le fait même qu’ils aient demandé des explorateurs prouvait à lui seul qu’ils n’avaient pas une foi complète en D.ieu, ni dans le fait qu’ils méritaient des miracles. Il y avait d’ailleurs un précédent historique à une telle situation : précisément leur terrible bataille contre Amalek qui avait résulté de leurs doutes envers D.ieu.8
« Les Hittites, les Jébuséens et les Emorites dans les montagnes et les Cananéens au bord de la mer et sur les rives du Jourdain. »
La nécessité de cet argument émergeait de la faiblesse de leur réclamation précédente, car D.ieu avait accédé à la requête du peuple,9 prouvant par là que l’envoi de ces espions n’était pas contraire à la Volonté Divine. Les explorateurs apportèrent donc leur argument final : bien qu’on nous eût promis le succès dans la conquête de la terre, qui dit que D.ieu nous aidera contre les nations que nous rencontrerons avant de parvenir aux frontières de la terre ?10
Le reproche
Comme l’explique Rachi, Calev répondit aux autres explorateurs en citant au préalable trois miracles que Moïse avait suscité pour le peuple juif. Il avait moins l’intention de montrer la possibilité d’un miracle que de répondre à leur arguments, point par point :
« Vous prétendez que la tâche de conquérir le pays est trop difficile, commença Calev. Rappelez-vous votre peur lorsque vous étiez coincés entre la mer et l’armée de Pharaon qui arrivait ! Avez-vous oublié le désespoir qui vous saisit lorsque vous regardiez un adversaire, puis l’autre, craignant que cette liberté qui venait de naître ne s’évanouisse soudainement ? Et vous souvenez-vous de la joie extraordinaire que vous avez ressentie quand vous fûtes témoins de la délivrance de Sa main puissante, quand Il ouvrit la mer pour nous, noyant vos anciens dominateurs ? Vous rappelez-vous la façon dont l’obstacle insurmontable s’évanouit si rapidement ?
Vous prétendez également ne pas mériter les miracles de D.ieu ! Vous oubliez vite votre demande de viande qui vous fut immédiatement accordée malgré la légèreté de vos intentions.11
De plus, continua Calev, regardez la Manne qui nous est donnée chaque jour. Bien que nous ne soyons pas établis en Terre Sainte et que nous ne fassions que traverser le désert en préparation de cette grande étape, le Tout Puissant nous inonde néanmoins de Sa bénédiction surnaturelle ! Comment pouvez-vous entretenir l’idée que D.ieu n’apportera pas la délivrance sur la route de notre future patrie ? »12
Alors, Pour la première fois depuis leur retour, les explorateurs et tout le peuple restèrent silencieux,13 reconnaissant la justesse du discours de Calev. Hélas, tragiquement, ils choisirent de ne pas se repentir, car telle est la force de l’entêtement.
Plus près de chez soi
Maintenant comme alors, une mission doit être accomplie, un but doit être atteint qui se tient juste devant nous. Nous, le peuple juif, avons été chargés de changer le monde, de le parfaire, un lieu à la fois.14 Et ce processus par le raffinement de notre propre caractère. Nous pouvons refuser d’accepter cette mission, prétextant qu’elle est trop difficile, que nous sommes trop faibles, qu’il y a des obstacles insurmontables qui nous attendent en chemin. Ou bien nous pouvons choisir de relever ce défi, puisant notre force des paroles de Calev qui résonnent encore à nos oreilles, nous encourageant à aller de l’avant, nous disant que le succès n’est pas seulement une possibilité mais une réalité garantie. Le choix est entre nos mains aujourd’hui comme alors. Mais nous avons une supériorité : la possibilité de tirer des leçons de notre histoire, ce qui nous assurera que jamais plus nous ne répéterons les erreurs désastreuses du passé.
Ne laissons pas échapper l’extraordinaire occasion qui nous est donnée. Relevons le défi et triomphons !
Basé sur un discours du Rabbi du Chabbat parachat Chela’h 5726 (1966)15
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