1. La fin de la Parachat Vayikra traite du sacrifice appelé acham talouï (sacrifice expiatoire conditionnel) que l’on doit apporter lorsque l’on doute d’avoir commis une faute. Par exemple, si un juif a devant lui deux morceaux de graisse, l’un permis et l’autre interdit, en pensant que les deux sont permis, et qu’il apprend la présence d’une graisse interdite après en avoir consommé l’un des deux, il devra apporter un tel sacrifice qui le disculpera tant qu’il ne saura pas quel morceau il a vraiment mangé.

Nos Sages discutent dans le Talmud1 à propos de ce sacrifice :

Rabbi Méir affirme que si quelqu’un l’apporte à l’extérieur du Temple, son âme est retranchée de D.ieu (s’il le fait sciemment) ou il doit amener un sacrifice expiatoire – ‘hatath en hébreu – (si son acte est involontaire), comme pour tout autre sacrifice pratiqué à l’extérieur, alors que les autres Sages expriment un avis contraire.

Le point de vue des Sages est étayé par le fait que ce sacrifice ne vienne que pour un doute. Il se peut donc que cet animal n’ait aucune sainteté et qu’aucune transgression n’ait été commise. Maïmonide établit2 la loi selon l’avis des Sages.

Nous trouvons une autre discussion talmudique3 à ce sujet :

Si quelqu’un a amené au Temple un tel sacrifice et apprend, avant de le sacrifier, qu’il n’a pas commis (ou a commis) la faute sur laquelle portait son doute, que doit-on faire de l’animal qu’il a apporté (car ce sacrifice vient maintenant pour un doute qui n’existe plus) ?

Rabbi Méir déclare que la bête peut simplement rejoindre son troupeau (puisqu’elle a perdu son statut de sacrifice). Les autres Sages affirment qu’elle garde son statut et qu’il faut, de ce fait, que l’on attende que cet animal ait un défaut physique (de façon à ne plus pouvoir être sacrifié) pour que les responsables du Temple puissent le vendre à des fins profanes.

Maïmonide établit,4 ici aussi, la loi comme les Sages. La raison invoquée est la suivante : « Si un homme réserve un animal à un sacrifice, même conditionnel, il a déjà pris la décision de le consacrer à D.ieu car il est tourmenté par ses fautes. »

La question se pose alors :

Si, d’après les Sages et Maïmonide, lorsque l’on sait avec certitude que l’on n’a pas fauté, l’animal garde son statut de sacrifice, pourquoi ne serait-on pas (a fortiori) coupable si on le sacrifie en dehors du Temple lorsque le doute demeure encore ?

On peut ainsi répondre à cette question :

La sainteté des sacrifices s’exprime à deux niveaux. Dès lors qu’un homme a pris la décision de consacrer un animal, il lui a conféré, aux yeux de la loi humaine, une sainteté qui ne dépend pas du fait qu’une faute ait été commise ou non. Par contre, un tel animal ne représente un sacrifice, aux yeux de la loi divine, que si l’homme a fauté. Un sacrifice conditionnel vient réparer le doute qui est chez l’homme (comme un sacrifice expiatoire vient réparer une transgression certaine).

De ce fait, la sainteté de l’animal n’apparaît que pour la loi humaine car, pour la loi divine, il n’est un sacrifice que si une faute a été effectivement commise. Et s’il advient que ce sacrifice soit accompli en dehors du Temple, cela ne sera pas un péché aux yeux de D.ieu, puisqu’il est possible que cet animal n’ait aucune sainteté.

2. Nous pouvons par cela aussi expliquer pourquoi, d’un certain point de vue, la Torah est plus exigeante pour un sacrifice conditionnel que pour un sacrifice expiatoire, alors que ce dernier est amené pour une faute avérée. En effet, le Talmud enseigne5 : « Un sacrifice expiatoire doit valoir un dnaka et un sacrifice conditionnel deux selaïm », soit l’équivalent de quarante-huit dnakas !

Rabbénou Yona explique6 ainsi ce paradoxe :

Le principal du pardon réalisé par un sacrifice provient du repentir qui l’accompagne. De ce fait, lorsqu’un homme est certain qu’il a péché, son retour vers D.ieu est vraiment sincère. S’il a, en revanche, un doute et qu’il peut penser qu’il n’a jamais fauté, il faut trouver un moyen de « matérialiser » sa faute afin d’éveiller en lui un véritable repentir. Ce qui explique qu’un sacrifice conditionnel doive valoir une telle somme.

Cette raison ne semble a priori pas suffisante. S’il est vrai que l’homme doive se repentir, le sacrifice a aussi une qualité intrinsèque : celle de faire pardonner le péché et d’enlever toutes les souillures qu’il a produites. Et le sacrifice doit être à la mesure de la faute qu’il vient faire pardonner. On peut donc affirmer que le prix du sacrifice conditionnel ne vient pas uniquement pousser l’homme à se repentir, mais est justifié par la gravité de la faute qui lui est sous-jacente. Il est alors légitime de se demander en quoi une transgression simplement éventuelle est plus grave qu’une faute certaine.

3. Les sacrifices ne sont amenés que pour des fautes involontaires car celles-ci doivent aussi faire l’objet d’un pardon. Et bien que la transgression n’ait été qu’involontaire, sans qu’on en soit conscient, son accomplissement révèle un manque chez le fauteur. Car s’il avait été parfait, il n’aurait pas pu commettre de faute, même involontaire, comme l’affirme le verset : « Aucune embûche ne se présentera devant le juste. »7 En d’autres termes, celui qui transgresse involontairement une interdiction a laissé son âme animale se renforcer par ses agissements antérieurs à sa transgression, ce qui l’a amené à pécher sans en avoir conscience.

Les actes qui viennent machinalement, sans en avoir l’intention, et sans même s’en apercevoir, sont le reflet de l’homme, du niveau où il se trouve et de ses points d’intérêt. Les actions d’un juste, qui aspire au divin, sont tournées vers le bien et la sainteté. Et si l’on a pu tomber dans le péché, c’est parce que le mal ne nous est pas indifférent.

Une transgression involontaire reflète, d’un certain point de vue, un malaise plus grand qu’une faute accomplie sciemment. Car un acte intentionnel et conscient ne révèle pas un lien si profond entre l’homme et son comportement. Il se peut que ce lien n’ait existé qu’au moment de sa faute et n’ait touché que son action, et que son intention et son niveau de conscience n’aient été que passagers.

Par contre, une action qui s’accomplit d’elle-même est le reflet de la définition de l’homme, et son être est lié à elle d’une façon qui échappe à sa conscience. De ce fait, il est instinctivement attiré par de tels agissements, et d’une manière si forte qu’il en arrive à passer à l’acte.

4. Nous pouvons par cela comprendre pourquoi le Arizal  rapporte, dans ses écrits,8 que celui qui se garde de consommer le moindre ‘hamets (pâte levée) pendant la fête de Pessah, est assuré de ne pas fauter pendant toute l’année. Une telle affirmation semble a priori difficilement acceptable. En effet, l’homme étant doté d’un libre-arbitre, il peut à tout instant choisir sa voie. Comment peut-on donc affirmer que, parce qu’il s’est préservé de toute consommation de ‘hamets pendant huit jours, son libre-arbitre lui sera retiré ?

En fait, le Arizal parle ici des transgressions involontaires. Il est toujours possible de pécher de son propre chef car le libre-arbitre est une donnée intrinsèque. Mais on ne tombera pas (si facilement) dans une faute involontaire, qui échappe à notre conscience. Car en évitant de manger du ‘hamets, notre être devient, dans une certaine mesure, un être imprégné de sainteté, qui ne pourra plus être tiré vers une transgression.

5. Cela peut aussi nous aider à comprendre pourquoi le Talmud9 a choisi l’exemple de deux morceaux de graisse à propos d’un sacrifice conditionnel, alors qu’a priori de nombreux autres exemples auraient pu être donnés.

Comme nous l’avons dit, un tel sacrifice vient lors d’un doute que l’on pourrait avoir sur une faute involontaire. Or, une transgression machinale trouvant sa racine dans le plaisir qu’on trouve en elle, il en résulte que, quelle que soit l’interdiction qui est l’objet du doute, celui-ci a toujours le même sens : où se trouve notre plaisir ? Se suffit-on de choses permises, qui nous amènent à des actions conformes à la loi juive, ou nous faut-il des choses interdites qui nous entraîneront vers le péché ? Tel est la symbolique de la graisse, qui résulte du plaisir.

La gravité d’une transgression involontaire par rapport à une faute consciente, peut être transposée aux fautes certaines et conditionnelles. Lorsque l’on est sûr d’avoir fauté, même inconsciemment, il est toujours possible, malgré notre attachement implicite au plaisir interdit, de se rendre compte de son erreur et se reprendre en main. Mais dans le doute, on a tendance à penser que l’on n’a rien fait de vraiment grave, puisque l’on n’a peut-être pas fauté. En fait, d’une certaine manière, ce doute est l’expression d’un lien encore plus pernicieux avec le mal.

Une faute involontaire laisse notre être essentiel encore intact. Au contraire, notre transgression s’oppose à lui et l’on peut finalement ressentir notre infraction à la volonté divine. L’homme est alors conscient du mal qui s’oppose et gêne son être essentiel (ce mal n’est rien d’autre que son âme animal qui l’a abusé pour mieux le conduire au péché). En revanche, celui qui doute d’avoir transgressé et se sent innocent, se complait dans son innocence qui fait maintenant partie de son être sans provoquer aucune gêne. Il n’a, de ce fait, aucune conscience d’avoir commis la moindre faute.

C’est pourquoi il doit apporter un sacrifice conditionnel, bien plus cher que le sacrifice expiatoire, car celui-ci doit guérir d’une plaie bien plus profonde que celle occasionnée par une faute involontaire.

6. Nous pouvons maintenant comprendre que lorsque l’on n’est pas certain d’avoir commis une faute, notre doute est en lui-même la preuve de notre relation au mal (même si, en vérité, nous n’avons pas fauté, car si le mal nous était étranger, nous ne serions pas arrivé à ce doute).  Et que D.ieu sache pertinemment que nous n’avons pas péché (et ne nous punisse pas car seule l’action est répréhensible), cela ne change rien pour nous. Si, de plus, nous n’en éprouvons aucune gêne, au point que nous puissions penser que tout est parfait en nous et que notre relation au plaisir est tout à fait licite, dans une certaine mesure, notre niveau spirituel est bien plus alarmant que si nous avions commis une faute involontaire voire de notre plein gré.

Il en résulte donc que l’importance qu’a un sacrifice conditionnel par rapport à un sacrifice expiatoire s’applique à toute personne qui doute d’avoir péché, même s’il n’a en fait commis aucune exaction. C’est pourquoi les Sages considèrent que l’animal consacré garde sa sainteté, même si l’on sait maintenant avec certitude qu’il y a eu ou qu’il n’y a pas eu de faute. Car ce sacrifice touche au niveau spirituel de son propriétaire qui a, pour cela, pris la ferme décision de sanctifier cette bête.

Tout cela ne concerne que l’homme, qui cherche à s’élever en réparant ses fautes. Mais pour D.ieu, seule l’action compte et la punition ne peut être appliquée qu’à une transgression effective. Réaliser une faute en pratique signifie rejeter l’ordre divin et la Torah de D.ieu, qui insiste sur les fautes « que l’homme accomplira » ou « qui ne doivent pas se faire ».10 Aussi, s’il est clair aux yeux du tribunal céleste que la faute n’a pas été commise (même si, comme nous l’avons expliqué, elle touche au plus profond de l’être du pécheur), elle n’entraînera aucune punition.

C’est pourquoi les Sages (et Maïmonide) déclarent qu’un sacrifice conditionnel amené en dehors du Temple ne fera pas l’objet d’un retranchement de devant D.ieu. Et comme toute transgression passible d’une telle peine lorsqu’elle est volontaire, doit être réparée par un sacrifice expiatoire si elle a été commise indépendamment de notre volonté, ce sacrifice extérieur au Temple sera exempté de tout châtiment.

Adapté de Likoutei Si’hot vol. 3, p. 942