L’intellect et ses limites
La philosophie ‘Habad a un point de vue particulier sur la place de l’intellect dans la structure et dans l’épanouissement de l’âme humaine. Le Rabbi enseigne qu’il existe deux vastes domaines d’« activité de l’âme » : le niveau intellectuel et le niveau émotionnel. L’âme qui, bien entendu, n’est pas matérielle, se manifeste au plus haut niveau par l’intermédiaire des facultés intellectuelles, et en particulier à travers la ‘Hokhmah (l’« éclair » intellectuel), puis descendant dans la Binah (la compréhension et le développement) et parvenant enfin au niveau de Daat (la connaissance). C’est à cet instant qu’apparaît l’émotion, car l’intellect engendre des sentiments tels que l’amour ou la crainte, l’attirance ou la répulsion, etc.
Nous voyons donc que les émotions ne sont pas nécessairement capricieuses. Elles peuvent être générées, contrôlées et même supprimées par la force de l’intellect. Ce concept – à savoir que l’esprit peut dominer le cœur – est un élément de base de la philosophie ‘Habad.
Certes, la haute estime de l’Admour HaZakène pour l’intellect est évidente : il a nommé son école ‘hassidique, « ‘HaBaD », initiales des mots ‘Hokhmah, Binah et Daat. Cependant, il n’a pas pour autant porté aux nues l’intellect. Selon lui, l’esprit n’est qu’une des multiples forces de l’âme, mais pas la principale. L’intellect peut être l’élément dominant parmi les facultés humaines, il peut déterminer la qualité d’une personne et de sa vie, mais il n’est pas l’essentiel. Il y a des domaines dans lesquels l’intellect est inefficace (par exemple en ce qui concerne le surnaturel, l’eschatologie, etc.). Ainsi, la foi est un élément qui transcende l’esprit ; elle intervient lorsque l’esprit ne peut plus rien. Mais ce sujet nous éloigne de notre propos.
Définition des concepts moraux
À notre époque, nous sommes confrontés à une question qui ne semble pas avoir troublé les générations précédentes : l’esprit est-il apte à formuler des concepts moraux ? Les philosophes se sont attaqués à cette idée depuis l’Antiquité, croyant que la réponse se trouvait dans la quête. Dans un passé relativement récent, nous avons compris que l’intellect n’était pas apte à définir des concepts moraux, tels que le vrai et le faux, le bien et le mal, etc, en bref, tout ce qui a trait au domaine moral. Nous voyons ici une des limites des compétences de l’esprit humain, mais cette prise de conscience est relativement récente. L’Admour HaZakène, avec tout le respect qu’il éprouvait pour l’intellect, a clairement défini ses points faibles dans le domaine moral.
L’expression biblique « l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal »1 révèle la nature profonde de la connaissance : la connaissance est un mélange de bien et de mal. Elle n’est pas totalement dans un camp ou dans l’autre. La direction que l’esprit peut prendre, les impératifs dictés par l’intellect, peuvent pencher vers le bien comme vers le mal. Un choix n’est, en soi, pas plus « rationnel » qu’un autre. L’esprit seul ne nous est d’aucune utilité lorsqu’il s’agit de définir le bien ou de proposer une voie à suivre dans un dilemme moral.
L’âme humaine, dont l’esprit est une manifestation, provient d’une source qui peut s’orienter vers le bien comme vers le mal : lorsque l’esprit se voue à la contemplation divine, lorsqu’il prend conscience de sa totale dépendance par rapport à D.ieu – qui accorde ou refuse la vie – alors la direction que l’esprit va suivre, les émotions qu’il va susciter et les actions qu’il va induire et contrôler seront « bonnes ». Ainsi, la personne aimera D.ieu, Lui sera fidèle et accomplira sa volonté avec zèle.
En revanche, si l’homme occupe son esprit par d’autres intérêts, alors sa tendance naturelle à l’auto-indulgence le poussera à s’assurer le soutien de l’esprit pour donner à sa conduite une coloration intellectuellement « respectable », voir même « positive ».
L’intellect contient du mal
Nous voyons donc que le bien et le mal ne peuvent pas être définis par l’intellect. Le bien et le mal sont étroitement mêlés dans le domaine de la connaissance. Avant de faire un choix, il nous faut détenir une définition du « bien » et du « mal », mais nous ne pouvons pas y parvenir par le seul intermédiaire de notre esprit.
La connaissance, nous dit l’Admour HaZakène, est incapable de repousser totalement le mal ou de définir ce concept, parce que la connaissance elle-même a besoin d’être dotée d’une clarification, d’une ligne de démarcation entre le bien et le mal, dans son propre domaine. De même qu’une personne a la capacité de faire le bien ou le mal, de la même façon, la connaissance est dotée de forces antagonistes.
Rabbi Chnéour Zalman a dédié son premier ouvrage, le Tanya, au Beinoni, l’homme qui est parvenu au niveau « intermédiaire » entre le bien et le mal, l’homme dont les pensées, les paroles et les actions sont tournées vers le bien, mais dont toute sa potentialité à faire le mal est restée intacte de sorte qu’il doit sans cesse la combattre. Selon le Talmud,2 le Beinoni est « gouverné » par le bien et le mal qui se trouvent en lui. Le mal – le « mauvais penchant » – reste intact, insoumis, irréductible, toujours prêt à tenter le Beinoni pour l’éloigner du Divin et l’inciter à mal agir. Et l’esprit ne nous est hélas d’aucun secours dans la lutte contre le mal, car l’esprit lui-même contient le potentiel du mal.
Entreprendre une purification du mal, c’est une noble tâche, mais avant de vouloir purifier le monde autour de soi, il est nécessaire de se purifier soi-même. « Pare-toi toi-même et ensuite tu pareras les autres », conseille judicieusement le Talmud.3 Dans le chapitre 28 du Tanya, l’Admour HaZakène stigmatise les « sots » qui cherchent à « élever les pensées étrangères » qui apparaissent durant la prière ou l’étude de la Torah, car « comment (un homme) peut-il élever (quoi que ce soit) alors qu’il est lui-même attaché en bas ? »
Mais, conscients du fait que nous nous trouvons à la limite de la capacité de l’intellect, devons-nous nous en tenir à un rôle subalterne en nous heurtant aux choix moraux, et formulant des définitions du « bien » et du « mal » ? Apparemment, si nous tenons seulement compte des aspects manifestes de l’âme, comme l’intelligence et l’émotion, nous aboutirons à une impasse.
Heureusement, l’homme a davantage de ressources.
L’immanent et le transcendant
On peut établir un parallèle entre l’homme et D.ieu. L’homme a été fait « à l’image de D.ieu ». C’est pourquoi il est dit : « À partir de ma chair je perçois D.ieu. »4 D.ieu est présent partout dans la Création, « Il emplit tous les mondes ».5 L’immanence divine se révèle plus ou moins selon les circonstances, et selon les personnes.
En même temps, D.ieu est transcendant : Il est détaché de la Création. Il « entoure » la Création, et devant Lui il n’y a ni haut ni bas (on désigne ce concept par le mot sovev,6 un cercle qui n’a ni haut ni bas). Face à la Transcendance, il n’y a aucune existence possible, tout est en état d’annulation.
Ces deux notions, l’immanence et la transcendance existent aussi – si l’on peut dire – dans le contexte humain.
L’homme possède en même temps une « âme animale » et une « âme divine ». L’âme animale est tournée vers des aspirations matérielles et elle comporte du bien et du mal. L’âme divine est uniquement tournée vers D.ieu, et est totalement annulée devant la Présence Divine. Ces deux âmes ont un pouvoir intellectuel et émotionnel. L’immanence est liée à l’âme animale et la transcendance à l’âme divine. L’esprit de l’âme animale suscite un intérêt pour les plaisirs matériels, alors que l’esprit de l’âme divine suscite un amour et une crainte de D.ieu.
Il est évident que ces deux tendances, diamétralement opposées, entrent en conflit. Le Daat Elyone, « l’intelligence supérieure » de l’âme divine, appelle le bitoul, l’annulation de soi, et éveille l’essence de l’âme en surmontant la conscience de soi de la personne, en lui faisant prendre conscience de la transcendance et en annulant les émotions suscitées par le Daat Ta’htone, « l’intelligence inférieure » de l’âme animale.
Un élément qui transcende l’intellect
Cette « transformation » n’est pas un exercice intellectuel, une tentative de maîtriser un sujet complexe, comme l’étude de la Torah. Ici, le problème, c’est de pouvoir tirer le bitoul – l’autoannulation – du tréfonds de l’âme, de faire intervenir un élément de l’âme qui transcende l’intellect et qui est proche de l’essence de l’âme.
La méditation intellectuelle sur la grandeur de D.ieu, par exemple, peut parvenir à éveiller l’amour et la crainte de D.ieu, car le cœur et l’esprit s’investissent dans cet effort. Mais les effets d’une telle méditation ne seront pas durables, car la conscience de soi de la personne – qui provient de son âme animale – ne change pas. On n’y a pas introduit la notion de bitoul. Seul le bitoul peut empêcher l’homme de perdre l’élan qu’il a acquis durant son service divin.
L’intellect ne peut pas se mesurer au bitoul, ni parvenir au même résultat. L’intellect ne peut pas convaincre l’homme (comme c’est le cas lorsque le bitoul est absent) que le laxisme est « bon », car lorsque le bitoul est là, la tendance de l’intellect vers le mal n’est plus possible, son incapacité à définir les principes moraux est éliminée ; l’intellect parvient lui-même à la conclusion que seul le Divin est « bon ».
Il existe aussi une autre définition du bitoul. On donne plusieurs noms à l’âme, et chacun d’eux fait référence à un niveau particulier ou à un aspect dominant dans une situation particulière : Néfèche implique l’action ; Roua’h, l’émotion ; et Néchama, l’intellect. Quant à ‘Hayah-Yé’hidah, c’est l’essence de l’âme. Yé’hidah l’unique, entière et indivisible, est entièrement unie à son Créateur, totalement annulée, bien au-delà de ce que l’intellect peut préconiser.
L’expression « un peuple à la nuque raide »7 n’est pas péjorative, mais un compliment pour Israël, parce que cela signifie que l’attachement d’Israël à D.ieu transcende le rationnel, que le peuple d’Israël est toujours prêt à faire le sacrifice ultime, à subir le martyre. Cela signifie que survivre pour survivre n’a aucun sens pour lui. Le bitoul – la fermeté inébranlable – et la Yé’hidah, l’unicité, sont deux notions parallèles.
Le transcendant devient immanent
Lorsque la Yé’hidah se manifeste, l’homme s’élève au-dessus du choix intellectuel dont nous avons parlé, au-dessus de l’ambivalence inhérente à l’esprit. Sa capacité au mal est détruite. Le yi’houd (l’unité) auquel parvient l’homme, est la fusion entre l’âme animale et l’âme divine, entre le niveau supérieur et le niveau inférieur de l’intelligence, entre le transcendant et l’immanent.
On parvient à ce niveau grâce à la prière8 qui élève le bas au niveau le plus haut, et ainsi les caractéristiques de base disparaissent au bénéfice des qualités supérieures nouvellement acquises. Le transcendant devient immanent, et l’intellect repousse le mal.
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