Jusqu’à la dernière bouchée
Pour toutes les raisons exposées ci-dessus, le typhus s’était, malheureusement, largement répandu et, dans les conditions de vie de l’époque, l’issue de cette maladie était beaucoup plus souvent négative que positive. L’un de nos proches, un exilé également, qui nous rendait visite chez nous, fut rejoint par son épouse et sa fille, mais sa situation n’en fut pas améliorée pour autant.
Un jour, cet homme est entré dans notre maison. Il avait le visage enflé et sa peau avait jauni, du fait de la famine. D.ieu fasse que l’on n’assiste plus jamais à pareille chose. Il n’avait pas de travail. Il aperçut quelques restes de pain qui étaient posés sur la table de notre maison et il les observa avec un regard brillant. Je lui ai donc demandé de les prendre et de les manger, bien que ce pain ait été tout ce que nous possédions, à l’époque. Nous n’avions pas d’autre pain, pour le lendemain.
Ce n’est pas par bon cœur que j’ai fait cela. À mon sens, quiconque aurait vu le visage de cet homme n’aurait pas pu imaginer d’agir autrement et il se serait fait une obligation de lui donner jusqu’à la dernière bouchée dont il disposait.
Un jour, cet homme a obtenu un travail de gardien d’un champ de courges séchées, dont le négoce était l’une des grandes activités commerciales de la région. Dans le cadre de ses fonctions, il devait rester dans un champ ouvert, dans le froid, exposé aux vents les plus âpres. Il se rendit donc à son travail, sans tenir compte de sa faiblesse, car, de cette façon, il pouvait recevoir une ration alimentaire plus importante, lui permettant de se rassasier.
Le soir, il devait rentrer chez lui, mais il n’y arriva pas. Au matin, son épouse est venue le chercher chez nous. Sans rentrer plus que cela dans les détails, à ce sujet, cet homme a été retrouvé gelé, alors qu’il rentrait chez lui, de retour du champ. Sa faiblesse l’avait empêché de supporter le froid.
Un enterrement juif
La question d’assurer un enterrement juif à cet homme se posait donc, de nouveau. Mon mari en conçut une peine indescriptible. Il se fit accompagner par un autre Juif de Kharkov, qui était très attaché à lui. Il se rendit dans la demeure du défunt, qui était assez éloignée de notre maison. Il fit en sorte que son corps soit ramené du champ à son domicile.
Là, mon mari fit tout ce qui était nécessaire, y compris la toilette mortuaire, telle qu’elle est exigée par la Halakha, malgré la lourde pénurie d’eau. Puis, il conduisit le défunt dans le cimetière non juif, où il y avait déjà, malheureusement, une rangée entière de tombes juives, séparées par une barrière légère, afin que les Juifs et les non-Juifs ne se mélangent pas.
Le Juif de Kharkov creusa lui-même la tombe. C’était un homme riche qui, par lui-même, n’avait rien à voir avec de tels travaux. Mais, comme il me l’a lui-même indiqué par la suite, il a vu à quel point cela était important pour mon mari. Ceci l’a persuadé de le faire.
Il lui était difficile de voir le Rav lui venir en aide, tant ce travail était ardu, mais il avait besoin d’aide, car, à cause du froid glacial, ils devaient terminer au plus vite, afin de ne pas lui être exposés trop longtemps. Ils firent tout cela d’une manière conforme à la Halakha et ils récitèrent même le Kaddish.
Quand il rentra à la maison, mon mari pleura amèrement. Le froid avait pénétré ses os, au point que, se trouvant déjà dans la chambre, il lui fallut attendre encore un certain temps avant de pouvoir se réchauffer, de différentes façons et retrouver son état normal.
Abnégation et détermination
Trois semaines plus tard, un fait similaire est survenu au propriétaire terrien roumain,1 qui comptait également parmi ceux qui venaient souvent nous rendre visite. De nombreux événements furent beaucoup plus difficiles que celui qui va être décrit, mais je n’ai pas l’intention de décrire ici des images aussi noires que celles-là.
Dans le cas de ce propriétaire terrien roumain, par opposition à ce qui s’était passé au préalable, mon mari devait investir de nombreuses forces pour le faire sortir de l’hôpital et obtenir du médecin un certificat de décès par crise cardiaque, car ceux qui mourraient du typhus exanthématique étaient enterrés par groupe de plusieurs cadavres, sans distinction d’identité.
Comme sont grandes l’abnégation et la détermination grâce auxquelles mon mari a accompli tout cela ! J’appellerai cela la détermination de la sainteté. Je ne parvenais pas à comprendre comment il pouvait courir ainsi, pour faire tout ce qui était nécessaire, malgré les immenses difficultés qu’il lui fallait surmonter, sans compter le fait que chaque action qu’il réalisait le mettait en danger, à proprement parler. Or, il était lui-même conscient de ce danger et il en avait peur, mais, malgré cela, en ces instants, il ne faisait pas le moindre calcul.
Peut-être est-il possible de dire que, grâce à ces actions, il a eu le mérite, dans un exil aussi difficile et avec des souffrances aussi grandes, de vivre les derniers mois de sa vie dans un grand respect. Sans les forces colossales investies, en la matière, par deux frères, deux jeunes gens simples, avec un don de soi dont je ne vois l’équivalent chez personne d’autre, le sort de mon mari aurait été celui des défunts que j’évoquais au préalable.
Un avenir obscur
C’est ainsi2 que le temps s’est écoulé. Chaque jour ressemblait à celui qui le précédait. La fin de la période de cinq ans d’exil à laquelle mon mari avait été condamné approchait. La guerre n’était pas encore finie et les exilés de la catégorie de mon mari n’étaient pas autorisés à vivre dans les grandes villes.
Dans notre ville,3 il n’y avait personne avec qui nous pouvions entretenir une correspondance. D.ieu merci, aucun de nos proches n’était resté dans cet endroit.4 À ce jour,5 je ne sais toujours pas ce qu’ils sont devenus. À l’époque, l’un des frères de mon mari6 était également prisonnier dans un camp de travail.
Nous n’avions pas la force de continuer à habiter ici. D’où nous viendrait notre aide ? Nous espérions au moins quitter cet endroit, pour lequel nous éprouvions de la répulsion. Il nous était difficile de voir, devant nos yeux, chaque cabane et, plus encore, chaque non-juif qui résidait là-bas.
Les personnes déplacées commençaient à penser à leur retour dans les villes libérées des forces d’Hitler, qui reculaient. La région devint plus calme. Pour ce qui nous concerne, en revanche, les autorités devaient enquêter sur chaque pas que nous voulions faire.
Un télégramme de notre fils aîné
Malgré tout ce qui vient d’être dit, notre situation s’est améliorée, d’un certain point de vue. Un jour, nous avons reçu un télégramme de Tachkent, nous annonçant qu’un télégramme de notre fils aîné7 était parvenu dans les bureaux de la communauté, qui était, en fait, celle de Moscou, provisoirement installée là-bas et qui répondait, de cet endroit, à toutes les questions qui lui étaient posées.
Dans ce télégramme, notre fils demandait où se trouvaient ses parents et le frère de son père. Ce dernier, à l’époque, était déjà dans le monde de la Vérité, mais j’étais la seule à le savoir et je l’avais caché à mon mari.
À la réception de ce télégramme, nous avons demandé de lui en adresser un pour lui communiquer notre adresse. Quelques semaines plus tard, nous avons reçu, à notre adresse, un second télégramme et, en voyant la signature qu’il portait, « Mendel et Moussya », nos yeux se sont largement éclairés.
Le télégramme que personne ne comprenait
Cependant, nous n’avons pu lire que la signature de ce télégramme. Quant au reste de son contenu, nous ne comprenions pas l’anglais et nous n’avons donc pas pu comprendre ce qu’il voulait dire. Il y avait, près de nous, des personnes qui prenaient des cours à l’institut des langues étrangères, mais aucune d’entre elles ne parlait l’anglais.
Pendant une semaine entière, nous avons poursuivi nos recherches afin de trouver quelqu’un qui pourrait nous traduire ce télégramme. Pour cela, il m’a fallu faire quatre kilomètres, bien entendu à pied. C’est ainsi que j’ai trouvé un professeur d’une école, qui est parvenu, difficilement et avec beaucoup d’effort, à me lire ce télégramme. Enfin, une voix familière retentissait à mes oreilles, une voix proche, qui nous manquait tellement.
Peu après, nous avons reçu deux colis alimentaires et, grâce à cela, notre situation a été plus facile. Toutefois, la difficulté essentielle restait inchangée. Nous étions profondément brisés et meurtris. En outre, la question sur ce que serait notre avenir se posait, dans toute son acuité. Nous ne pouvions en parler à personne.
Nous avons eu connaissance d’une rumeur, qui n’était pas encore une information officielle, selon laquelle il avait été décidé de ne pas libérer les exilés de l’endroit dans lequel ils se trouvaient, jusqu’à la fin de la guerre et, par la suite, de leur permettre uniquement de se rendre dans un endroit où il n’y avait pas un grand regroupement d’hommes.
À ce stade, notre potentiel de patience s’épuisait. Il s’est avéré par la suite que mon mari souffrait d’ores et déjà de la maladie qui l’a emporté. Il avait perdu ses forces, au moment où il en avait le plus clairement besoin.
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