Ils déclarèrent l’un à l’autre : « En vérité, nous sommes fautifs envers notre frère car nous avons vu sa détresse sans prêter l’oreille. C’est pour cela que ce malheur nous arrive. » Réouven leur répondit en disant : « Ne vous avais-je pas mis en garde : “Ne commettez pas de faute envers l’enfant” ? Mais vous n’avez pas écouté et son sang nous est aussi réclamé maintenant. »

Genèse 42, 21-22

Les commentateurs interprètent ainsi la discussion entre Réouven et ses frères à propos de Joseph : Pour ses frères, Joseph était passible de mort selon la loi juive (pour différentes raisons invoquées sur place, et que nous ne développerons pas ici). Aussi, leur principal regret était d’avoir fait la sourde oreille à ses supplications, sans mentionner leur volonté de le vendre ou de le tuer, puisque tels étaient, d’après eux, les châtiments mérités par Joseph.

À cela, Réouven répond : « Ne vous avais-je pas dit de ne pas commettre de faute envers l’enfant. » En d’autres termes, parce qu’il est comme un enfant et ne peut donc pas être puni par le Tribunal Céleste, il ne mérite pas la mort. De ce fait, vous avez enfreint deux interdictions car, outre votre péché de manque de compassion envers lui, vous l’avez injustement condamné, et son sang vous est réclamé.

Que recherchait Réouven ?

On peut se demander ce que recherche Réouven en précisant, dans le contexte présent, que ses frères ne sont pas coupables d’une seule faute mais de deux et que la vente de Joseph leur est comptée comme un meurtre. Ses frères reconnaissant maintenant que leur malheur est justifié, quel besoin est-il de souligner qu’ils ont commis une seconde faute ?

Au contraire, en présence d’un homme brisé par une épreuve et qui réalise que cette épreuve est la conséquence de ses actes passés, une humanité élémentaire voudrait que l’on s’efforce de le calmer et de le consoler au lieu d’accentuer sa peine en le culpabilisant encore plus. Et cela devrait être encore plus évident pour Réouven, le fils aîné de Jacob, vis-à-vis de ses frères !

La nécessité d’un repentir complet

On pourrait a priori expliquer ainsi l’intention de Réouven : Lorsque les frères ont reconnu devant lui leur faute, et ont de plus admis qu’elle était la cause de leur malheur, Réouven est venu apporter la précision suivante : Il n’est pas suffisant de reconnaître nos torts, et de prendre conscience que l’épreuve qui nous est infligée est méritée, il faut aussi nous repentir car cette épreuve est venue pour que nous retournions vers D.ieu que nos fautes ont éloigné de nous.

Selon les termes de Maïmonide : « Une des voies du repentir est de crier vers D.ieu et de L’implorer lorsqu’un malheur survient, et que tous sachent que c’est à cause de leurs mauvaises actions qu’un tel fléau s’est abattu sur eux... et c’est ce qui entraînera la disparition de ce fléau. »

C’est pourquoi Réouven s’est senti obligé d’insister sur les deux interdits qu’avaient transgressés ses frères – un comportement cruel et un meurtre –, car il fallait faire amende honorable sur chaque faute pour sortir de l’épreuve.

Réouven cherchait-il à se disculper ?

Toutefois, une telle interprétation ne semble pas complètement correspondre aux paroles prononcées par Réouven. En effet, si celui-ci voulait simplement leur signaler qu’ils avaient commis deux fautes, il aurait dû se contenter de dire : « N’avez-vous pas fauté vis-à-vis de l’enfant ? De plus, son sang est maintenant réclamé », ou un langage approchant. Pourquoi s’exprime-t-il de façon si longue en précisant : « Ne vous avais-je pas mis en garde : “Ne commettez pas de faute envers l’enfant” ? Mais vous n’avez pas écouté » ?

Ses paroles semblent vouloir mettre en valeur son innocence, qui est devenue évidente dans la situation présente, alors que ses frères sont coupables de ne pas avoir voulu l’écouter. Or, il paraît plus qu’étonnant qu’au moment où ses frères reconnaissent leurs torts, et admettent avoir mérité cette épreuve, Réouven se vante de son comportement irréprochable devant eux !

La bonne approche du repentir

On peut répondre à cette question de la façon suivante : Les frères de Joseph, par leurs paroles, ne voulaient pas seulement admettre qu’ils méritaient ce qui leur arrivait, mais exprimaient (surtout) leur volonté de se repentir de leurs mauvaises actions. De ce fait, en ajoutant : « Ne vous avais-je pas mis en garde ?… Mais vous n’avez pas écouté », Réouven est venu expliciter la façon dont il fallait se repentir pour être pardonné.

Cette précision qu’a voulu apporter Réouven est contenue dans les « Lois sur la Repentance » de Maïmonide. Après avoir expliqué, dans les premiers chapitres de ces lois, ce qu’est le repentir (ceux qui y sont astreints, sa définition, sa forme, son temps, ce qui lui fait obstacle, etc.), Maïmonide continue, au cinquième chapitre, par le fait que toutes les actions de l’homme dépendent de son libre-arbitre.

« Chaque homme a reçu la possibilité, explique-t-il, s’il le veut, de se diriger vers le bon chemin et d’être un juste, et il a de même la possibilité d’emprunter le chemin du mal et de devenir un impie. Cela dépend de lui. »

À la fin du paragraphe suivant, il conclut :

« Puisqu’il en est ainsi (D.ieu ne décrète pas qu’un homme soit bon ou mauvais), il en résulte que c’est le fauteur qui a causé sa propre perte. C’est pourquoi, il est opportun que celui-ci pleure et déplore ses fautes et le mal qu’il a causé à son âme. Tel est le sens du verset : “En quoi se plaint l’homme vivant ?...” (Lamentations 3, 39)

Il continue en disant :

Puisque nous avons la possibilité (d’agir librement), et que c’est de plein gré que nous avons accompli toutes nos mauvaises actions, il nous faut revenir vers D.ieu et abandonner notre mauvaise conduite, car nous en avons maintenant le potentiel. C’est ce qui est écrit par la suite : “Recherchons nos comportements, examinons-les et revenons vers D.ieu”. (Lamentations 3, 40) »

On est en droit de se demander pourquoi Maïmonide a attendu la fin du premier livre du Michné Torah, le Livre de la Connaissance, pour introduire la notion de libre-arbitre (dans les Lois sur la Repentance). En effet, ce livre contient, selon ses propres mots, « tous les commandements qui constituent les principes fondamentaux de la religion de notre maître Moïse ». Or, la notion de libre-arbitre est, d’après lui, « le pilier de la Torah et de tout commandement » et non pas seulement le pilier du repentir (qui ne représente qu’un des commandements divins).

La relation entre libre-arbitre et repentir

En fait, on peut dire que le libre-arbitre et le repentir sont deux notions liées l’une à l’autre dans leurs définitions mêmes. Si le libre-arbitre a un statut de « principe fondamental » de la Torah, c’est parce que, sans lui, les concepts d’ordre divin ainsi que ceux de rétribution et de châtiment (comme l’explique Maïmonide là-bas) n’ont pas de sens. Toutefois, l’accomplissement des commandements peut se concevoir sans lui.

En revanche, on ne peut imaginer de réaliser un retour vers D.ieu sans libre-arbitre, car si un homme ne se sent pas coupable des ses fautes (et le sentiment de culpabilité est induit par sa liberté d’agir), il n’aura point de regret (véritable) de ses mauvaises actions.

Il semble toutefois que Maïmonide fasse ici allusion à un sujet plus profond, comme nous allons le voir.

Un véritable repentir résulte d’une volonté personnelle de revenir vers D.ieu. Par contre, s’il existe une cause extérieure qui le force – ou du moins le provoque – (comme, par exemple, la crainte ou le déclin de ses forces), cette démarche perd de sa valeur. En effet, le but du repentir est que « Celui qui connaît les choses cachées témoigne qu’il ne commettra plus jamais cette faute ». Si donc il y avait une cause extérieure à son repentir, nul ne serait tout à fait sûr « qu’il ne commettra plus jamais (de lui-même) cette faute ».

C’est pour cette raison que Maïmonide insiste sur la notion de libre-arbitre dans les « Lois sur la repentance », car un véritable repentir ne peut se fonder que sur un total libre-arbitre puisque toute cause externe, telle que la crainte ou le déclin des forces, entame son authenticité.

Le sens des propos de Réouven

À la lumière de tout ce qui précède, nous pouvons maintenant comprendre le sens du dialogue entre Réouven et ses frères.

Lorsque les frères de Joseph affirment qu’ils sont fautifs envers lui, c’est bien une volonté de se repentir qui les anime, et leurs paroles constituent l’aveu de leur faute. Cependant, leur repentir est alors seulement une conséquence de leur sentiment de perdition (comme ils le déclarent d’ailleurs explicitement dans la suite de leurs propos). Or, comme nous l’avons plus haut, un éveil de cette sorte n’est pas une preuve que le retour vers D.ieu est librement consenti.

Comme on le voit en pratique : Les fautes avouées dans un moment difficile ne révèlent pas (vraiment) une profonde volonté de se repentir. Simplement, les épreuves « courbent le cœur de l’homme ».

En d’autres termes, lorsqu’un repentir est provoqué par une raison annexe (à plus forte raison, par une épreuve), il n’est pas entièrement le fait de l’homme. Un vrai repentir provient d’une démarche personnelle résultant uniquement d’un libre choix, sans aucune contrainte extérieure. Là peut s’exprimer la réelle intention de revenir vers D.ieu.

On peut ainsi comprendre la réponse (a priori prétentieuse) de Réouven : « Ne vous avais-je pas mis en garde : “Ne commettez pas de faute envers l’enfant” ? Mais vous n’avez pas écouté et son sang nous est aussi réclamé maintenant. »

Réouven est un véritable repentant. Il a profondément regretté son ingérence dans la vie conjugale de son père et, selon le Midrash, il s’est isolé pour prier et jeûner pendant de nombreux jours. De ce fait, il était le mieux placé pour indiquer à ses frères la voie à suivre pour un véritable repentir.

Tel était donc le sens de ses paroles : un retour vers D.ieu tel que le vôtre en ce moment, fondé sur l’épreuve que nous traversons, n’est pas authentique. Il faut au contraire vous remémorer les paroles que je vous avais dites, et prendre ainsi conscience de la gravité intrinsèque de votre faute. C’est ainsi que vous parviendrez à un véritable pardon.

On peut ajouter que s’il précise : « son sang nous est aussi réclamé maintenant », c’est pour leur expliquer le sens de leur malheur. Celui-ci est survenu comme un événement subsidiaire pour le sang qui a été versé, et n’est pas directement lié à leur culpabilité.

La condition d’un repentir véritable

Revenons sur les paroles de Maïmonide. Lorsque celui-ci s’appuie sur les versets des Lamentations de Jérémie pour expliquer que « puisque nous avons la possibilité (d’agir librement) et que c’est de plein gré que nous avons accompli toutes nos mauvaises actions, il nous faut revenir vers D.ieu, et abandonner notre mauvaise conduite car nous en avons maintenant la possibilité », il ne veut pas simplement étayer ses propos. Ici, une nouvelle idée apparaît : Non seulement un véritable retour vers D.ieu dépend d’une décision sans aucune contrainte, mais, lors de ce retour, l’homme doit être conscient qu’il a commis sa faute de son propre gré.

En d’autres termes : un homme peut se donner des raisons voire des excuses pour expliquer sa faute (même un tant soit peu). Il peut aussi penser qu’il est en effet fautif, mais que le contexte dans lequel il se trouvait était (quelque peu) propice à pécher, et c’est pour cette raison qu’il a failli. Tant que de tels arguments sont présents à l’esprit, le repentir n’est pas authentique, car on ne reconnaît pas que c’est entièrement sa faute, et qu’on s’est détaché de D.ieu par sa seule volonté.

Ce n’est que lorsqu’on se rend vraiment compte d’avoir commis de mauvaises actions de son plein gré que l’on peut prétendre à un repentir sincère, qui nous assurera de ne plus retomber dans nos travers passés. Un tel repentir sera alors le fait de notre libre-arbitre, il ne sera qu’à nous, car c’est nous et seulement nous qui avons abandonné nos fautes, et c’est nous qui voulons revenir vers D.ieu d’un cœur entier.

Comme le souligne Maïmonide en citant le verset : « Recherchons nos comportements, examinons-les et revenons (vers D.ieu) ». Si nous revenons vers D.ieu, c’est parce que nous avons recherché et examiné nos comportements au préalable. De ce fait, même si, à l’origine, il nous semblait que nous n’étions pas totalement coupables, un examen de conscience nous amènera à une conclusion contraire. Car même s’il y avait réellement des raisons extérieures à notre transgression, nous sommes pourvus des forces nécessaires pour y résister, et c’est donc nous seuls qui avons transgressé.

Tel était aussi le sens de la réprimande de Réouven à ses frères : « Ne vous avais-je pas mis en garde… ? Mais vous n’avez pas écouté. » Outre le fait que votre repentir ne doive pas être motivé par les événements présents, vous devez de plus savoir que vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes, car je vous avais avertis et vous ne m’avez pas écouté.

Le libre-arbitre et le repentir : des forces divines

Nous pouvons trouver un lien profond entre le libre-arbitre et le repentir. À propos du libre-arbitre, Maïmonide cite le verset où D.ieu déclare : « Voici que l’homme est comme l’un de Nous » (Genèse 3, 22), c'est-à-dire comparable à son Créateur.

L’Admour Hazakène tire de là le fait que le libre-arbitre trouve sa source à un niveau très haut. En effet, de même que rien ne peut faire obstacle à l’action de D.ieu, de par son libre-arbitre, rien ne peut non plus s’opposer au choix de l’homme. Cela vient du fait que, selon les paroles du Tanya, « la seconde âme du Juif est une véritable partie de D.ieu d’en-haut ». C’est grâce à cette âme que nous sommes dotés d’un libre-arbitre qui nous prodigue des pouvoirs comparables, dans une certaine mesure, à ceux de D.ieu.

Or, la révélation de ce pouvoir s’exprime (principalement) dans le repentir. Lorsqu’un homme s’est éloigné de D.ieu au point de ne plus avoir aucun rapport avec toute notion de sainteté, sa situation ne lui permet plus a priori de se rapprocher de son Créateur et des Ses commandements. Mais du fait de son libre-arbitre absolu, qui fait que rien ne peut s’opposer à ses décisions, il a la possibilité de forcer en lui un mouvement de retour vers D.ieu diamétralement opposé à son état antérieur.

Cette dimension dans ‘Hanouccah

Nous pouvons aussi lier ce que nous avons dit avec la fête de ‘Hanouccah, qui a toujours lieu pendant une partie au moins de la semaine où nous lisons la paracha Mikets sur la base du verset :

« Une Mitsva est une bougie, la Torah est lumière et le chemin de vie est constitué de remontrances morales » (Proverbes 6, 23).

A priori quel chemin de vie autre que la Torah et ses commandements existerait-il pour un Juif ?

En fait, le chemin de vie mentionné dans ce verset désigne le repentir. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est appelé « remontrances morales ». Par un repentir sincère, venant du plus profond de notre cœur, se révèle la vie profonde de l’âme (qui est liée avec D.ieu, désigné comme la Vie des vies).

Tel est aussi le sens des lumières de ‘Hanouccah, qui ne symbolisent pas uniquement la « Mitsva qui est une bougie et la Torah qui est lumière », mais aussi « le chemin de vie constitué de remontrances morales ». Car la lumière de ‘Hanouccah est venue de l’obscurité.

En effet, après que les hellénisants aient vaincu le peuple juif et « aient rendu impures toutes les huiles qui se trouvaient dans le Temple » – ce qui représente la domination de l’obscurité sur la lumière – au point d’empêcher les Juifs de pratiquer leur religion, les Hasmonéens se sont soulevés. Leur soulèvement relevait d’un don de soi absolu car ils étaient une poignée d’homme contre une armée redoutable. Ils donnèrent même le courage à leurs concitoyens de ne pas abandonner leur foi, malgré les terribles pressions qu’ils subissaient.

Les Hasmonéens ont tiré une telle force de l’essence de leur âme, par laquelle, comme nous l’avons dit, rien ne peur résister aux décisions d’un homme. Et c’est ce niveau qui exprime « le chemin de vie constitué de remontrances morales » et qui transcende la « Mitsva qui est une bougie et la Torah qui est lumière ».