« Je te remercie, Ô D.ieu vivant et éternel, Qui m’a restauré mon âme, grande est Ta miséricorde. »

Notre premier acte conscient du jour est d’exprimer notre gratitude envers notre Créateur. Dès notre réveil, avant même de nous lever ou même de nous laver les mains, nous récitons la prière du Modé Ani, reconnaissant que c’est Lui qui nous accorde la vie et chaque moment de notre existence.

Les idées apparemment simples exprimées dans le Modé Ani occupent de nombreux chapitres des écrits législatifs, philosophiques et mystiques de la Torah. Dans un essai intitulé « De l’Essence de la ‘Hassidout », le Rabbi évoque les multiples degrés de sens recelés par chaque sujet de la Torah ; se servant des douze mots hébraïques du Modé Ani comme exemple, il en extrait des perspectives sur la nature de l’omniprésence et de l’immanence de D.ieu, sur le principe de la « création perpétuelle », sur les lois relative au retour d’un pikadon, un objet laissé en gage, et sur le concept kabbalistique de Sefirat Hamalkhout (l’Attribut divin de Royauté).

Dès lors, demande le Rabbi, pourquoi le Modé Ani est-il prononcé dès le réveil alors que notre esprit est encore embué de sommeil ? N’aurait-il pas été plus propice de le faire précéder d’une étude et d’une méditation sur ces concepts ?

La nuit et le jour

La physiologie de notre corps et le rythme de l’horloge astrale partagent notre vie en domaines conscients et supra-conscients. Durant les heures d’éveil, notre esprit prend le contrôle de nos pensées et de nos actions. Mais la nuit, alors que nous dormons, « le centre de commandement » se déplace vers un lieu plus profond et plus obscur de notre psyché – un endroit où l'imagination surpasse la logique, où les sens supplantent la pensée, et où la conscience est remplacée par une forme de connaissance plus élémentaire. Dans ce monde nocturne, la réalité crue devient toute relative et les absurdités sont tolérables.

il y a, cependant, certaines vérités qui restent insensibles à ces fluctuations de la connaissance et de la conscience. Notre foi en D.ieu, Son rôle central dans notre existence, la profondeur de notre engagement envers Lui sont des choses que nous savons de façon absolue, nous les connaissons à tout moment et dans tous les états de conscience.

L’éveil et le sommeil n’affectent que l’activité extérieure de l’intellect. Ce que nous savons avec l’essence même de notre être, nous ne le connaissons pas moins quand nous sommes plongés dans les tréfonds du sommeil. Bien au contraire, quand nous sommes éveillés, nous devons dépasser les préjugés d’un intellect remué par les « réalités » de l’état physique pour parvenir à ces vérités. Endormis, notre esprit se libère, nous nous rapprochons, bien qu’inconsciemment, de nos convictions les plus intérieures.

Le Modé Ani, explique le Rabbi, exploite un moment exceptionnel de notre journée, le moment qui se situe au seuil de notre éveil, qui réunit les domaines supra-conscient et conscient de la journée. Chaque matin, une opportunité extraordinaire se présente donc : celle d’exprimer à nous-mêmes une vérité qui habite notre moi le plus profond et de déclarer ce que nous savons déjà au jour qui attend.

Le territoire de Jethro

On peut observer un phénomène similaire dans une discussion halakhique concernant la Mitsva des Bikourim (les prémices de la récolte des fruits).

Les Bikourim, comme Modé Ani, sont une expression de gratitude envers D.ieu. Dans le 26ème chapitre du Deutéronome, que nous lisons cette semaine, la Torah ordonne :

« Quand tu viendras sur la terre que l’Éternel ton D.ieu te donne en héritage et que tu en prendras posséssion et t’y installeras » ;

« Tu prendras des premiers fruits de la terre... et tu les placeras dans une corbeille ; et tu te rendras dans le lieu où l’Éternel ton D.ieu choisira pour y faire résider Son nom. »

« Et tu te rendras chez le Cohen qui sera alors là et tu lui diras : Je proclame aujourd’hui à l’Éternel ton D.ieu que je suis venu sur la terre que D.ieu a juré à nos pères qu’Il nous donnerait... »

Dans sa « proclamation » le porteur des Bikourim continue en relatant l’histoire de notre libération d’Égypte et le don que nous fit D.ieu de la « terre où coulent le lait et le miel », concluant par les mots : « Et maintenant, vois, j’ai apporté le premier fruit de la terre que Toi, D.ieu Tu m’as donnée. »

Quand nos ancêtres commencèrent-ils à faire cette offrande ? Le premier verset du chapitre des Bikourim comporte des implications à ce sujet qui suscitèrent des débats législatifs entre le Talmud et le Sifri.

Le peuple juif entra sur la Terre d’Israël en l’an 2488 (1273 avant l’ère commune). Mais quatorze ans devaient passer avant la conquête de la Terre et son partage entre les tribus. C’est pour cette raison, dit le Talmud, que le verset précise d’apporter les Bikourim « quand vous viendrez sur la terre... que vous la posséderez et vous y installerez ». Cela nous enseigne que les premiers fruits de la terre ne devaient être présentés à D.ieu qu’après la conquête et l’installation.

Le Sifri, quant à lui, souligne les mêmes mots mais comme impliquant que l’obligation des Bikourim s’appliquait dès l’entrée des Juifs dans la Terre. Il base son interprétation sur le premier mot du verset : « Vehaya » (et ce sera)  dont l’emploi indique, tout au long de la Torah, que l’événement doit se passer immédiatement.

Dans la pratique, cependant, cela ne change rien, puisque les Israélites durent attendre les 14 années que durèrent la guerre de conquête et la répartition de la terre pour prendre possession des territoires qui leur avaient été attribué respectivement. Il y eut néanmoins une famille, une seule, pour laquelle la loi formulée par le Sifri eut pu s'appliquer : celle de Jethro qui, en récompense de son ralliement à la foi d'Israël, reçut un territoire en Terre Sainte aux environs de Jéricho. Ils reçurent ce terrain au tout début de la conquête de la Terre par les Israélites, puisque Jéricho fut la première ville à être conquise par Josué.

Entre le rêve et la réalité

En fait cette divergence d’opinions se réfère à deux conceptions de la Mitsva des Bikourim.

La conception du Talmud exprime la notion que la véritable gratitude ne peut venir qu’une fois que le bénéficiaire a compris le sens et l’impact pour sa vie du bien qui lui a été fait. Sans « avoir pris possession » de quelque chose en l’étudiant et l’analysant, sans s’y être « installé » en l’expérimentant d’une manière consciente, quelle est la valeur de nos proclamations ?

Par contre, le Sifri a une vision de la Mitsva des Bikourim comparable au Modé Ani, insistant sur le fait que notre premier moment sur la Terre que D.ieu nous a attribuée devrait être celui de la reconnaissance et de la gratitude pour ce don divin.

Pendant quarante ans, le peuple erra dans le Sinaï, rêvant de la Terre désignée par D.ieu comme lieu d’accomplissement de sa mission dans la vie. Et puis vint le grand moment où le rêve devint réalité, une réalité qui réalisa le rêve mais aussi le rendit moins pur. C’est le moment, dit le Sifri, pour exprimer tout ce que nous savons et ressentons de la Terre Sainte. Car bien que notre connaissance de la réalité quotidienne soit encore primaire et inconsciente, elle vient d’un lieu en nous qui ne sera plus accessible quand nous nous aventurerons plus loin dans le royaume de la connaissance et du sentiment conscient. Ce n’est qu’en l’exprimant maintenant que nous pouvons continuer, passant de la perfection et de la pureté de notre moi supra conscient à la réalité concrète de notre vie consciente.

A propos des débats de nos Sages, le Talmud statue : « Ceux-ci et ceux-là sont les paroles du D.ieu vivant ». Car bien qu’une seule perspective puisse devenir une loi de la Torah, les deux représentent des formulations tout autant valides de la sagesse divine et les deux peuvent et doivent être incorporées à notre vision et notre approche de la vie.

Tout comme l’affirme le Talmud, nous devons veiller à comprendre pleinement et identifier les dons que nous offrons et les sentiments que nous exprimons. Et tout comme l’affirme le Sifri, nous devons rechercher le lien avec le moi supra-rationnel, le moi supra-conscient qui réside au cœur de notre personnalité consciente et intellectuelle et aspirer à transposer sa perfection non souillée dans notre vie éveillée.