Le soleil peut bien avoir souri par delà l’horizon comme tous les jours précédents, mais aujourd’hui n’est pas un jour ordinaire. Aujourd’hui est anormalement différent.
Car, voyez-vous, la nuit dernière était la veille du Neuf Av.
Nous avons été invités, en cette date malheureuse, à endurer une vague supplémentaire de l’abyssal océan de la souffrance juive. Individuellement et collectivement, nous avons horriblement souffert pendant des millénaires, et nous nous souvenons de tout. Aucun Juif, quelle que soit son degré d’affiliation communautaire, ne peut prononcer les paroles des Lamentations sans tressaillir devant l’horreur qu’elles décrivent.
Notre relation a été temporairement endommagéeHier après-midi, bien avant que le soleil ne se couche, j’ai arrêté de manger et de boire et j’ai ôté mes chaussures de cuir. Plus tard, dans l’obscurité de la nuit, je me suis recroquevillé sur un banc retourné de la synagogue pour accompagner la congrégation dans la douce complainte de ces millénaires de souffrance humaine.
Maintenant, c’est le matin, et le monde s’éclaircit.
C’est le moment de faire face à mon Créateur, dans la prière.
Toutefois le Neuf Av est encore là.
Un matin ordinaire, je me serais enveloppé dans mon talith qui me fait ressembler à un ange. Si ce n’était pas le Neuf Av, je me serais tenu paré et couronné des téfilines, signe par excellence du lien de D.ieu avec Son peuple.
Mais pas aujourd’hui.
Notre relation a été temporairement endommagée.
En ce misérable matin, je me tiens devant D.ieu affamé et sans m’être lavé, sans élégance et sans ornements, écrasé par la mémoire des innombrables holocaustes du peuple de Son alliance.
Que suis-je censé faire, me demandé-je alors avec frustration, de ces mots qui refusent avec obstination de quitter mon livre de prière ?
Ahavat olam ahavtanou...
Aujourd’hui, comme tous les jours, nous nous exclamons : « Notre D.ieu, Tu nous as aimés d’un amour éternel ! »
Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres, et cette prière semble déplacée, voire indélicate. Juste pour une fois, peut-être, les mots devraient être changés en : « Notre D.ieu, Tu nous as frappés d’une souffrance éternelle ! »
Non, cette prière n’est pas intimidée par le Neuf Av. Son amour ne chancellera pas malgré un passé de perpétuelle agonie.
Mais pourquoi ? Puis-je réellement réciter des paroles d’amour infaillible avec dans mon cœur la mémoire des lamentations passées, cumulées aux souffrances du présent ?
Où est donc l’affection ? Où est la compassion de D.ieu et Sa prévenance pour Sa nation chérie ?
Je me fige. Le Neuf Av menace de saboter complètement ma dévotion.
Mais c’est pourtant vrai !
La réalité, dans toute sa bizarrerie, me saute à la figure ; mon livre de prière n’a pas menti.
N’est-il pas étrange que, malgré tout ce que nous avons souffert dans l’histoire, le peuple juif désire encore la proximité de D.ieu ?
Le Neuf Av menace de saboter complètement ma dévotionAprès que l’empereur Hadrien ait sauvagement ravagé la Judée, les Juifs exsangues avaient voulu écrire de nouveaux rouleaux de la Torah et reconstruire leurs synagogues. Se vidant de leur sang dans le Colisée, attachés au pilori, les Juifs mouraient en prononçant le Chéma. Leur seul réconfort était de savoir que d’autres Juifs survivraient et inévitablement construiraient un nouveau ‘heder pour transmettre à la génération suivante la loi et l’amour éternel de D.ieu.
C’est un phénomène typiquement juif. En définitive, c’est ce qui fait de nous des Juifs. Mais qu’est-ce que c’est, au juste ?
Certes, il y a des personnes et même des groupes qui jettent l’éponge et abandonnent D.ieu, mais eux-mêmes ou leurs descendants reviennent immanquablement. Même si une ou deux générations de Juifs conspiraient pour étouffer des millénaires d’amour, elles échoueraient, car leurs petits-enfants ou arrière-petits-enfants le découvriraient contre toute attente bien vivant dans leurs cœurs.
Oui, notre attachement à D.ieu n’est pas confiné aux limites des esprits et des sentiments mortels. Il est au-delà de l’humain, irrationnel et indestructible. Mais nous, qui portons cet attachement, ne parvenons pas à le comprendre et pourtant, il demeure en nous, en dépit de nous. Il surmonte les plus terribles tentatives d’annihilation, et demeure invaincu par la puissante force du temps.
Malgré la gravité des souffrances qui nous amènent à nous tenir en ce Neuf Av sans talith et sans téfilines, affamés et le cœur brisé, nous nous trouvons dans une synagogue remplie de fidèles dévoués au service de D.ieu. Incroyable !
Quelle est donc l’origine de ce lien éternel ? S’il dépasse le domaine de la compréhension et de la production humaine, il ne peut pas être de notre fait. Il n’est certainement pas humain.
La réponse se révèle comme un soleil levant, comme une magnifique aurore.
Notre enchantement avec D.ieu est un puissant reflet de Son amour pour nous. Notre amour est divin. Nous pouvons le nourrir ou essayer de l’ignorer, mais il ne prend pas sa source en nous et nous ne pouvons donc pas l’éteindre.
Pourquoi ?
Parce que notre D.ieu nous aime d’un amour éternel.
Nous portons l’émotion même de D.ieu dans nos cœurs mortels. Et c’est l’infinité de cette émotion qui a rendu notre nation indestructible.
Nous portons l’émotion même de D.ieu dans nos cœurs mortelsÀ présent, la tentation de modifier le texte de la prière pour hurler mon indignation a disparu. Ces mots problématiques m’ont relié avec les Juifs des siècles passés, mes frères d’âme. Je suis renforcé par les prières de millions de victimes victorieuses, tous amoureuses de D.ieu, et aimées de D.ieu. Je ressens quelque chose de miraculeux qui précède le Sinaï et surpasse la Création, et qui assure ma survie à travers la résurrection messianique des morts. Je suis peut-être mortel, mais une partie de moi est divine. En tant que Juif, je possède une portion impérissable de l’amour de D.ieu.
Oui, c’est le matin du Neuf Av, mais je n’ai plus faim.
Je me sens satisfait – éternellement.
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