Célébration du mariage à Yekatrinoslav, sans les mariés

J’ai fait une pause, dans ma rédaction et je n’ai rien écrit, depuis un certain temps déjà. C’est aujourd’hui le 14 Kislev 5709, l’anniversaire du mariage de notre fils Mena’hem Mendel et de son épouse Moussya, auxquels D.ieu accordera une longue vie. Ce jour me rappelle aussi la grandeur de mon mari, dont la mémoire est une bénédiction.

Ce fut en 1928. Une très forte campagne antireligieuse était alors menée, bien que quelques synagogues subsistaient encore et qu’il existait, officiellement, une communauté juive religieuse. En revanche, les partis juifs de gauche n’existaient déjà plus, à l’époque.

À ce moment-là, la moitié de notre maison nous avait déjà été confisquée. Il ne restait, à notre disposition, que trois pièces. La plus large partie de la maison avait, bien entendu, était donnée à nos nouveaux « voisins ». Les mariés n’étaient pas avec nous,1 mais nous voulions nous réjouir également, au jour de leur mariage.2 Il était impossible de louer une salle, à l’époque.3

Notre voisin était un ingénieur, qui ne pouvait pas supporter le comportement orthodoxe de notre maison. À l’époque, de nombreuses personnes venaient encore écouter les discours ‘hassidiques et prendre part aux réunions ‘hassidiques, pendant les fêtes. Cet homme avait donc établi une séparation tranchée entre les deux parties de la maison, afin que sa partie soit totalement indépendante de la nôtre.

Quand ce voisin entendit, d’une certaine source de la ville, que nous avions l’intention d’organiser une certaine fête, à l’occasion du mariage, il abattit l’un des murs, ouvrant ainsi une porte d’accès entre sa maison et la nôtre, il reprit tous ses meubles et il s’en alla, mettant sa maison à notre disposition pour tout le temps nécessaire. C’est ainsi que nous avons disposé d’un endroit large pour célébrer cette fête. En effet, la plus grande pièce de la maison se trouvait dans la partie qu’il nous avait fallu donner au voisin.

Nous avons envoyé des invitations4 et toute la ville a saisi cette opportunité pour nous faire part de ses sentiments et du respect que tous éprouvaient envers mon mari. Son influence morale était si grande que la fête ne prit pas la tournure d’une joie personnelle, mais bien celle d’une manifestation religieuse.

De nombreux invités sont venus des villes voisines. En outre, il y avait, bien entendu, les membres de notre famille. Nous avons reçu plusieurs centaines de télégrammes.5 À cette soirée de fête que nous avons organisée chez nous, ont participé des représentants de la communauté centrale de la région et chaque synagogue, en particulier, était représentée par l’un de ses membres.6. En fait, toutes ces synagogues étaient considérées comme des petites communautés indépendantes. Nombre de ces hommes sont venus avec leur épouse.

Tout cela se passa, il ne faut pas l’oublier, dans une période en laquelle tout contact avec les dirigeants religieux, ou, selon l’expression russe, les « prêtres du culte » était proscrit. On pouvait perdre son travail à cause d’une faute aussi grave, mais la communauté est passée outre au danger. De nombreux médecins et des juristes honorables, qui occupaient des postes importants à l’Ispolkom7 ou à la municipalité, ont pris part à notre joie et ils ont passé toute la nuit dans notre maison.8

Des télégrammes en hébreu

Le service du télégraphe a travaillé spécialement, ce jour-là, pour nous apporter tous les télégrammes de bénédiction qui nous parvenaient. Pendant deux jours, l’autorisation fut même accordée de recevoir des télégrammes dans la Langue sacrée,9 alors qu’à l’époque, il était déjà strictement interdit de se servir de cette Langue.

De manière naturelle, nous-mêmes, nous écrivions dans la Langue sacrée10 et nous avons reçu les adresses dans cette Langue. L’instruction a même été donnée que tous les télégrammes adressés à Schneerson, en relation avec le mariage, ne soient pas soumis à la censure.

Tout ceci se passa à une époque en laquelle un Rav avait peur de marcher librement dans la rue, tant la suspicion avec laquelle il était considéré était forte. De façon générale, il est impossible de décrire, par écrit, l’ambiance de réunion ‘hassidique qui régnait, cette nuit-là.

La danse des Rabbanim

En plus de notre peine évidente, parce que nous étions empêchés de prendre part à la joie du mariage de notre fils aîné, il y avait, dans l’atmosphère de notre maison, le sentiment que nous n’étions pas prêts de le revoir. Et, notre nostalgie était grande11 ! C’était une situation qu’il est impossible de décrire, une peine à la fois générale et personnelle.

Mon mari a dansé avec son beau-père12 et son frère,13 qui se trouvent maintenant l’un et l’autre dans le monde de la Vérité. Nous ne pensions pas réunir trente personnes, à cause de l’ambiance terrible qui régnait à l’époque. Concrètement, trois cents personnes étaient présentes.

Les Rabbanim dansèrent pendant un long moment, durant lequel tous les présents les regardaient, sans pouvoir retenir leurs larmes. Telle était la joie qui régnait alors.

Au matin, lorsque le jour s’était clairement levé, tous les participants regagnèrent leur travail. Pour ainsi dire, mon mari les avait élevés vers un autre monde, grâce à l’influence qu’il exerçait sur eux. Nul ne voulait penser au lourd tribut qu’il pourrait avoir à payer pour s’être approché de mon mari et pour avoir pris part à cette réunion ‘hassidique.

Je me rappelle qu’après leur départ, le docteur Barou’h Motshkin et le petit-fils de Rav Its’hak El’hanan, qui était avocat, m’ont dit qu’ils n’avaient jamais vécu une telle nuit de leur vie et qu’ils n’oublieraient jamais cette réunion ‘hassidique ! Cet homme avait une telle force morale ! Et, les Juifs les plus pieux, les jeunes comme les vieux, les ‘Hassidim en particulier, tous partageaient leur sentiment !

Mon mari était satisfait de ce respect et de cette confiance, c’est ce que l’on peut dire. Tout le monde juif, en Russie, dans tous les domaines concernant le Judaïsme, s’adressait à lui. Il en fut encore ainsi pendant les dix années suivantes, chaque fois avec une réussite accrue, à l’échelle de la vie communautaire, dans les conditions qui régnaient, à l’époque, jusqu’en 1939, l’année de son arrestation.

Le président de l’Ispolkom a dit ceci, une fois, à un médecin que nous connaissions, avec tant de rancœur que nous en avons nous-mêmes été inquiets :

« Imaginez-vous cela ! Le mariage a été célébré à l’étranger. Les mariés se trouvaient loin d’ici. Or, cet homme a fait tant impression ! Il a un tel pouvoir que, chaque fois qu’il nous formule une requête, nous ne pouvons rien lui refuser, bien qu’il s’agisse toujours de religion. Sommes-nous trop permissifs envers lui ? Il n’y avait pourtant là qu’une joie personnelle. Pourquoi avons-nous permis qu’il lui donne de telles dimensions, alors que nous n’autorisons pas trois Juifs à se réunir pour des motifs religieux ? »

Ces derniers mots ont effrayé le médecin et nous-mêmes, nous n’étions pas réellement tranquilles, en entendant tout cela.

3 Chevat 5709,

Second soir du Séder en exil

Il aurait été judicieux que mon mari décrive lui-même cette période-là, avec tous les événements qu’il a alors vécus. S’il l’avait fait, ses descriptions auraient eu un contenu beaucoup plus riche. Il aurait apporté un éclairage beaucoup plus intense sur ces moments importants, afin que leur souvenir demeure à jamais.

Mais mon mari refusait de consacrer même un seul instant à ce qui n’avait qu’une importance secondaire, selon sa propre expression. Il écrivait beaucoup et il le fit pratiquement jusqu’au dernier instant de sa vie.14 Il écrivait chaque fois qu’il avait de quoi écrire et sur quoi écrire, c’est-à-dire du papier et de l’encre.

Il était toujours absorbé par ses pensées, concentré sur une certaine notion. On pouvait voir qu’il souhaitait partager ses pensées avec quelqu’un, mais il ne pouvait le faire et il rédigeait donc ses pensées par écrit. Je ne sais pas si ces écrits sont encore entiers, là où je les ai laissés.

Je vais donc tenter de continuer à écrire, dans la mesure de ce que je pourrais. Voici donc de quelle manière nous avons célébré ce second Pessa’h. L’invité que nous avions eu la première année15 avait, depuis lors, été rejoint par sa famille et il n’était donc pas avec nous. Avant cela, un autre exilé était arrivé dans le village, un propriétaire terrien originaire de Roumanie, qui appartenait, chez lui, à la catégorie la plus haute de la bourgeoisie.

Quand les forces soviétiques avaient conquis l’endroit,16 ils avaient séparé cet homme des membres de sa famille, comme à leur habitude et ils l’avaient exilé en Asie centrale. Il avait été transféré d’un endroit à un autre et il avait tant souffert qu’il était difficile de reconnaître que cet homme n’avait pas erré sur les chemins tout au long de sa vie. Il craignait D.ieu et il était un érudit de la Torah. La Cacherout était très importante pour lui et il a donc été invité chez nous pendant toute la fête de Pessa’h, de même que chaque Chabbat et chaque fête, pendant tout le temps que nous avons passé là-bas.

J’ai fait la connaissance de cet homme, pour la première fois, un soir, quand le magasin de pain allait fermer. J’ai supplié, très prudemment,  pour que personne ne s’en aperçoive, que l’on me donne un kilogramme du pain restant. Mais, je n’avais pas l’audace nécessaire pour maintenir fermement ma demande d’obtenir ce pain. Cet homme, qui, de par le passé, avait été le dirigeant efficace de grandes affaires, a alors retrouvé quelques-unes de ses forces du passé et il a demandé du pain, avec humilité. Quand on le lui a donné, on m’en a donné également.

Cette fois-là, comme la fois précédente, je me suis occupée de tous les besoins de la fête. J’ai apporté la Matsa Chemoura avec moi. Je me suis procurée de quoi faire du feu, pour la cuisson, ce qui, de fait, n’était pas une petite affaire. Et, j’ai donné à la chambre un aspect de fête, dans toute la mesure du possible.

Nous disposions de tout ce qui était nécessaire pour célébrer le Séder. Nous avions du véritable Maror, en plus de Maror de la vie, que nous goûtions en permanence. En effet, mon mari s’était procuré ce vrai Maror chez un Kazakh pieux, après lui avoir expliqué pourquoi il en avait besoin.

Nous avons soigneusement recouvert la fenêtre afin qu’il soit impossible de voir, depuis la rue, ce qui se passait dans la maison. Mon mari et l’invité ont lu la Haggadah à voix haute et ils en ont discuté les explications, car ce Juif de Roumanie était un érudit de la Torah. Derrière la fenêtre, il y avait des voyous qui nous imitaient en se moquant, conformément à leur habitude,17 mais c’est une « nuit de protection » et nous n’y avons donc prêté aucune attention, ce soir-là.

Les prières ont eu lieu dans notre pièce, en l’absence d’un quorum de dix personnes. Nous ne disposions que d’un seul Sidour.

Pendant les jours de la fête, nous n’avions pas besoin de prendre place dans la file d’attente, pour recevoir du pain et nous n’avons eu aucun contact avec notre entourage. En revanche, il était impossible d’échapper à l’émargement, dans les bureaux du N.K.V.D.. Comme d’habitude, mon mari endura de grandes souffrances du fait de la nécessité de signer. Ceci ne renforça pas, outre mesure, pour lui, la joie de la fête.

C’est donc de cette façon que mon mari a célébré un Pessa’h en prison et qu’il célébrait son second Pessa’h en exil.