Des décennies durant, ce mot a été tabou. S’il était prononcé à la radio, on le coupait au montage. Seuls les prêcheurs fondamentalistes voulant exacerber la crainte de l’enfer et de la damnation chez leurs ouailles utilisaient un tel mot en public. Ou peut-être un vendeur de parfums, pour attiser le côté sombre de ses clients.

Mais aujourd’hui, il est partout.

Le mot en question est « le mal ». Comme l’un des commentateurs l’a exprimé : le 11 septembre 2001, le monde a eu un moment de lucidité. À ce moment, à la télévision, devant le monde qui regardait, se trouvait le mal pur, cru, incontournable. La relativité morale mourut alors dans 1000 degrés Celsius.

Mais ce n’est pourtant pas si simple. Maintenant qu’il nous est permis d’utiliser ce mot à nouveau, de quoi s’agit-il ?

Est-ce une chose réelle, qui a substance et pouvoir ? Ou bien n’est-ce rien de plus que l’absence de vérité, le vide, l’obscurité, la négation de la lumière ? Si c’est quelque chose de réel, comment D.ieu a-t-Il put l’admettre dans Son monde ? Mais si ce n’est qu’obscurité, comment est-il possible que les ténèbres puissent défier la lumière ?

Aucune réponse ne nous convaincra complètement. Le mal est trop près de nous pour que nous puissions y voir clair. Trop douloureux pour pouvoir l’étiqueter. Nous avons le sentiment, quelque part, de justifier froidement les horreurs qui ont frappé de bonnes gens. Peut-être qu’en rationalisant nous cherchons au passage à mettre D.ieu hors de cause, et nous aussi. Mais d’un autre côté, si nous n’avons aucune notion de ce qu’est le mal, comment sommes-nous censés le combattre ?

Dans la Torah, la métaphore donnée pour le mal est l’obscurité. Rien de plus que l’absence de vérité. Un vide de réalité. Comme l’obscurité, le Mal n’a pas de pouvoir propre. D’où lui vient alors sa capacité de causer tant de douleur dans le monde ? De manière générale, de nous, de notre crainte de lui. Du fait que nous le considérons comme « quelque chose » qui mérite d’être négocié.

Nous le nourrissons avec chaque bribe de souci, avec chaque regard d’anxiété, avec chaque concession que nous faisons sur notre vie pour reconnaître sa menace – jusqu’à ce que le Mal se dresse sans honte pour nous attaquer avec nos propres instruments.

Ce thème est repris à travers toute la Torah. Les sages expliquent que quand le serpent s’est approché d’Eve, elle n’avait aucun intérêt pour lui. Dans son monde, le serpent aurait pu tout aussi bien ne pas exister. C’est pourquoi le serpent dut lui dire : « Est-il vrai que vous n’avez le droit de manger d’aucun des arbres du jardin ? » Le serpent savait évidemment que c’était un mensonge. Mais de cette façon, Eve le remarqua. Le serpent devint quelqu’un digne d’une réponse. Et par là même, il acquit le pouvoir de mettre la pagaille.

De façon similaire, Moïse commença sa carrière de libérateur quand il tua un contremaître égyptien qui était en train de frapper à mort un esclave juif. Lorsqu’il découvrit qu’il avait été vu, la Torah nous dit que « Moïse eut peur. Et Pharaon voulut le tuer. Il prit donc la fuite ». D’abord Moïse eut peur. C’est seulement à ce moment que Pharaon voulut le faire tuer. Sans la peur de Moïse, Pharaon n’avait aucun pouvoir.

Ceci explique d’autant plus pourquoi le 11 Septembre fut notre moment de lucidité : parce que ce n’était plus un concept abstrait mais une réalité, une métaphore en action.

Ces gens qui veulent nous dominer par la terreur ont-ils quelque pouvoir intrinsèque ? Ont-ils des ressources avec lesquelles ils peuvent alimenter une populace ? Des idées qui peuvent les faire dépasser notre progrès ? Nous attaquent-ils avec des fusées qu’ils ont fabriquées et mises au point ?

Non. Ils n’ont rien à eux. C’est de nous qu’ils ont reçu leur pouvoir à travers les étranges rouages de la Guerre Froide. Ils brandissent des lames de rasoir achetées dans nos quincailleries, et avec elles détournent des avions que nous avons construits pour améliorer nos standards de vie. Ils nous subjuguent par la crainte avec de la poudre volée dans nos laboratoires. De la poussière. Sachant très bien qu’ils ne peuvent pas contaminer une nation. Mais ils peuvent tout de même nous faire réellement peur. Et pour le mal, ceci est déjà une victoire. Parce qu’à ce moment-là, à travers notre peur, le mal est devenu réel.

Savoir ceci est extrêmement utile. À partir du moment où nous avons identifié le secret du mal, nous savons comment le neutraliser. La stratégie est presque la même, qu’il s’agisse du mal qui balaye le globe ou qui sévit dans votre ville, ou encore qui se tapit dans les obscurs recoins de votre propre cœur, attendant de pouvoir vous terroriser à la moindre occasion.

Ce n’est pas une solution simple, parce que nous avons déjà nourri le mal jusqu’au point où il progresse et grandit chaque jour. Au commencement, Adam et Eve auraient pu simplement l’ignorer, et il se serait dissous dans les étincelles de la lumière divine qu’ils ont révélée dans le Jardin. Mais dès lors que le Mal fut nourri et qu’il vit désormais à l’air libre, il n’est plus possible de traiter avec lui aussi paisiblement à nouveau.

Pourtant, notre principale arme contre le mal reste notre indifférence vis-à-vis de lui. C’est peut-être la raison pour laquelle la réponse la plus usuelle du Rabbi de Loubavitch à ceux qui lui écrivaient pour demander son conseil au sujet de la façon de réagir au mal dans leur vie quotidienne – colère, tentation, pensées troublantes, mauvais rêves – fut constamment : « faites plus de bien et écartez la question de votre esprit ». Même au sujet de problèmes de santé, le Rabbi conseillait : « Trouvez un bon docteur qui s’intéressera à vos problèmes. Ensuite, suivez simplement ses instructions et écartez votre esprit de la maladie. »

À l’échelle globale, le Mal n’est pas quelque chose à craindre, et encore moins quelque chose avec lequel négocier. Cela ne fait que lui donner plus de pouvoir. Bien sûr, il y a des moments où l’on n’a d’autre choix que de se battre contre le mal, comme le firent les Macchabées contre l’oppresseur syro-grec. Mais s’abaisser pour vaincre le Mal n’aura d’autre conséquence que de le rejoindre dans sa fange. Contre le Mal, on doit livrer bataille dans les cieux. On doit le piétiner sans jamais regarder vers le bas. Au contraire, pendant la bataille contre le mal, on doit atteindre des niveaux de plus en plus hauts.

C’est pourquoi il est si important pour nous aujourd’hui de créer plus de lumière. Même une petite lumière fait disparaître beaucoup d’obscurité. Pour chaque ombre des ténèbres que nous subissons, nous devons produire des mégawatts de lumière éblouissante. De la même façon que ceux qui sont possédés par le mal ont accompli l’insensé, au-delà de ce que n’importe quel prophète de malheur aurait pu prévoir, nous devons faire le bien au-delà de la raison.

En fait, telle est la raison d’être du mal, la raison pour laquelle un D.ieu totalement bon a inclus le mal dans Son monde. Parce que le mal nous oblige à aller au fond de nous-mêmes, à trouver notre force intérieure, à nous élever toujours plus haut jusqu’à atteindre une lumière brillante, éblouissante, une lumière qui ne laisse à l’obscurité aucune crevasse où se cacher.

Face à cette lumière, le Mal capitule et se dissout, ayant accompli le but de son existence. Car, au commencement, l’obscurité fut créée avec un seul objectif : faire jaillir de l’âme humaine sa lumière intérieure. Une lumière qui ne connaît pas de limites.

Combattons le mal avec la beauté. Défions l’obscurité avec la lumière infinie.