Un peintre s’incline vers sa toile, la considérant avec attention. Un écrivain se penche sur son clavier. Un sculpteur trace de fines lignes dans la pierre. Chaque coup de pinceau, chaque touche de clavier enfoncée, chaque grattement de ciseau est exécuté dans la plus grande concentration car l’artiste investit son âme dans son geste.

Cependant, à intervalles réguliers, l’artiste se recule. Il redresse son dos, relaxe ses membres, parfois même recule de quelques pas afin d’apprécier son œuvre d’un autre point de vue. Il désengage ainsi son âme de son travail pour le considérer de l’extérieur. Une longue minute durant, il se tient là, détaché, parfois même distant. Puis il se replonge dans son travail.


 Imaginez que vous voudriez inscrire toute la sagesse du monde dans un document unique. Un document qui serait suffisamment compact pour pouvoir être recopié à la main de manuscrit en manuscrit, transporté facilement de lieu en lieu et transmis de génération en génération pendant des millénaires. Comment le feriez-vous ?

Bien sûr, vous choisiriez vos mots avec la plus grande minutie, afin de tirer avantage des significations multiples que certains d’entre eux peuvent revêtir. Vous construiriez vos phrases de sorte qu’elles puissent être lues de différentes façons, chacune porteuse d’un message. Vous emploieriez des métaphores pour raconter une histoire à l’intérieur d’une histoire, une loi à l’intérieur d’une loi, une idée dans une autre idée. Si vous attribuiez une valeur numérique à chaque lettre et rendiez certaines lettres interchangeables avec d’autres, alors chaque mot de votre document serait un code (en vérité une série de codes) pouvant véhiculer d’autres niveaux de sens. Vous pourriez aussi introduire des allusions dans la forme même des lettres, dans les ornements calligraphiques et dans la forme des espaces entre les lettres, les mots et les paragraphes. Enfin, vous exploiteriez le contexte et la juxtaposition pour transmettre encore plus d’informations.

C’est ce que la Torah fait dans la Paracha de Vayakhel en introduisant le commandement de se reposer le Chabbat au milieu des instructions relatives à la construction du Michkan (le sanctuaire portatif qui servit aux Enfants d’Israël lors de leurs pérégrinations dans le désert). Les lois du Chabbat occupent des centaines de pages dans le Talmud et des dizaines de milliers de pages de commentaires et d’ouvrages halakhiques. Dans le livre de l’Exode, toutefois, elles sont condensées dans quelques courtes phrases. Une source majeure des lois du Chabbat réside dans l’association que la Torah établit entre le Chabbat et le Michkan.

« Pendant six jours le travail sera fait, mais le septième jour sera saint pour vous, un Chabbat (« cessation » de travail) de Chabbats en l’honneur de l’Éternel. » (Exode 35, 2) Le terme que la Torah emploie pour « travail », melakha, signifie en fait « un travail créatif ». C’est la raison pour laquelle arroser une plante constitue un travail prohibé le Chabbat, alors que déplacer des meubles dans une même pièce n’en est pas un. Le Talmud énumère « quarante moins une » (c’est-à-dire trente-neuf) catégories de tels travaux créatifs, depuis « planter » et « labourer » jusqu’à « faire un nœud » et « allumer un feu ». Chacune de ces 39 catégories englobe de nombreuses actions dérivées (par exemple, arroser une plante est une toladah ou « dérivée » de l’action de planter).

De quelle façon le Talmud établit-il cette liste ? En examinant les sortes de « travaux créatifs » exécutés lors de la fabrication du Michkan. Et, concernant le Michkan, la Torah est exceptionnellement précise. Plus de douze longs chapitres sont remplis d’instructions détaillées sur la forme et la construction des différents éléments du sanctuaire : ses 48 panneaux muraux, ses 69 piliers, ses 165 socles, ses 26 tapisseries, ses 169 crochets (dont 59 en or, 60 en argent et 50 de cuivre) et ses différents « ustensiles » : l’arche d’alliance, la Ménorah, la table du pain de proposition, l’autel extérieur et l’autel intérieur, etc. D’autres chapitres décrivent l’assemblage du Michkan à chaque étape dans le désert, puis son démontage jusqu’au prochain campement. En juxtaposant les lois du Chabbat à celles du Michkan, la Torah définit que le « travail » interdit le Chabbat est celui qui est mis en œuvre dans l’édification du Michkan.


Les maîtres du ‘Hassidisme ajoutent un troisième paramètre à cette équation.

Le Midrache souligne que lorsque la Torah statue que « Pendant six jours le travail sera fait, mais le septième jour sera saint pour vous, » elle ne se contente pas de commander de cesser le travail le Chabbat. Elle nous ordonne également que le travail soit fait pendant six jours. Travailler pendant la semaine est une mitsva, au même titre que cesser de travailler le Chabbat est une mitsva.

Ainsi, en nous contant l’histoire du Michkan avec tous ses détails, la Torah délivre trois enseignements :

1. Les détails du Sanctuaire que les Enfants d’Israël construisirent dans le désert.

2. La définition du « travail » défendu le Chabbat.

3. Une définition et une description de la vie : pourquoi sommes-nous là ? Quel est notre rôle dans ce monde ? Dans quel « travail créatif » D-ieu souhaite-t-Il que nous nous engagions au cours des six jours de la semaine ? La réponse est : dans la construction d’un Michkan, une demeure pour D-ieu, fabriquée en modelant les objets matériels qui deviennent des « ustensiles » à même de contenir et d’exprimer la bonté et la perfection de leur Créateur.

Vous voulez savoir comment faire de votre vie une « demeure pour D-ieu » ? Tout est contenu dans ces derniers chapitres du livre de l’Exode, à l’intérieur des descriptions des matériaux, de l’architecture et de l’artisanat mis en œuvre dans la construction du Michkan.


Le Chabbat, cependant, nous interrompons ce travail. Le Chabbat serait-il un temps en dehors de la vie ? D’une certaine manière, oui, car nous cessons alors le travail créatif de la vie. Et malgré cela, le Chabbat est aussi une partie intégrante de ce travail. Tout comme il est nécessaire pour l’artiste de prendre du recul par rapport à son œuvre afin d’en conserver une vision d’ensemble et ne pas se perdre dans les détails, lorsqu’il s’agit de « faire une demeure pour D-ieu dans le monde matériel », il est également indispensable de faire chaque semaine un intermède spirituel pour ne pas perdre de vue le motif global de notre interaction avec cette matérialité à partir de laquelle nous édifions cette demeure.

C’est là que réside la signification profonde de cette curieuse expression talmudique que nous avons mentionnée plus haut : « quarante travaux moins un. » Pourquoi ne pas simplement dire qu’il y a « trente-neuf travaux » défendus ? Nos Sages expliquent que le quarantième travail est « le travail du Ciel » que nous accomplissons le Chabbat.

L’édification du Michkan implique concrètement quarante catégories de travail créatif : les trente-neuf modes d’action constructive dans le monde matériel que nous pratiquons au cours des six jours de la semaine et que nous cessons le Chabbat, auxquels s’ajoute le travail spirituel du Chabbat lui-même. Ce quarantième travail requiert la cessation des trente-neuf autres, car il consiste à s’extraire de la création du Michkan de la semaine et à la sublimer. Néanmoins, il constitue un composant indispensable de notre tâche de faire une demeure pour D-ieu dans nos vies matérielles.