Un homme riche invita une fois un mendiant à partager son repas.
Le maître de maison s’installa tranquillement sur son siège et enfonça sa serviette de lin dans le col de sa chemise. L’invité, surpris de se voir assis sur des coussins de soie au lieu des bancs rugueux auxquels il était habitué, poussa un soupir de plaisir. Avec force grincements et couinements, il s’enfonça dans son fauteuil, déterminé à savourer cette opulence au maximum.
La soupe arriva et suivit tranquillement son itinéraire habituel dans le gosier du riche. De l’autre côté de la table, c’était une attaque en règle qui était lancée contre la délicate assiette en porcelaine ; la lourde cuillère en argent cognait le fond de l’assiette et s’élevait lestement, transportant chaque précieuse goutte d’or liquide et fumant à une bouche à l’avidité audible. L’assaut qui suivit sur l’assiette de steak ne fut pas moins enthousiaste. Pendant que le maître de maison ingérait silencieusement de petits morceaux de viande, au milieu d’un tourbillon de lames s’entrechoquant et de mâchoires mastiquant, son invité jalonnait son festin de clameurs de plaisir.
Dans la cuisine, le chef fit remarquer au majordome : « Voilà enfin, un homme qui apprécie une cuisine raffinée ! Le maître peut être indifférent aux plaisirs de la vie, mais... son invité ! Quelle passion ! Combien est-il investi, combien vénère-t-il la qualité. Voilà un homme qui possède un sens du sublime... »
« Vous vous trompez, objecta le majordome. C’est exactement le contraire. La tranquillité du maître de maison indique la profondeur de son engagement avec son dîner, tandis que l’excitation bruyante du pauvre ne fait que souligner combien tout cela lui est étranger. Pour le riche, le luxe est l’essence même de la vie, de sorte qu’il ne s’exclame pas plus devant lui que vous ne sautez de joie de vous retrouver en vie le matin. Mais pour le pauvre, la vie est une pomme de terre bouillie, et ceci est pour lui une expérience surnaturelle. Tout ce bruit que vous entendez est la friction entre son moi habituel et cette identité hédoniste qu’il prétend assumer. »
L’ourlet
Le bruit est la marque de la résistance. Considérez les sons émis par un feu de bois, par celui d’un tas de paille et par une lampe à huile. Dans chaque cas, la matière succombe à l’énergie qu’elle renferme. La bûche est celle qui offre le plus de résistance, en exprimant sa réticence à se séparer de sa forme extérieure avec un craquement bruyant et des explosions soudaines. La paille, pas aussi charnue que la bûche, proteste en chuchotant son grésillement. Et l’huile dans la lampe, la plus fine substance des trois, brûle en silence, cédant librement à son essence intérieure.
Ainsi, le prophète Élie ressentit-il l’immanence de D.ieu comme « un doux et léger murmure ». Dans son extrême raffinement, le matériau du corps n’opposait pas de résistance à la spiritualité de l’âme. Ainsi, percevait-il la réalité divine non pas comme une tempête bouleversante, mais à la même manière tranquille dont une personne est consciente de la vie qui est en elle.
Et pourtant, Aaron, le Cohen Gadol (grand prêtre), la quintessence du raffinement et de la spiritualité, est commandé de porter une robe avec des cloches cousues sur son ourlet, de sorte que « le son soit entendu quand il pénètre dans l’espace saint devant D.ieu ». Car le Cohen Gadol représente l’ensemble d’Israël dans son service du Tout-Puissant, y compris ceux pour qui la connexion à D.ieu est encore un bruyant combat : la lutte pour parvenir à dépasser leurs personnalités extérieures et terrestres et mettre en lumière leur véritable identité intérieure.
On demanda une fois à Rabbi Israël Baal Chem Tov pourquoi certains de ses disciples faisaient tout ce vacarme en priant. Ils criaient, ils gesticulaient, ils se jetaient quasiment d’un bout à l’autre de la pièce. Était-ce la bonne façon de communier avec le Tout-Puissant ?
Le fondateur du ‘Hassidisme répondit : Avez-vous jamais vu un homme qui se noie ? Il crie, il gesticule, il se bat contre les vagues qui menacent de l’emporter. Tout au long de la journée, une personne est submergée par les exigences de son existence matérielle ; la prière est la tentative de se libérer des eaux tumultueuses qui menacent d’éteindre sa vie spirituelle.
Certes, un service bruyant de D.ieu est une indication que la personne n’est pas encore pleinement « arrivée ». Si elle avait réussi à transcender le banal, son entreprise de se rapprocher du Tout-Puissant serait tranquille : son âme tendrait vers le haut, sans « frottement », telle une flamme silencieuse. Mais sa lutte tumultueuse reflète le fait que son moi spirituel n’est pas encore devenu le siège de son identité, que son moi « naturel » réside toujours dans les dimensions matérielles et extérieures de la vie. Néanmoins, c’est un signe de bonne santé : il n’a pas succombé. Il s’efforce de se libérer du confinement de l’enveloppe de son être matériel et de s’élever au-dessus de sa personnalité telle qu’elle est présentement définie.
Ainsi, les cloches sur l’ourlet de la robe du Cohen Gadol sont-elles un élément indispensable de son service divin. « Le son doit être entendu quand il pénètre dans l’espace saint devant D.ieu – ordonne la Torah –, de peur qu’il ne meure. » S’il devait désavouer l’humble « ourlet » de la nation qu’il représente, il violerait l’essence même de sa mission. Si son service du Tout-Puissant n’incarnait pas également les épreuves de ses frères imparfaits, il n’aurait pas sa place dans le sanctuaire de D.ieu.
Des pommes et des grenades
À la lumière de ce qui précède, nous pouvons comprendre la signification profonde du débat entre deux de nos sages à propos des cloches et des grenades sur la robe du Cohen Gadol.
Le débat porte sur la question de savoir comment interpréter le mot betokham qui se traduit soit « entre eux » ou, dans une traduction plus littérale, « en eux », « en leur sein ». La Torah commande-t-elle de « faire sur son ourlet des grenades... et des clochettes d’or entre elles », entre les grenades, ou de monter les clochettes d’or « en elles », à l’intérieur des grenades ?
Rachi, dans son commentaire sur ce verset, soutient que les cloches étaient « entre elles... Entre deux grenades, une cloche était attachée et suspendue à la bordure de la robe ». Na’hmanide n’est pas d’accord : « Je ne sais pas pourquoi le maître [Rachi] a fait les cloches séparées, une cloche entre deux grenades, écrit-il. D’après cela, les grenades ne remplissaient aucune fonction. Et si elles étaient là pour la beauté, alors pourquoi furent-elles faites comme des grenades creuses ? Elles auraient dû être façonnées comme des pommes d’or... Au contraire, [les cloches] étaient littéralement en elles, car les grenades étaient creuses, en forme de petites grenades non ouvertes, et les cloches étaient contenues en elles... »
Les commentaires ultérieurs se joignirent au débat. « Pourquoi [Na’hmanide] favorise-t-il les pommes plutôt que les grenades ? » Se demande Rabbi Eliahou Mizra’hi. D’autres commentaires expliquent que la difficulté de Na’hmanide avec l’interprétation de Rachi est que la forme creuse de la grenade (Rachi lui-même dit aussi qu’elles étaient « rondes et creuses ») indique qu’elles avaient un but fonctionnel plutôt que décoratif. Mais que veut dire Na’hmanide quand il dit que « si elles étaient là pour la beauté... Elles auraient dû être façonnées comme des pommes d’or » ?
De fait, la Ménorah était décorée avec des sphères ressemblant à des pommes, dont le seul but était l’embellissement. Peut-être Na’hmanide déduit-il de cela que, dans la confection du Sanctuaire et de ses accessoires, le fruit décoratif privilégié était la pomme ? Mais cela même nécessite d’être expliqué. Pourquoi les pommes ? Et pourquoi, selon Rachi, la Ménorah était-elle décorée avec des pommes, et la robe du Cohen Gadol avec des grenades ?
Les actes isolés
Tant la pomme que la grenade représentent le peuple juif. La Torah compare Israël à une pomme (« Comme un pommier parmi les arbres de la forêt, tel est mon bien-aimé » – Cantique des Cantiques 2,3) ainsi qu’à une grenade (« Tes lèvres sont comme un fil d’écarlate et ta bouche est charmante ; ta tempe est comme une tranche de grenade à travers ton voile » – ibid 4,3). Mais tandis que la pomme représente Israël dans un état vertueux, la grenade symbolise ceux qui sont « creux » ou « vides parmi vous ». Selon l’interprétation du Talmud, le verset « ta tempe est comme une tranche de grenade » vient dire que « même les vides parmi vous sont pleins de bonnes actions comme une grenade [est pleine de graines] ». (« Rakah », le mot hébraïque utilisé par le verset pour « tempe », est liée au mot « reik » vide. Ainsi, « ta tempe » est interprété de façon homilétique comme désignant « les vides parmi vous ».)
La grenade est plus qu’un modèle de quelque chose qui contient de nombreux détails. À un niveau plus profond, cette métaphore aborde également le paradoxe de la façon dont un individu peut être « vide » et être, en même temps, « plein de bonnes actions comme une grenade ».
La grenade est un fruit très « compartimenté ». Chacune de ses centaines de graines est enveloppée dans son propre sac de chair et est séparée des autres par une solide membrane. De la même manière, il est possible qu’une personne fasse de bonnes actions – de nombreuses bonnes actions – et que celles-ci restent pourtant des actes isolés, avec peu ou pas d’effet sur sa nature et son caractère. Ainsi, contrairement à la « pomme », qui est délicieuse de son centre jusqu’à sa peau, la « grenade » contient de nombreuses vertus, mais celles-ci ne deviennent pas elle. Cette personne peut être pleine de bonnes actions, mais elle reste moralement et spirituellement creuse.
C’est ce qui explique le lien entre les grenades et les cloches au bas de la robe sacerdotale. Comme expliqué plus haut, les cloches bruyantes représentent l’individu imparfait qui s’efforce de transcender son état déficient. Bien qu’il soit encore un pauvre spirituel, il refuse d’agir en tant que tel, d’où le frottement bruyant qui caractérise sa vie.
Magnifique bruit
Pour devenir une pomme, il faut d’abord être une grenade. Il faut agir contrairement à soi, tel un pauvre homme qui se régale à la table d’un riche : un spectacle maladroit, certes, mais inévitable si cette personne doit transcender le soi animal et égocentrique avec lequel tout homme est né. La première étape pour devenir parfait est de se comporter comme si on était parfait. De fait, avant qu’Élie ne perçoive D.ieu dans un « un doux et léger murmure », il a d’abord vu le vent, la tempête et le feu.
Ainsi, Na’hmanide voit les clochettes encastrées dans les grenades sur l’ourlet d’Aaron comme une phase préliminaire de son service divin, plutôt que comme le service lui-même. La beauté, cependant, se trouve dans la perfection de la Menorah exprimée par la « pomme » : sept lampes d’huile d’olive pure, représentant la flamme tranquille et silencieuse de l’âme. Si les grenades sur la robe sacerdotale étaient pour la beauté, soutient Na’hmanide, elles ne seraient pas des grenades, mais des pommes. Ces fruits creux sont purement fonctionnels, et constituent une étape préparatoire à la quête de l’âme pour arriver à la perfection et à l’union avec sa source en D.ieu.
Selon Rachi, cependant, la beauté d’Israël réside aussi dans ses « grenades ». En fait, dans un certain sens, la lutte de l’âme imparfaite est encore plus belle que la perfection sereine de l’âme vertueuse. Car, si l’individu parfaitement juste sert D.ieu en étant ce qu’il est, chaque acte positif des « vides parmi vous » est un acte de sacrifice et de dépassement de soi. Ainsi, avant même qu’une personne atteigne la perfection, et même si sa vie entière se passe en quête de la perfection, la clameur de ses efforts est une musique à l’oreille de D.ieu.
Une application contemporaine
Il y a ceux qui prétendent que la Torah et ses mitsvot sont une affaire privée entre le Juif et son D.ieu, et non pas quelque chose devant s’exhiber dans la rue. Les téfilines, le Chabbat, le caractère sacré de la vie familiale, des concepts « ésotérique » tels que la « réalité divine » ou le « Machia’h » ne devraient pas être colportés sur un trottoir de centre-ville ou réduits à l’état de slogan sur un panneau d’affichage. Jamais, dans l’histoire de notre nation, quelque chose de tel n’a été fait, disent-ils. Vous banalisez l’âme du judaïsme, accusent-ils.
Mais nous nous trouvons à « l’ourlet » de l’histoire, à la génération la plus basse et la plus superficielle. Pour cette génération, le doux et léger murmure de D.ieu sonne comme un bruit étranger. Cette voix devrait-elle être atténuée, pour n’être chuchotée que parmi les pommes ? Ou son appel devrait-il retentir, aussi bruyant qu’il devienne, jusqu’à ce qu’il soit entendu par-dessus le vacarme ?
S’adressant à cette génération dans son propre langage – celui des « brèves », de la compartimentation incessante et des emballages creux –, le bruit ne cesse de s’amplifier. Mais combattre le feu par le feu n’est pas seulement efficace, cela met aussi en lumière les aspects de son propre potentiel qui, autrement, resteraient latents. Les cloches et les grenades qui diffusent la vérité divine sont plus que des moyens d’atteindre un objectif de tranquillité. Elles sont en elles-mêmes des objets de beauté.
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