La maladie de la Rabbanit
Tout ce qui est décrit ci-dessus s’est produit pendant l’hiver et, de ce fait, des épidémies se sont malheureusement propagées, notamment le typhus provoquant des rougeurs cutanées et la grippe. Mon mari a été malade, lui aussi et il a dû s’aliter pendant quinze jours. Pour recouvrer la santé, il a dû fournir un grand effort et surmonter de multiples difficultés.
Un mois plus tard, j’ai eu moi-même une fièvre de quarante degrés. Si nous avions consulté un médecin, il m’aurait inévitablement fait hospitaliser. Or, l’hôpital se trouvait à cinq kilomètres de notre domicile et il nous a donc fallu cacher soigneusement ma maladie.
Parmi les exilés, il y avait un médecin non juif. Celui-ci se changeait, pour qu’on ne le reconnaisse pas et il venait nous voir, après avoir mis des vêtements qu’il n’avait pas l’habitude de porter, à une ou deux heures du matin, afin de me prescrire des médicaments, mais sans signer son ordonnance.
Grâce à l’excellente relation que tous entretenaient avec mon mari, la pharmacie nous fournissait les médicaments, bien que, selon les lois en vigueur là-bas, le pharmacien courait un véritable danger, en le faisant. Je suis donc restée alitée pendant quelques jours. Le médecin pensait que j’avais été contaminée par ce typhus provoquant des rougeurs de la peau, qui est une maladie très contagieuse.
L’ange du salut
Dans l’un des villages, non loin de là, résidaient un Cho’het et son épouse, qui se trouvaient parmi les personnes déplacées. Un jour, ils sont venus dans notre maison pour demander à mon mari d’intervenir en leur faveur auprès des médecins de l’hôpital, afin qu’il obtienne une dispense d’incorporation. En effet, ce Cho’het avait été convoqué par l’armée, qui voulait l’envoyer au front. Ils sont entrés dans notre chambre, en route, pendant leur voyage, malgré les protestations de notre propriétaire, car, à l’époque, il était interdit de recevoir chez soi ceux qui, voyageant en train, ne faisaient que passer.
Lorsque la femme a vu mon état, la manière dont j’étais alitée, mon mari que se tenait près du poêle, faisant cuire de la bouillie pour moi en « étudiant le Maharcha » pour déterminer s’il devait verser d’abord le lait ou la semoule, elle affirma aussitôt qu’elle ne nous quitterait pas jusqu’à ce que je quitte le lit et recouvre la santé. Je lui ai répondu que ma maladie était peut-être contagieuse et qu’elle pouvait courir un danger, mais elle m’a affirmé, sans ambiguïté, qu’elle ne craignait rien.
Elle se dépêcha d’ôter ses vêtements de voyage, servit à manger à son mari et se mit aussitôt au travail, c’est-à-dire à s’occuper de moi. Tout d’abord, elle m’a ôté mes vêtements, car j’étais couchée depuis plusieurs jours et, pendant tout ce temps, j’avais transpiré à cause de ma forte fièvre. Par la suite, elle a refait mon lit et elle a placé, sur l’oreiller et sur le lit, des draps propres et frais, car le drap précédent pénétrait dans ma peau comme un couteau. Personne ne peut s’imaginer le plaisir que tout cela m’a procuré.
Elle m’a préparé une bouillie de semoule fine, qu’elle avait fait cuire sans assaisonnement. Ainsi, j’avais enfin de quoi manger. La chaleur ne diminuait pas. Le médecin m’a ausculté en cachette, à une ou deux heures du matin, alors qu’il tremblait de peur. Après son départ, mon mari prit un livre de Tehilim que je possède encore ici.1 Il disait :
« Maintenant, je vais m’occuper de ta guérison. »
Nous étions déjà quatre personnes, dans cette pièce. Le Cho’het dormait sur le sol, près de la porte, car il n’y avait pas d’autre endroit. En outre, il avait un peu peur de contracter ce typhus provoquant des rougeurs de la peau. Notre invitée s’était aménagée, d’une façon quelconque, un endroit pour dormir, non loin de mon lit. Du fait de la présence de mon mari, notre chambre ne disposant pas de paravents, elle n’ôtait pratiquement pas ses vêtements.
Les invités n’avaient pas le droit d’éternuer, ni même de faire le moindre geste, afin que la propriétaire ne s’aperçoive pas qu’ils dormaient chez nous. Dans cette ambiance et avec la « largesse d’esprit » qui régnait dans notre maison, alors que j’étais moi-même alitée, sans savoir clairement de quelle affection j’étais atteinte, mon mari prenait place près de la petite table et il lisait des Tehilim.
Des torrents de larmes, selon l’expression consacrée, coulaient des yeux de mon mari. J’avais l’habitude de rester assise et de le regarder lire des Tehilim. Sa voix permettait de déterminer à quel point il avait le cœur brisé. Un cœur aussi brisé, une telle ferveur auraient pu faire bouger des rochers. Je croyais, d’une foi parfaite et je crois encore, à l’heure actuelle que sa lecture des Tehilim a contribué à ma guérison.
Les jours se sont écoulés. La chaleur a commencé à diminuer. La peur d’avoir contracté le typhus provoquant des rougeurs de la peau était écartée, car, dans une telle promiscuité, il était absolument impossible de mettre en pratique les prescriptions du médecin.
Le pain du ciel
C’est ainsi qu’est arrivé le vendredi, qui est la veille du Chabbat. Or, nous n’avions pas du tout de pain, pas même la moindre tranche et nous étions quatre personnes. Les brioches que nos invités avaient apportées avec eux étaient achevées. On a acheté des poissons, au marché et la femme les a fait cuire. Son mari a apporté deux seaux d’eau, ce qui n’était pas le plus aisé, car la corde dont nous nous servions pour puiser l’eau était coupée et nos voisins non juifs refusaient de nous en prêter une autre.
Tous les préparatifs du Chabbat furent achevés. Notre chambre fut nettoyée et mise en ordre, pour le Chabbat et le plancher fut rincé. En revanche, il n’y avait pas de pain, ni aucune « référence », pas la moindre idée d’un endroit où aller pour s’en procurer.
Nous étions tous assis, mais, pour une certaine raison, nous n’étions pas particulièrement inquiets. Il semble qu’en pareille situation, le comportement des hommes est un peu bizarre. Mon mari avait pris place près de la fenêtre et il n’est pas possible de dire qu’il avait un bon moral. Le lendemain était Chabbat, mais nous ne pouvions rien faire. Et, ce serait bientôt l’heure d’allumer les bougies.
Soudain, nous avons vu une jeune fille qui marchait en direction de notre maison. Elle était habillée comme une non-juive et son visage était recouvert par un grand foulard, pour qu’on ne la reconnaisse pas. La jeune fille frappa à la porte, s’adressa directement à mon mari et lui dit :
« Êtes-vous le Rav Schneerson ? »
Elle sortit de sous son foulard une grande miche de pain, encore entourée d’une serviette. Elle expliqua :
« C’est ma tante qui vous envoie cette miche de pain. Nous avons entendu que votre épouse n’est pas en bonne santé. »
L’oncle de cette jeune fille était le directeur de la boulangerie d’état. Il avait donc la possibilité, de temps à autre, d’ôter quelques grammes à la ration de chacun. Néanmoins, celui qui était attrapé alors qu’il faisait cela était passible de la punition la plus grave.
Comme ce pain avait bon goût ! Bien sûr, c’était du pain noir, mais je ne fais pas allusion ici à sa qualité. Je veux dire qu’il nous a libérés de la pensée de la faim. Et, bien plus, c’était pour le Chabbat. Mon mari a aussitôt coupé deux tranches de ce pain et il les a recouverts avec une serviette, afin de disposer des deux pains du Chabbat.2
Nous devions raccompagner la jeune fille à l’extérieur en cachette, afin que la propriétaire ne la voie pas. En effet, elle commençait à s’emporter et disait :
« Ceux qui viennent voir le prêtre sont trop nombreux ! »
Nous n’avions nul besoin qu’elle formule une telle plainte, qui aurait pu ajouter cinq années supplémentaires aux cinq années d’isolement de mon mari.
La nuit suivant le jeudi, avant ce vendredi, mon mari lisait des Tehilim de la manière que j’ai déjà décrite. Ce n’était pas une lecture habituelle. Il n’y avait pas là de simples pleurs. Il ne s’agissait pas d’un découragement ordinaire, pour ainsi dire. Il déversait son esprit, à proprement parler, par la grandeur et la puissance de sa foi et de son attachement à D.ieu.
Pendant le Chabbat, je suis enfin parvenue à m’asseoir sur mon lit. En outre, nous avions de quoi manger. Mon mari et le Juif invité ont prié, l’un et l’autre, enveloppés de leur Talith et, nous les femmes, nous sommes restées ensemble. On connaît le dicton populaire suivant :
« Quand le pauvre est-il joyeux ? Quand il retrouve ce qu’il a perdu.»
C’est exactement ce que j’ai ressenti, quand j’ai commencé à guérir, après ma maladie.
De la mort à la vie
Après ce Chabbat-là, mon mari a trouvé un Juif de sa ville, un cordonnier. Or, pour celui qui le sait, le cordonnier de Dobrianka3 n’était pas un homme pauvre ! Il était de la famille du génie de Dobrianka, comme l’appelait mon mari, avec un grand respect et une immense soumission. Cela vous paraît-il négligeable, Lévik ?
Ce cordonnier avait une fille qui était médecin dans l’hôpital local. À la demande de mon mari, elle a aussitôt fait hospitaliser notre invité, le Cho’het et elle l’a placé dans le service des maladies de l’estomac. Il avait besoin d’un cliché de radiographie et, pour l’effectuer, il devait disposer d’un document décrivant la lésion que la doctoresse avait trouvée dans son estomac.
On a donc trouvé une solution pour cela également. À Kazil Orda, dans l’hôpital régional, il y avait un service de radiographie dirigé par la fille de notre ami Kolyakov,4 qui était bien sûr elle-même médecin.5 Il fallait faire tout cela rapidement, car la date à laquelle le Cho’het devait être envoyé au front approchait.
Le dimanche à midi, le Cho’het conscrit partait pour Kazil Orda, avec les documents attestant qu’il était atteint d’une grave maladie et qu’il avait absolument besoin d’une certaine opération, mais qu’étant trop faible pour la supporter, il lui fallait attendre quelques mois avant de la subir.
Là-bas, à Kazil Orda, le docteur Kolyakov a fait tout ce qu’il fallait, de la manière qui convient, avec les clichés radiographiques « noir sur blanc ». En effet, la doctoresse a confié au Cho’het les radiographies d’un homme qui était effectivement atteint de cette maladie, sur lesquelles elle avait, bien entendu, inscrit le nom de ce Cho’het.
Toutes ces démarches ont duré deux semaines, que le Cho’het a passé dans la maison de Kolyakov. Par la suite, il est revenu chez nous, à Chiili, où se trouvait la commission militaire devant laquelle il devait se présenter et produire ces documents. Il a effectivement été aussitôt réformé pour six mois, du fait de sa maladie d’estomac et il a été autorisé à rentrer chez lui.
Ce fut une grande joie, dans notre maison. Malgré les conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvions, nous avions eu la possibilité de sauver une âme d’un danger de mort réel. Il avait été préservé de la mort, à proprement parler, et il avait conservé la vie.
La réussite dans l’accomplissement de tout cela dépendait aussi du fait que, chaque fois que mon mari formulait une demande, aussi difficile qu’elle ait été à satisfaire, il était absolument impossible de lui refuser quoi que ce soit. À ce stade, je commençais déjà à marcher dans la maison et, peu à peu, j’ai pu reprendre les travaux ménagers. Nos invités sont donc rentrés chez eux.
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