Notre séparation à Kharkov
Comme je l’ai indiqué au préalable, je ressens un désir profond de décrire les événements de l’époque, dans toute la mesure de mes souvenirs, mais, depuis lors, huit ans se sont écoulés et, durant ces dernières années, j’ai vécu tant de péripéties, qu’il me semble avoir un peu oublié ce qui s’est alors passé.
Extérieurement,1 la prison de Kharkov faisait une bien meilleure impression que celle de Dniepropetrovsk. Elle était plus propre et elle ressemblait, d’une certaine façon, à une résidence individuelle. Il semblait donc que le sort de ceux qui étaient détenus ici n’était pas aussi critique. Mais, en réalité, ce n’était nullement le cas. À l’intérieur, toutes les prisons sont identiques.
Cette fois encore, mon mari est arrivé, lors de notre rencontre, accompagné d’un gardien et notre discussion s’est passée à travers un grillage de fer. Le visage de mon mari avait changé d’une manière effrayante, depuis notre première rencontre. Bien entendu, il s’est réjoui de me voir. Il nous était difficile, à l’un et à l’autre, de relater, par le détail, les événements que nous avions vécus, car, là encore, ils ne nous permettaient pratiquement pas de parler. Mon mari ne savait pas encore quand le convoi de détenus devait partir.
Au moment de nous séparer, mon mari, de nouveau, a sangloté, mais il a essayé de se ressaisir. Il a mis son chapeau de fourrure de telle façon que ses lanières de cuir lui couvrent les oreilles, ce qui n’était pas la manière dont il le portait, d’habitude. De façon générale, il avait un très mauvais moral. Il était douloureux de voir à quel point il s’était épuisé. Il avait beaucoup maigri.
La déportation
Je voulais être présente, lors du départ du convoi des détenus, mais le nom de la gare ferroviaire par laquelle il devait passer n’a pas été communiqué et il n’y avait aucun moyen d’obtenir cette information. J’arpentais donc la cour de la prison lorsque, en début de soirée, j’ai vu un camion en sortir, un haut camion, au point qu’une échelle était nécessaire pour y accéder. Sur la largeur du camion, on avait disposé des bancs, faits avec des planches de bois.
Les hommes étaient assis sur ces bancs. Chacun d’entre eux portait les vêtements qui étaient en sa possession. Certains s’étaient enveloppés dans des couvertures. Il y avait aussi quelques femmes. Je ne m’imaginais pas que mon mari puisse se trouver parmi de telles personnes. Malgré cela, j’ai observé attentivement ce camion et je me suis alors aperçue que tous les détenus baissaient la tête pour qu’on ne voie pas leur visage.
Mon mari m’a confirmé par la suite qu’il se trouvait effectivement parmi ces détenus. C’était bien dans ce convoi que ceux-ci quittaient la prison pour se rendre dans l’endroit de leur exil. Ils furent donc conduits, dans ce camion, à distance de tout endroit habité, puis placés dans le train qui les attendait là. C’est ainsi qu’a commencé leur voyage vers l’exil.
Le voyage de ces détenus dura un mois, durant lequel, pendant onze jours, ils ne disposèrent pas du tout d’eau. Par la suite, mon mari m’a raconté, avec beaucoup d’émotion, les difficultés qu’il avait affrontées, pendant cette période, pour se laver les mains, le matin.2 J’ai pu constater qu’il ne parvenait pas à oublier ce qu’il avait enduré.
Je lui ai demandé, avec curiosité, s’il disposait d’eau pour boire, quand il avait soif, mais il a éludé ma question, d’un geste de l’arrière de la main. L’un des soldats qui les accompagnaient apportait à mon mari, quelques verres d’eau, de temps à autre. C’est grâce à cela qu’il fut en mesure de se laver les mains.3 Mon mari m’a dit :
« Tu ne peux pas imaginer à quel point ce lavage des mains m’était précieux ».
Ce soldat lui donnait cette eau en échange d’un peu de nourriture que mon mari lui remettait en la prélevant sur le colis qui était en sa possession.
Je ne quittais pas des yeux ce camion et je suivais du regard ces hommes qui souffraient. Entretemps, la nuit était tombée et je suis retournée là où je me trouvais alors, dans la maison où je séjournais depuis mon arrivée à Kharkov. J’aurais vraiment voulu rester là un jour de plus, afin de déterminer plus exactement ce qui allait advenir à mon mari durant les jours suivants, mais je ne pouvais pas continuer à me cacher là-bas, chez Hirsch Rabinovitch, et il ne fallait pas que l’on apprenne ma présence dans cet endroit.
Je suis donc retournée à la gare ferroviaire, pour rentrer chez moi. Le train devait partir à vingt-deux heures, mais, concrètement, il ne démarra qu’à quatre heures du matin. Cette gare n’était pas chauffée et il n’y avait pas de sièges. Les voyageurs étaient très nombreux et le froid était terrible. Il était donc impossible de rester dans la rue et tous sont entrés dans le bâtiment de la gare. Je me suis assise dans un coin, en m’appuyant sur un petit coussin, que j’avais pris avec moi.
Monsieur Rabinovitch m’a accompagné à la gare et il n’a pas quitté l’endroit jusqu’à quatre heures du matin, après que je sois entrée dans le wagon. De fait, il ne m’a pas été facile de le faire et c’est monsieur Rabinovitch lui-même qui m’a poussée à l’intérieur. Si j’avais été seule, je n’aurais sûrement pas eu suffisamment de force pour y parvenir. Jusqu’à ce jour, je ressens une profonde reconnaissance envers lui, pour l’aide merveilleuse qu’il m’a apportée.
En soirée, après un voyage qui fut très loin d’être une partie de plaisir, je suis parvenue chez moi, satisfaite d’avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir. Désormais, je n’avais plus rien d’autre à faire qu’à attendre des nouvelles de ce qui arrivait à mon mari.
Un télégramme de Chiili, le lieu de son exil
Quelques semaines plus tard, j’ai reçu une carte postale qui n’était pas timbrée. Celle-ci m’a appris que mon mari était encore en vie et qu’il poursuivait son voyage vers l’endroit où il devait être exilé. Mais, je ne savais pas d’où cette carte avait été envoyée.
Plus de deux semaines s’écoulèrent encore et, une nuit, à une heure du matin, quelqu’un a frappé au carreau de notre fenêtre. À l’époque, nous n’avions déjà plus de sonnette, à la porte. On m’apportait un télégramme m’informant que mon mari était parvenu à destination. Les services de la poste ne fonctionnaient pas, pendant la nuit, mais ceux qui y travaillaient avaient compris que ce télégramme donnait des nouvelles du Rav et une postière, qui était une jeune fille juive, s’était donc proposée pour m’apporter ce télégramme dès cette nuit.
Nous avons donc commencé par analyser ce télégramme, afin de déterminer le lieu d’où il avait été envoyé et de retrouver le nom du village dans lequel mon mari se trouvait alors.
Un Talith et des Tefillin pour la première fois depuis un an
Le convoi de détenus avait, tout d’abord, était conduit dans la capitale du Kazakhstan,4 en Asie centrale. De là, les hommes avaient été répartis en groupes et chacun avait été envoyé dans l’endroit qui lui avait été désigné. C’était le 15 Chevat[25/1/1940].5
Par la suite, mon mari m’a décrit la joie qui s’était emparée de ces exilés quand ils avaient pris conscience qu’ils étaient enfin libres, qu’ils pouvaient se déplacer sans être surveillés, prendre place dans le tramway municipal autant qu’ils le voulaient et se rendre en tout endroit, comme bon leur semblait.
Après onze mois difficiles, et l’on peut même dire terribles, c’était là une sensation qu’il était difficile de décrire. Mon mari désirait réellement donner une expression concrète, d’une façon ou d’une autre, à ce qu’il ressentait, mais, encore une fois, il se trouvait seul, parmi des étrangers. La population locale était constituée de Kazakhs, qui étaient d’étranges créatures, de sorte que mon mari ne pouvait partager son sentiment avec personne. Il lui fallut donc se contenter d’avoir eu l’idée de le faire.
À partir d’Alma Ata, les exilés furent envoyés, par petits groupes, dans les différents endroits. Mon mari partit ainsi dans la région de Kyzyl Orda. Tous les exilés formulaient le vœu de rester dans la capitale de la région, qui était une ville à part entière et quelques Juifs devaient vraisemblablement s’y trouver, mais ils n’y furent pas autorisés. Seul un colonel, qui se trouvait parmi eux, fut envoyé en exil dans une ville qui avait une gare ferroviaire. Tout naturellement, il fut très satisfait de se trouver dans cet endroit plutôt que dans un village reculé.
Les détenus ne passèrent qu’une seule nuit dans cette ville, sans y voir personne. Par la suite, ils furent envoyés dans les autres endroits. Deux d’entre eux, mon mari et un autre Juif, arrivèrent dans le village de Chiili,6 à une distance de quatre heures de la capitale de la région.
26 Iyar 5708, 4 juin
Tard dans la nuit, les deux exilés sont arrivés à Chiili. L’obscurité était totale et ils ne savaient pas où ils devaient aller, quand ils descendirent du véhicule qui les avait conduits en cet endroit. Le froid était terrible. Les exilés ne comprenaient pas un seul mot de la langue kazakhe. En revanche, ils parlaient le russe et, de cette façon, il leur fut possible de déterminer, d’une certaine façon, qu’il y avait un Juif parmi les habitants de l’endroit.
Ils se sont donc rendus chez ce Juif. C’était un tailleur qui avait été exilé là, au préalable, puis il avait épousé une femme non juive, parmi les habitants de l’endroit et il y était donc resté. Quand le tailleur vit les deux exilés qui, de toute évidence, n’étaient au mieux de leur forme, à l’issue d’un tel voyage, ceux-ci, semble-t-il n’éveillèrent aucune compassion en lui et, malgré leurs demandes répétées, il refusa obstinément de les faire rentrer chez lui.
Avec leurs dernières forces, les exilés durent ensuite poursuivre leurs recherches. La terre de Chiili est boueuse et collante. Elle ne gèle pratiquement jamais. Comme me l’a indiqué mon mari, il était pratiquement impossible de dégager ses pieds de la boue.
Les exilés remarquèrent une lumière, qui émanait d’une fenêtre. Ils pénétrèrent donc dans cette petite maison, qui était éclairée. Celle-ci était faite d’argile, comme pratiquement toutes celles de l’endroit, et elle était donc humide, sans possibilité de sécher. Elle n’avait pas de véritable plancher. Le sol était uniquement enduit d’argile.
Le maître de maison et son épouse, qui n’étaient pas juifs, eurent sans doute pitié de ces exilés. Ils les firent entrer chez eux, plus exactement dans leur cuisine. Ils étendirent pour eux une couverture sur le sol, près de la porte d’entrée. C’est là que les deux exilés purent dormir, sans même ôter leurs vêtements, en se drapant dans les manteaux qu’ils portaient.
Tout naturellement, il leur fut difficile de dormir de cette façon, en étant étendus sur le sol, dans le froid, avec l’humidité qui les pénétrait à travers leur manteau. Puis, on leur servit des verres d’eaux chaudes et, au final, ils parvinrent enfin à s’assoupir et à prendre un peu de sommeil.
Peu après, le jour commença à se lever et les deux exilés durent se lever. Ils se mirent aussitôt à la recherche d’un lieu d’habitation fixe. Leurs hôtes les dévisagèrent et ils permirent à mon mari, puisse-t-il reposer en paix, de rester chez eux. En revanche, ils ne le permirent en aucune façon à l’autre Juif. Bien entendu, mon mari était gêné de conserver ce lieu d’habitation uniquement pour lui. Pourtant, il lui fallut l’accepter et il s’installa donc dans la cuisine, là où mangeaient et se déplaçaient ses hôtes et leurs deux enfants, sans qu’il y ait d’alternative.
Malgré tout cela, mon mari avait enfin un toit et une adresse, à laquelle il était possible de le contacter. Il m’a donc aussitôt envoyé un télégramme et il m’a demandé, avant tout, de lui expédier son Talith et ses Tefillin, de même qu’un colis de nourriture.
Au prix d’une grande difficulté, je suis parvenue, après de nombreuses recherches effectuées à la poste, à établir un contact avec l’agence postale où le télégramme avait été envoyé. Bien entendu, j’ai aussitôt satisfait ses deux requêtes. Le Talith et les Tefillin lui sont parvenus trois semaines plus tard, alors que le colis de nourriture a erré dans les chemins pendant sept semaines.
Pour la première fois, après pratiquement une année, comme mon mari me l’a rapporté par la suite, il s’est enveloppé du Talith et couronné des Tefillin, pour faire de sa prière de la manière qui convient à un Juif. Il n’oubliera jamais le plaisir qu’il a ressenti, à ce moment, un plaisir purement spirituel.
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