Voici ce que Maïmonide écrivit à son traducteur, Rabbi Shmouel ibn Tibbon, il y a huit siècles : « Si l’on veut traduire d’une langue à l’autre en rendant chaque mot littéralement et en respectant l’ordre original des mots et des phrases… on se retrouve avec une traduction difficile et déroutante. Au lieu de cela, le traducteur doit en premier lieu s’efforcer de saisir le sens du sujet et ensuite seulement d’en expliquer le thème dans l’autre langue, selon sa compréhension… »
Ceci constitue la base de toute entreprise de traduction. Le traducteur se trouve toutefois confronté à un dilemme : jusqu’où peut-il aller ? Chaque traducteur est en effet aux prises avec deux objectifs contradictoires : celui de transmettre fidèlement le contenu d’origine, et celui de le rendre non seulement compréhensible à son public cible, mais également intéressant et aussi « naturel » que possible dans son habillage étranger.
Ce dilemme est d’autant plus aigu quand il s’agit de transmettre les enseignements de la Torah à un public dont le principal point de référence est la laïcité occidentale. Ici le traducteur ou « adaptateur » tente de relier deux mondes qui diffèrent par bien plus que la langue et le style : ces deux mondes se distinguent par leur conception même du discours et de l’articulation intellectuels.
Un exemple parmi d’autres : l’esprit occidental moderne ne reconnaît pas d’idées sacrées ou d’axiomes inviolables. S’agissant de communiquer une pensée, il n’y a pas de plus grand péché que de « se prendre trop au sérieux », d’être « dogmatique » et de ne pas offrir une « vision équilibrée ». Et surtout, il ne faut en aucun cas être trop sûr : soyez décontracté, faites de temps à autre un clin d’œil à l’auditoire, comme pour dire : « Les amis, je vous enseigne peut-être quelque chose, mais n’allez pas penser que je suis un pompeux je-sais-tout. Nous sommes juste en train d’échanger quelques idées. »
La Torah, en revanche, entreprend sans vergogne d’informer et d’instruire son élève. En tant que plan de D.ieu pour l’existence, elle est dénuée d’autodérision et d’ambivalence morale. Elle présume que vous la prenez au sérieux, et s’emploie à vous dire la façon dont les choses sont et la façon dont elles devraient être. Et, oui, elle considère avec révérence les vérités qu’elle véhicule.
Dans ces conditions, comment le traducteur/adaptateur doit-il procéder ? Il a le choix entre deux approches. Il peut décider de limiter son altération du texte ou de l’idée d’origine à sa reformulation dans la nouvelle langue, tout en préservant le style et l’approche de la Torah. Et si l’esprit occidental jugera le texte « religieux », « archaïque » et « fermé d’esprit », qu’il en soit ainsi. En fin de compte (si vous réussissez à trouver quelqu’un qui accepte de le lire), son contenu éternel prévaudra sur les préjugés du lecteur.
Ou bien, le traducteur peut adopter, dans une certaine mesure, le ton de l’écriture moderne. Il peut tenter de véritablement traduire : « de saisir le sens du sujet et ensuite seulement d’en expliquer le thème dans l’autre langue, selon sa compréhension », pas seulement dans ce que le dictionnaire entend par « langue », mais aussi dans le sens de l’esprit et de la culture liés à cette langue.
Mais a-t-il seulement le choix ? La Torah permet-elle d’articuler ses enseignements d’une telle manière ? Le Rabbi de Loubavitch répond à cette question en trouvant un précédent dans la Torah.
Dans le chapitre 31 du Deutéronome, la Torah relate de quelle manière Moïse mit le ‘Houmach tout entier (les « Cinq Livres de Moïse ») par écrit le dernier jour de sa vie. Il ordonna ensuite aux lévites : « Prenez ce rouleau de la Torah, et placez-le au côté de l’Arche de l’alliance de l’Éternel ton D.ieu, et il sera là comme témoin pour vous. »
Rachi dans son commentaire sur le verset, écrit : « Nos sages ont débattu dans [le traité talmudique] Bava Batra au sujet de ce rouleau de la Torah. Certains disent qu’une étagère dépassait à l’extérieur de l’arche, sur laquelle reposait le rouleau. D’autres disent qu’il était placé au côté des Deux Tables [sur lesquelles sont gravés les Dix Commandements], à l’intérieur de l’Arche. »
Chaque chose dans la Torah est une leçon de vie, éternellement et universellement pertinente. Quel est donc, demande le Rabbi, le sens profond de ce débat ?
Nos Sages nous disent que la Torah tout entière est contenue dans les Dix Commandements qui nous furent donnés au Sinaï et inscrits par D.ieu sur les deux Tables de l’Alliance. Au cours des 38 années qui suivirent, alors que les Israélites erraient dans le désert, Moïse leur apprit les détails de la Torah, qu’il consigna également, sous la dictée divine, dans le ‘Houmach.
En d’autres termes, le ‘Houmach est la première « traduction » de la Torah, sa première reformulation en des termes compréhensibles par son public cible. Moïse avait vu la totalité de la communication de D.ieu à l’humanité contenue dans les Dix Commandements, mais le peuple juif avait besoin d’une version plus détaillée et plus explicite. D’où la re-communication de la parole et de la loi de D.ieu à travers l’esprit et la plume de Moïse dans le ‘Houmach.
Ainsi, explique le Rabbi, le débat entre Rabbi Meïr et Rabbi Judah (auteurs des deux avis cités dans Rachi) porte essentiellement sur la façon dont il convient de communiquer la Torah. Selon Rabbi Meïr, le rouleau de la Torah doit être conservé à l’intérieur de l’Arche qui contient les Tables de l’Alliance. Bien la « traduction » détaille ce qui était généralisé et explicite ce qui était implicite, elle ne doit pas s’éloigner du contexte de l’original. Elle doit se limiter à la zone circonscrite par les « murs » qui définissent la formulation originale.
Rabbi Judah n’est pas d’accord. La Torah est placée sur une étagère en dehors des parois de l’Arche. Certes, il doit respecter le contenu et l’esprit de l’original – l’étagère, rappelez-vous, est fermement fixée à l’Arche –, mais elle doit s’étendre dans l’espace de ceux qui sont encore en dehors des paramètres de l’original.
Cela nous éclaire sur une autre chose que le Talmud dit à propos de Rabbi Meïr. Une règle de base dans le Talmud veut que chaque fois que Rabbi Meïr et Rabbi Judah sont désaccord sur un point de droit, nous suivions l’opinion de Rabbi Judah. Pourquoi est-ce ainsi ? Le Talmud cite Rabbi A’ha bar ‘Hanina comme ayant dit : « Il est révélé et connu devant Celui qui créa le monde par Sa parole qu’il n’y avait pas d’égal à Rabbi Meïr dans sa génération. Pourquoi, dans ce cas, la loi ne fut-elle pas établie conformément à son opinion ? Parce que ses collègues ne pouvaient pas comprendre pleinement ses raisonnements. » Le fait que Rabbi Meïr ait maintenu ses enseignements exclusivement dans le contexte de l’idée pure a entrainé que ceux ayant une moindre compréhension de la Torah n’ont pas pu assimiler entièrement ce qu’il disait.
Peut-être, conclut le Rabbi, est-ce la raison pour laquelle Rachi cite le point de vue de Rabbi Judah avant celui de Rabbi Meïr, inversant l’ordre dans lequel ils sont cités dans le Talmud. Rachi nous dit que, dans la plupart des cas, l’approche de Rabbi Judah est préférable, alors que celle de Rabbi Meïr ne convient qu’à une minorité de personnes et de circonstances.
Le Rabbi a souvent raconté l’histoire suivante :
Parmi les disciples de Rabbi DovBer de Mezeritch (le deuxième leader du mouvement ‘hassidique), il y avait des opinions divergentes quant à la diffusion des enseignements ésotériques révélés par leur maître. Il y avait ceux qui étaient d’avis que la sainteté de cet aspect des plus intimes de la Torah devait être sauvegardée et partagée seulement au sein d’une élite qui en soit digne. D’autres, à la tête desquels Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi (qui devait plus tard fonder la branche ‘Habad du ’Hassidisme), étaient d’avis que ces enseignements devaient être diffusés le plus largement possible. Ils transcrivirent les enseignements de Rabbi DovBer et en firent de nombreuses copies qu’ils distribuèrent activement à l’ensemble de la communauté juive.
Un jour, une de ces transcriptions fut découverte croupissant dans un monticule d’ordures. Tous les disciples de Rabbi DovBer en conçurent une grande douleur et cela renouvela la critique à l’égard de ceux qui avaient « déprécié » les saintes paroles de leur maître par cette diffusion inconsidérée. Rabbi Chnéour Zalman répondit à ces critiques par une métaphore :
« Le fils du roi était tombé malade, dit-il, et les médecins royaux ne trouvèrent qu’un seul remède à son mal : une potion qui serait préparée à partir de la poudre d’une certaine gemme. Cette pierre précieuse, cependant, était la pièce maîtresse de la couronne royale. En outre, même si la couronne – le bien le plus précieux du trône – était désassemblée, il n’y avait qu’un mince espoir de pouvoir sauver la vie du prince, dont la santé s’était détériorée au point que sa capacité à avaler la potion était incertaine.
« Mais le roi avait décrété : “Broyez, liquéfiez et gaspillez mon trésor le plus précieux. Peut-être une seule goutte entrera-t-elle dans la bouche de mon fils et sa vie sera sauvée...” »
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