La paracha de Balak contient un épisode où quelques Israélites ont des relations interdites avec des femmes des tribus païennes voisines. Et cela est porté à son point culminant quand Zimri pèche ouvertement avec une Midianite devant Moïse et devant le peuple. Pin’has, un petit-fils d’Aaron, bien qu’il ne fût pas lui-même un prêtre, est pris d’une juste colère et les tue tous deux. Son zèle vaut aux Israélites que le châtiment divin est écarté, et à Pin’has est accordée la sainte fonction de Prêtre. Les termes de la narration et les commentaires du Talmud et de Rachi montrent avec clarté qu’il ne s’agissait pas là d’un péché ordinaire, et que le geste de Pin’has relevait d’un ordre particulier de vertu. Le Rabbi explore dans ce discours ces thèmes, pour aboutir à une investigation dans la philosophie du péché, du châtiment et de la récompense.
1. Le zèle de Pin’has
« À cette vue... Pin’has se leva au milieu de l’assemblée, et prit une lance dans sa main. »1
Voici, sur ce verset, le commentaire du Talmud2 (cité dans le commentaire de Rachi) :
« Il [Pin’has] vit l’acte et se souvint de la loi [la régissant]. Il dit à Moïse : J’ai reçu de toi une tradition selon laquelle celui qui a des relations intimes avec une païenne, les zélateurs peuvent l’attaquer. »
Bien que cette loi ne soit pas explicitement formulée dans la Torah, on peut néanmoins en tirer des conclusions, et notamment de l’épisode de Pin’has tuant Zimri.3
Ainsi, nous comprenons pourquoi la Torah nous dit : « Et il (Pin’has) les perça tous deux, l’homme d’Israël, puis la femme, par le bas-ventre. »4 Sur quoi Rachi commente : « Il frappa exactement aux parties mâles de Zimri et femelles de la femme, afin que chacun pût voir qu’il ne les avait point tués sans juste raison. » Apparemment, la Torah n’avait pas besoin de mentionner où Pin’has frappa la femme ; et Pin’has non plus n’avait pas besoin de montrer aux Israélites qu’il agissait pour une juste cause, car le Talmud nous dit que Zimri défiait ouvertement Moïse.
La raison en est que la Torah fait allusion aux détails de la loi punissant celui qui a des relations intimes avec une païenne, précisément que les zélateurs peuvent punir l’offenseur seulement au moment de son acte, et non après.
Mais pourquoi cette manière allusive ? Pourquoi la Torah ne formule-t-elle pas la loi de façon explicite et directe au lieu de lui donner la forme d’un récit ?
Le Talmud nous dit5 que « si un homme vient se renseigner au sujet de cette loi particulière, nous ne devons pas l’engager à s’y conformer » ; or, cela serait impossible si cette loi était mentionnée explicitement dans la Torah écrite. Car, en raison de la nature même de la Loi écrite, ce qui est écrit est une instruction et un commandement continus. Et effectivement, la manière, même oblique, dont la Torah nous renseigne sur cette loi suggère que « nous ne devons pas engager à s’y conformer » celui qui s’enquiert à son sujet.
2. Qui la loi concerne-t-elle ?
Les commentateurs du Talmud présentent des opinions divergentes quant à savoir si la loi relative à celui qui commet le péché avec une païenne visait l’offenseur, ou les zélateurs qui ont la charge d’infliger le châtiment.
D’un côté, on soutient6 que l’offenseur, du fait qu’il ne sera pas exécuté par le Beth Din, n’est pas lui-même condamné à mort ; plutôt, c’est le zélateur à qui il est commandé de le tuer. Par conséquent, cette opinion maintient que si Zimri, interceptant son agresseur Pin’has, l’avait tué, il n’eût pas été coupable de meurtre7 : étant donné que lui-même n’avait pas été condamné à mort, et que Pin’has cherchait à le tuer, l’acte de Zimri eût été un cas de légitime défense.
Mais le Talmud déclare : « Qui est celui à qui D.ieu pardonnerait, et que pourtant nous devons tuer ? » De cela, il semble découler8 que Zimri (et, en général, celui qui commet un péché avec une païenne) est lui-même passible de la peine de mort. Et c’est simplement que cette peine capitale diffère de toutes les autres en ce que son exécution est :
- confiée aux zélateurs (et non au Beth Din) et
- au moment de l’offense seulement (et non après).
Nous avons la preuve que Rachi partage la seconde opinion, car son commentaire dit que Pin’has perça les offenseurs respectivement dans leurs parties mâles et femelles « afin que chacun pût voir qu’il ne les avait point tués sans juste raison ».
Or il semble que Rachi veuille nous dire que cette action de Pin’has tendait à démontrer qu’il les avait tués au moment du péché. Car s’il n’avait pas agi de la sorte, son meurtre eût été illégal. Mais s’il en est ainsi, pourquoi Rachi ne dit-il pas simplement « afin que chacun pût voir qu’il les avait tués conformément à la loi », au lieu de sa phrase indirecte et plus faible « sans juste raison » ?
L’explication en est qu’en certaines occasions un Beth Din doit prononcer une peine exemplaire, là où l’offense en elle-même ne mérite pas un châtiment si lourd, mais où « une barrière doit être élevée autour de la Torah »9 afin de prévenir l’extension des abus. Et telle était la situation, car les Israélites commençaient en grand nombre à s’égarer dans des rapports illicites avec les femmes moabites,10 si bien que Pin’has eût été justifié à punir Zimri même après son acte. Mais si tel avait été le mobile de Pin’has, Zimri aurait été tué « sans juste raison », c’est-à-dire pour l’exemple, et non pour l’acte lui-même.
Ainsi, la phrase de Rachi « sans juste raison » vise à nous faire comprendre que Pin’has n’agissait pas simplement selon la loi, mais que Zimri lui-même méritait la mort, non à titre d’exemple, mais en châtiment de son propre péché. Cela indique que Rachi est d’avis que celui qui commet le péché avec une païenne est passible de la peine de mort.
3. L’exécution de la sentence
Mais il reste toujours la difficulté suivante : si l’homme mérite la mort, pourquoi la sentence doit-elle être exécutée : a) par les zélateurs seulement, et b) au moment de l’acte même ?
Et la chose se complique du fait que le Talmud soutient que ce péché est passible de retranchement (karet),11 et cette responsabilité demeure même après l’acte.
Force nous est, par conséquent, de dire que le péché a deux aspects : l’un qui rend passible de retranchement, peine à laquelle le pécheur demeure exposé après l’acte ; l’autre qui dure autant que l’acte même, et qui est passible de mort par la main des zélateurs.
4. Le plus grave des péchés
Pour comprendre cela, nous devons d’abord considérer ce que la Torah nous dit au sujet de Pin’has : « Voici, Je lui donne Mon pacte de paix, lui et ses descendants l’auront aussi, l’alliance du sacerdoce, à jamais, parce qu’il fut zélé à son D.ieu. »12 Or ceci présente deux difficultés :
- Les termes du texte (« parce qu’il fut zélé à son D.ieu, quand il a montré du zèle pour Ma jalousie »13) font apparaître que ce péché (les rapports avec une païenne) est le plus grave au regard de D.ieu. Comme Rachi commente : « Il (Pin’has) montra une colère que Moi (D.ieu) J’aurais dû montrer. » Pourquoi ce péché entre tous les autres ?
- Du fait de sa vertu, Pin’has avait sûrement droit à une grande récompense, mais non certes à celle du sacerdoce, qui fut assigné à Aaron et ses fils comme une qualité naturelle, éternellement transmissible, de la même manière que le temps avait été assigné au jour et à la nuit (comme Rachi le commente dans une paracha précédente14). Et étant donné que Pin’has n’avait pas jusqu’alors été prêtre,15 comment pouvait-il soudain le devenir ?
L’explication est que, de tous les péchés, les relations intimes interdites est le plus grave. Ceux-ci engagent toute l’essence de l’homme,16 car d’eux pourrait naître un enfant, avec peut-être des pouvoirs plus grands que ceux de son père.17 Car, même si les facultés révélées de ce dernier ne soient pas si grandes, les relations intimes puisent dans son essence. Et, à ce niveau, ses pouvoirs sont grands. Il peut donc engendrer un enfant doté de facultés supérieures aux siennes.
Ainsi, une union illicite entraîne un transfert de l’essence même de l’homme vers le domaine de l’illégalité, contrairement à d’autres transgressions qui engagent seulement certaines de ses capacités. Et de celles-ci, l’union avec une non-juive « entraîne une perte plus considérable que tous les autres relations charnelles interdites »,18 car seul ce péché transgresse la frontière posée par D.ieu entre les Juifs et les autres peuples (frontière comparée par le Midrache19 à celle séparant la lumière de l’obscurité). Le Juif qui commet ce péché à l’intérieur de son peuple demeure un Juif, et son enfant, bien qu’illégitime, est toujours un Juif,20 et peut accéder, par rapport au Grand-Prêtre, à une sagesse plus haute, et au respect qui l’accompagne.21 Tandis que celui qui commet le péché avec une non-juive engendre des enfants qui ne sont pas juifs, et toutes ses forces et l’essence de son âme y ont été employées.
En fait c’est même pire que cela. Car la naissance est un événement miraculeux. Comme dit le Talmud : « Trois sont associés dans la naissance d’un homme : son père, sa mère, et D.ieu qui lui donne son âme. »22 Même en tant que processus physique, la naissance est manifestement miraculeuse. Et que cette révélation évidente de la présence de D.ieu soit changée en péché est quelque chose qui permet de comprendre la phrase où il est dit que Pin’has « était jaloux pour son D.ieu ».
Mais, si la séparation entre les nations et Israël est une des lois naturelles de D.ieu, comment est-il possible qu’elle soit transgressée ? La réponse est que le libre arbitre rend l’homme semblable à D.ieu, en ce qu’il est capable de choisir sa propre voie (« Voici, l’homme est devenu comme l’un d’entre nous »23), même quand ce libre arbitre franchit les limites naturelles fixées par D.ieu, de la même manière que D.ieu Lui-même n’est limité par aucune loi naturelle..
Et, étant donné que la récompense est accordée « mesure pour mesure », et que Pin’has avait expié ce franchissement des limites fixées par D.ieu, il fut récompensé par le sacerdoce : il franchit lui-même la frontière que D.ieu avait posée entre le prêtre et le peuple.
5. La durée du péché
Nous pouvons maintenant comprendre pourquoi la faute s’attache à cette union interdite seulement au moment de l’acte. Dans tous les autres péchés, la sainteté du Juif demeure, bien qu’elle soit désormais prisonnière du domaine de l’interdit. C’est pourquoi la rectification est possible par la repentance. Même dans les rapports illicites entre Juifs, la progéniture, bien qu’irrémédiablement illégitime, demeure sainte : l’enfant est un membre du peuple juif. Ainsi, jusqu’à la repentance, la faute demeure (la sainteté est encore prise au piège des domaines interdits). Tandis que les rapports avec une païenne séparent l’offenseur de sa sainteté : aussi la faute cesse-t-elle avec l’acte. Ou, pour le dire en termes plus précis :
1) en tant qu’acte prohibé, engageant les capacités humaines d’un homme, il partage la faute permanente des autres péchés et est passible de retranchement.
2) en tant qu’acte unique transférant la force humaine la plus divine et la plus essentielle dans la non-sainteté, son auteur est passible de la peine de mort et sa faute ne dure pas plus que l’acte lui-même. C’est la raison pour laquelle la peine punissant cet aspect doit être exécutée à ce moment même, ou pas du tout.
6. La tâche et la récompense du zélateur
Mais pourquoi la mort devait-elle être infligée par la main du zélateur et non par le Beth Din ? Le libre arbitre donné à l’homme par l’intermédiaire de la Torah, c’est le libre choix entre le bien et le mal, la vie et la mort,24 mais non le pouvoir de changer le bien en mal ou le mal en bien. Il s’agit là d’une chose qui transcende la Torah ; le Juif, lui, a la possibilité, au moyen de la techouva (repentance), de changer les péchés (intentionnels) en mérites ; ou inversement, comme dans le cas de Zimri, de changer, par le moyen d’une union interdite, ce qu’il y a de plus saint en ce qu’il y a de plus profane.
Le châtiment doit être en rapport avec le crime. Et comme Zimri faisait mauvais usage d’une force plus élevée que la Torah, sa faute ne pouvait être punie par les représentants de la Torah, soit le Beth Din ; il devait être exécuté par celui dont l’attachement à la Torah transcendait la Torah elle-même, c’est-à-dire Pin’has, le zélateur.
La Torah fixe des limites au bien et au mal, à ce qui est permis et ce qui est interdit, à Israël et aux nations. Mais le Juif a des ressources dans son âme, qui lui permettent de les dépasser, pour le bien ou pour le mal, et de sauver la sainteté des abîmes les plus profonds du monde profane.
(Source : Likoutei Si'hot, vol. 8, p. 150-158)
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