Je dispose les fruits sur un plateau et j’admire leur éblouissante palette de couleurs. Rouge rubis. Pourpre royal. Orange sierra. Jaune d’or. Au-delà de moi, à travers la vitre froide des portes du salon, je peux voir les branches nues de nos arbres fruitiers qui s’agitent désespérément dans le vent. Le contraste entre les fruits colorés et les branches nues me surprend toujours le jour de Tou Bichevat. L’hiver est à peine passé. Le printemps n’a pas encore commencé. Que célébrons-nous en ce jour ?
Nous célébrons le processus de croissance lui-même.Tou Bichevat est le nouvel an des arbres. La coutume veut que l’on mange différentes sortes de fruits ce jour-là, en particulier les fruits qui font partie des sept espèces de la terre d’Israël : le blé, l’orge, les grenades, le raisin, les olives, les figues et le miel des dattes. Mais pourquoi célébrer le nouvel an des arbres alors que les fruits ne sont pas encore visibles sur les branches ?
Tou Bichevat est le jour où la sève commence à monter dans l’arbre. En d’autres termes, nous ne pouvons pas encore voir les fruits, mais nous célébrons le processus de croissance lui-même. Et la plus grande partie de ce processus, nous ne pouvons pas le voir parce qu’il se produit sous la surface du sol.
C’est aussi le jour où les arbres ne sont plus nourris par les eaux de l’année précédente et commencent à être nourris par les eaux de la « nouvelle » année. C’est un moment qui se situe entre l’hiver et le printemps, pas tout à fait le jour ou la nuit. Et lorsque nous regardons les arbres, nous sommes censés nous imaginer à cette même place, entre le passé et notre avenir, nous ouvrant à de nouvelles possibilités de croissance au fur et à mesure que la sève monte et que la nouvelle eau afflue.
Alors que je regarde les fruits, je me mets à penser à une discussion sérieuse que j’ai eue à l’université. Je ne me souviens plus à qui je parlais, mais je me rappelle qu’il était 3 heures du matin. Et je me souviens que nous discutions de ce qui rend les gens heureux. Elle était sûre que c’était les circonstances de la vie. La santé. Un bon travail. Assez d’argent. Mais même alors, cela n’avait aucun sens pour moi, car il suffit de considérer toutes les personnes qui ont toutes ces choses et qui sont malheureuses.
Puis nous sommes passés à la question : « Si tu pouvais appuyer sur un bouton et que cela te rende heureuse pour le reste de ta vie, le ferais-tu ? » Pour moi, la réponse était évidente. Pourquoi voudrait-on faire ça ? Si j’étais constamment heureuse, je n’accomplirais rien et à quoi bon le bonheur si je ne le gagne pas ? Mon interlocutrice avait cependant une opinion différente. « Je ne suis pas sûre, dit-elle. Peut-être que j’appuierai sur le bouton. Quelle différence pour moi si je l’ai gagné ou pas ? Qui a dit que le bonheur devait être gagné ? »
Avance rapide de quelques années jusqu’à mon Master en thérapie familiale, quand je me suis rendue compte que les psychologues débattent depuis des décennies de ce qui rend les gens heureux. Les études de psychologie positive sont subjectives dans une certaine mesure, car la plupart d’entre elles demandent aux gens d’évaluer leur niveau de bonheur de 1 à 10, et il est possible que les sujets sous-estiment ou surestiment leur propre niveau de bonheur. Mais voici quelques résultats des recherches dans ce domaine : les extravertis sont plus heureux que les introvertis. Les personnes mariées sont plus heureuses que les célibataires. Les personnes religieuses sont plus heureuses que celles qui ne le sont pas. Les personnes occupées sont plus heureuses que celles qui ont peu à faire. Et les personnes riches sont plus heureuses que les personnes pauvres, mais avec une marge très faible.
Mais ces généralisations comportent des failles. Par exemple, les extravertis ne sont plus heureux que s’ils ne cherchent pas constamment l’approbation et la sécurité auprès des autres. Et les personnes mariées ne sont plus heureuses que si elles ont un bon mariage. Les personnes malheureuses en mariage sont beaucoup moins heureuses que les célibataires. En outre, les personnes religieuses ne sont plus heureuses que si elles pratiquent des religions dont les rituels sont fondés sur des idéaux positifs et joyeux. Une religion fondée sur la culpabilité et la négativité ne contribue pas au bonheur. Enfin, les personnes riches qui ne sont pas satisfaites de ce qu’elles ont se situent sur l’échelle du bonheur bien en deçà des personnes plus pauvres dont les besoins fondamentaux sont satisfaits.
Le bonheur est un processus qui se développe sous la surface.Alors que je finis de mettre la table pour Tou Bichevat, je pense au travail qui s’opère sous la terre. Nous avons tous des circonstances de vie différentes, et nous avons tous un choix fondamental à faire : allons-nous construire avec elles ou pas ? C’est la clé du bonheur, car le bonheur est un processus qui se développe sous la surface pendant des mois avant que nous en voyions les fruits.
Dans son livre Outliers, Malcolm Gladwell cite le neurologue Daniel Levitin : « L’image qui se dégage de ces études est que dix mille heures de pratique sont nécessaires pour atteindre le niveau de maîtrise associé au fait d’être un expert de classe mondiale dans n’importe quel domaine. Dans toutes les études sur les compositeurs, les basketteurs, les écrivains, les patineurs, les pianistes de concert, les joueurs d’échecs, les grands criminels, etc., ce chiffre revient sans cesse... personne n’a encore trouvé de cas où une véritable expertise de classe mondiale a été atteinte en moins de temps. Il semble que le cerveau ait besoin de ce temps pour assimiler tout ce qu’il doit savoir pour atteindre une véritable maîtrise » (p. 40).
Avant d’abandonner, nous devons donc nous rappeler qu’il faut peut-être une dernière tentative pour percer le sol gelé. Le but des fruits dans la création est de nous rappeler d’apprécier chaque étape et chaque heure du processus lui-même. Nous n’avons pas « besoin » des fruits, mais ils donnent du goût et de la couleur à nos vies. Ils sont là pour nous rappeler que chaque étape de notre voyage, y compris l’étape invisible de la montée de la sève dans l’arbre, est destinée à être chérie et célébrée.
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