J’avais seize ans quand je suis tombée sous le charme d’Israël en parcourant la Terre Sainte un été lors d’un voyage de groupe avec d’autres adolescents pleins de coups de soleil. J’ai appelé ma mère pour lui dire que je voulais vivre en Israël et épouser un beau soldat israélien. Le voyage n’avait pas d’orientation religieuse ; sa mission consistait davantage à exposer les jeunes Juifs américains au pays qu’à les initier au judaïsme. Mais lorsqu’une et un peuple sont si intimement liés, il est impossible de remplir l’une de ces missions sans accomplir l’autre. En visitant les lieux saints, je pensais ne pas savoir quoi y faire, mais en arrivant devant le Mur Occidental, mon corps se balançait, mes yeux se remplissaient de larmes, et mes lèvres murmuraient des prières sans que je puisse m’en empêcher. Je pensais ne pas savoir quoi faire, mais en réalité, je savais déjà.

L’air restait lourd

Avant la fin de notre périple, je me souviens d’une nuit particulière qui s’est démarqué des autres. C’était une nuit sombre, et l’air restait lourd après la chaleur écrasante du soleil d’août. Nos conseillers nous expliquèrent que cette nuit-là était celle de Ticha Beav, le neuvième jour du mois hébraïque de Av, un jour tragique dans l’histoire juive. Ils ne s’étendirent pas sur les détails, mais ils nous dirent que c’était la nuit de la destruction des Premier et Second Temples. Nous avons ensuite fait une reconstitution d’une fuite devant les soldats romains. À la fin, on nous expliqua également que c’était un jour de jeûne pour le peuple juif.

J’ai jeûné cette nuit-là et le jour suivant, pour la première fois à Ticha Beav. À l’époque, je ne jeûnais pas pour la destruction des Temples. Cela n’avait que peu ou pas de signification pour moi, c’était trop abstrait pour que je puisse le comprendre. Je jeûnais parce que j’avais appris que c’était un jour de jeûne pour le peuple juif, et en tant que Juive, je voulais partager cette expérience avec mon peuple.

Deux ans plus tard, je suis allée à la synagogue le soir de Ticha Beav. Je me suis retrouvée assise par terre, chaussée de simples espadrilles, comme une endeuillée. La voix pleine de sanglots, le rabbin a dirigé la congrégation dans la lecture du livre des Lamentations, et pour la première fois de ma vie, j’ai eu une idée de ce que signifie pleurer et ressentir une connexion à la perte du Saint Temple.

Il y a une histoire célèbre racontée à propos de Napoléon Bonaparte. Alors qu’il marchait dans les rues de Paris, il entendit des lamentations et des pleurs venant d’une synagogue. Il se tourna vers la personne qui l’accompagnait et lui demanda : « Pourquoi pleurent-ils ? »

L’autre répondit : « Ils pleurent la destruction de leur Temple. »

« Quand a-t-il été détruit ? »

« Il y a presque deux mille ans. »

Napoléon déclara alors : « Une nation qui pleure encore après si longtemps sera éternelle. Elle retournera sur sa terre et reconstruira son Temple. »

Pourquoi Napoléon ferait-il une telle affirmation ? Peut-être parce qu’il comprenait que les gens ne pleurent pas des milliers d’années pour des briques et des pierres brisées. Ticha Beav ne concerne pas la destruction d’un bâtiment. Ticha Beav concerne l’exil d’un peuple de sa patrie, l’éloignement d’une nation de D.ieu, et la séparation du spirituel et du physique. Ticha Beav parle de tragédie nationale et de souffrance personnelle. Chacun de nous a des difficultés personnelles, et nous attendons tous, d’une manière ou d’une autre, la rédemption, le jour où Ticha Beav ne sera plus un jour de deuil, mais un jour de célébration.

Pourquoi le peuple juif continue-t-il de pleurer ?

Mais pourquoi le peuple juif continue-t-il de pleurer d’année en année ? N’y a-t-il pas un moment où il faut lâcher prise et vivre ? Être heureux du moment présent et oublier le passé ?

La Torah décrit combien Jacob était accablé de douleur lorsqu’il apprit que son fils Joseph avait été attaqué et tué par un animal. Pendant vingt-deux ans, Jacob resta inconsolable, incapable de surmonter la mort de son bien-aimé Joseph. Rachi, un commentateur post-talmudique, explique que le deuil de Jacob dépassait celui d’un parent pour son enfant. C’était parce que, en réalité, Joseph était encore vivant. Les blessures de Jacob ne pouvaient pas guérir car elles n’étaient pas fermées, Joseph était toujours vivant et le cœur de Jacob continuait de saigner.

Pleurer un décès est très différent de pleurer quelque chose ou quelqu’un qui manque. Même si une personne est disparue et présumée morte, la recherche de cette personne, ou même de son corps, n’est jamais abandonnée. Nous avons besoin de preuves. Nous avons besoin de faire le deuil. Tant que cela n’est pas accompli, nous ne pouvons pas commencer à aller de l’avant. C’est pourtant ce que Ticha Beav nous enseigne. Nous ne pleurons pas une mort, nous pleurons un manque. Les Temples ont été détruits, mais pas pour toujours, car le Troisième Temple sera reconstruit. Mais en attendant qu’il le soit, Ticha Beav est le rappel de ce que nous avons temporairement perdu.

C’est pourquoi, dans le Talmud (Chabbat 31), il y a une discussion sur les questions que pose le Tribunal Céleste pour l’admission au Ciel après la mort d’une personne. L’une des questions que le Talmud mentionne est : « As-tu attendu la Rédemption ? » L’auteur du Melekh bePiv, un commentaire de la Torah, note que le mot utilisé par les Sages est « attendu » (tsepita). Ils n’ont pas dit « espéré » ou « vouloir », mais un mot qui décrit une attente accompagnée de certitude.

C’est comme une famille dont un enfant disparu, à D.ieu ne plaise. Des années ont peut-être passé, mais cette famille attend chaque jour un appel téléphonique annonçant que leur enfant a été retrouvé. Chaque jour, ils pleurent l’absence de leur enfant, tout en priant et espérant. C’est ainsi que nous pleurons et que nous nous lamentons à Ticha Beav. Car aussi difficile qu’il soit de vivre sans notre Temple et d’être en exil, nous attendons chaque jour qu’il nous soit rendu, et nous prions pour être immédiatement rédimés.