1. Il est une règle connue selon laquelle le nom d’une paracha est en relation avec tous les sujets qui y sont relatés, car le nom fait lui-même partie de la Torah (du moins, en tant que fait de la coutume juive qui a force de loi). Or, étant celui de toute la paracha, il est logique de dire que ce nom donne en allusion le contenu profond de tous les points développés dans cette paracha jusqu’au dernier.
Cette règle semble être mise en défaut dans la paracha Michpatim dont le nom signifie « lois ». S’il est vrai que la majorité de notre paracha porte sur les lois de la Torah, la fin décrit les préparatifs du don de la Torah et comment Moïse est monté sur le mont Sinaï pour la recevoir, ce qui n’a a priori aucun rapport avec le nom de la paracha.
Plus encore : Le mot michpatim désigne les lois que la logique humaine aurait pu dicter d’elle-même. Une question alors se pose : la préparation à la révélation du Sinaï n’est pas constituée que de choses logiques. En effet, c’est à la fin de notre paracha qu’est mentionnée l’acceptation inconditionnelle de la Torah par les Juifs, exprimée dans les mots : « Nous ferons et nous comprendrons » (Exode 24, 7), par lesquels ceux-ci se sont engagés à accomplir les commandements divins avant même de comprendre. Une telle attitude est diamétralement opposée au concept de michpatim.
Il ressort de ce que nous avons dit que la fin de notre paracha n’est pas seulement différente du sens de son titre, mais semble catégoriquement le contredire.
La question ne s’applique pas uniquement à la fin de la paracha, mais aussi à un certain nombre de lois qui y sont énoncées, comme l’interdiction de cuire le chevreau dans le lait de sa mère (Exode 23, 19). Il est évident que l’interdiction de mélanger le lait est la viande est loin d’être logique.
2. À propos des premiers mots de la paracha : « Voici les lois (logiques)… » (Exode 21, 1), Rachi rapporte l’exégèse de nos Sages : « De même que les premières (lois) ont été données au mont Sinaï, celles-ci y ont aussi été promulguées. » Le sens profond de ces paroles est le suivant : malgré leur caractère logique, ces lois ne doivent pas être motivées par l’intellect, mais leur accomplissement doit se faire parce qu’elles proviennent du Sinaï, c’est-à-dire d’un ordre divin.
Cette explication pourrait a priori justifier le nom de notre paracha, malgré la présence de l’acceptation inconditionnelle de la Torah et l’interdiction du mélange du lait et de la viande. Ces deux textes viendraient rappeler que les lois logiques relèvent, comme les décrets divins, d’un niveau qui transcende la logique. C’est pourquoi leur accomplissement doit être fondé sur une soumission complète devant D.ieu et ne doit pas être le fait d’une démarche intellectuelle.
3. Cette explication est cependant insuffisante. En effet, la Mékhilta rapporte un second avis (qui est le seul mentionné dans le Midrash Rabba) affirmant que les lois logiques contenues dans notre paracha n’ont pas été données au mont Sinaï, mais à Mara, là où Moïse a frappé le rocher pour en faire jaillir une source. Selon ce point de vue, l’exégèse de nos Sages est caduque et notre première question revient de nouveau.
Une autre question, plus fondamentale, se pose quoi qu’il en soit : si le nom de la paracha fait référence à des lois logiques, on ne devrait pas insister sur la révélation du Sinaï, qui exprime une soumission inconditionnelle, mais sur leur caractère logique.
En d’autres termes, du fait que la paracha se nomme « Michpatim », ce n’est pas la notion de décret illogique qui doit en ressortir, mais, au contraire, des lois telles que l’interdiction de mélanger le lait et la viande – et plus généralement toute action dépassant l’entendement – devraient y apparaître, dans leur sens profond, comme des lois logiques.
4. Il faut aussi comprendre pourquoi la paracha Michpatim vient à la suite de celle de Yitro, car le don de la Torah concerne plutôt les lois irrationnelles que celles fondées sur la logique. En effet, nos Sages affirment que, si D.ieu n’avait pas ordonné les lois qui s’imposent à la raison humaine, nous aurions dû les inclure à la Torah de nous-mêmes.
En particulier, Nahmanide pense que la législation que les autres peuples doivent observer (dans le cadre des Sept Lois données par D.ieu à Noé) ne se borne pas à instaurer des tribunaux. Pour lui, les peuples sont tenus de ne pas voler, de ne pas tromper leur prochain sur la valeur des marchandises, de payer leurs employés sans délai, de respecter les dispositions qui régissent la garde d’un objet, de ne pas commettre de viol, de ne pas causer de dommage matériel ou corporel, de respecter les lois sur le prêt et sur le commerce, etc. selon les modalités édictées par la Torah. Il ressort de son point de vue que la plupart des lois logiques avaient déjà été pratiquées par le peuple juif en tant que descendants de Noé.
On peut ajouter que le don de la Torah lui-même – au cours duquel « D.ieu descendit sur le Mont (Sinaï) » (Exode 19, 20), « Il prononça toutes ces paroles en disant » (Exode 20, 1) et « tout le peuple voyait les sons » (Exode 20, 15), qui signifie, selon nos Sages, qu’ils pouvaient voir ce qui s’entend – s’est présenté comme une révélation divine qui dépasse tout entendement.
Puisqu’il en est ainsi, on s’attendrait dans la paracha qui suit le don de la Torah à l’énoncé de décrets divins transcendant la logique ou tout au moins dont la raison n’est pas évidente. Pourquoi donc présenter les lois les plus logiques ?
Certes, selon nos Sages, cette juxtaposition vient nous enseigner que ces lois ont été elles aussi promulguées au Sinaï, mais cet enseignement n’exclut pas de commencer par l’énoncé des décrets irrationnels, plus représentatifs du don de la Torah.
Cette question est renforcée par la remarque suivante : à la fin de notre paracha sont relatés les faits qui précèdent et suivent le don de la Torah, alors que la quasi-totalité des lois formulées dans cette paracha ont été transmises (selon Rachi) juste après cet événement, lors des quarante jours pendant lesquels Moïse se trouvait sur le mont Sinaï.
Il en résulte que, du point de vue chronologique, les lois de notre paracha ne se trouvent pas à leur place. Cela est encore plus vrai pour le Midrash cité plus haut, selon lequel ces lois ont été données à Mara.
En résumé : Bien que la révélation du Sinaï n’ait en elle-même aucun rapport avec les lois logiques, puisqu’elle procède d’un niveau qui transcende l’intellect, elle s’exprime toutefois dans ces lois. D’autre part, la place occupée par l’énoncé de ces lois dans le texte montre qu’elles doivent être suivies par une notion relative au don de la Torah. Cependant, cette notion n’est qu’un détail par rapport à ces lois logiques.
5. La réponse à toutes ces questions est fondée sur l’explication (rapportée par le précédent Rabbi de Loubavitch dans certains de ses discours) du commentaire du Shaloh [le Shnei Lou’hot Habrit] à propos du verset : « C’est mon D.ieu et je L’embellirai, le D.ieu de mon père et je L’exalterai » (Exode 15, 2) : « Lorsqu’Il est mon D.ieu, que je perçois et je connais, alors je suis avec Lui (« avec Lui » étant une décomposition du terme hébraïque anvéhou, « je L’embellirai », en ani vaHou, « moi et Lui »), ce qui signifie que nous sommes (comme) attachés l’un à l’Autre, car la connaissance pénètre dans le cœur de l’homme. Cependant, lorsque je n’en ai pas une connaissance provenant de ma propre perception, mais d’une simple transmission m’apprenant qu’Il est le D.ieu de mon père, alors, je L’exalterai (au sens étymologique du terme), car Il est loin, bien au-dessus de moi et je suis éloigné de Lui au fond de mon cœur ».
En d’autres termes, outre la foi (qui vient de « mon père », par transmission), il faut aussi posséder une connaissance, car la croyance procure à l’homme un sentiment du divin qui le dépasse et, de ce fait, l’homme s’en trouve éloigné au fond de son cœur.
Grâce à une connaissance engendrée par notre perception, par contre, par laquelle nous pouvons comprendre et saisir le divin (qui devient « notre D.ieu »), nous avons accès à un attachement profond.
Telle est aussi le sens du verset : « Connais le D.ieu de ton père » (Chroniques I 28, 9) : Il ne suffit pas que D.ieu soit le D.ieu de ton père, Il doit devenir le tien par une démarche intellectuelle qui te Le fera connaître.
On peut se poser la question : selon ce commentaire, l’ordre du verset aurait dû être inversé. En effet, la foi acquise par transmission précède une connaissance fondée sur notre perception. Selon les paroles mêmes du Shaloh : « Outre ce qui a été implanté en ton cœur par la foi en D.ieu de par ton père,… connais-Le toi-même par ta perception ».
6. On aurait pu répondre à cette à cette question par le fait que, même lorsque l’on amène la foi jusqu’à la perception du divin, on doit toujours se référer à notre croyance qui transcende la connaissance. Cela vient de ce que D.ieu est sans limites et quelle que soit le niveau de notre perception, il existe toujours un niveau de divinité qui nous dépasse et que l’on ne peut appréhender que par la foi.
Tel serait donc l’enseignement du verset : « C’est mon D.ieu et je L’embellirai, le D.ieu de mon père et je L’exalterai » : Même après avoir réalisé une démarche nous amenant à une connaissance de D.ieu, il faut faire référence à la croyance.
Mais cette explication n’est pas entièrement satisfaisante. S’il est vrai qu’il existe un niveau de foi au-dessus de la perception de l’homme, on peut toutefois se demander pourquoi ce niveau de foi qui précède cette perception n’est pas mentionné dans ce verset.
7. Nous pouvons ainsi expliquer tout cela : le but ultime du don de la Torah réside dans l’annulation du décret divin par lequel, selon les termes du Midrash, « les niveaux supérieurs ne descendront pas vers le bas et les niveaux inférieurs ne monteront pas vers le haut ». L’annulation de ce décret a permis de réaliser le lien entre le spirituel (le haut) et la matière (le bas). Cela ne signifie pas pour autant que la matière s’annulera devant la révélation des niveaux supérieurs et perdra sa consistance (pour se transformer en spirituel). Elle devra au contraire rester elle-même tout en ayant la possibilité de s’élever en se liant aux niveaux supérieurs.
Telle est aussi la raison pour laquelle il n’était pas suffisant que « les niveaux supérieurs descendent vers le bas », marqué par le fait que « D.ieu descendit sur le mont Sinaï », mais il a aussi fallu que « les niveaux inférieurs montent vers le haut » ». Plus encore : Le Midrash fait précéder le mouvement descendant du mouvement ascendant, alors que ceux-ci se sont déroulés dans l’ordre inverse.
Car la descente des niveaux supérieurs vers le bas ne dépend pas du bas, mais du haut, comme le précise le Midrash : « D.ieu a déclaré : j’initialise ce processus ». Une telle descente ne peut amener le bas à se lier aux niveaux supérieurs, il ne peut induire qu’une annulation complète devant une telle révélation. C’est pourquoi le verset nous apprend que « le peuple se mit à trembler » (Exode 19, 16) et que « le peuple a vu et s’est tenu éloigné » (Exode 20, 15). Cette annulation a aussi été ressentie par la nature toute entière, car, selon le Midrash, « aucun oiseau ne gazouillait… le monde tout entier se taisait ».
Afin donc de réaliser le but ultime du don de la Torah qui est, comme nous l’avons dit, de lier la matière au spirituel, les niveaux inférieurs devaient eux-mêmes agir pour se hisser vers le haut.
Toutefois, cette ascension devait être précédée du mouvement inverse (dont D.ieu a lui-même donné l’exemple), car l’annulation imprimée à la matière par cette révélation lui a donné la possibilité de s’élever elle-même vers le haut par la suite.
8. Ces deux mouvements ascendant et descendant sont représentés, dans notre service de D.ieu, par la foi et la perception intellectuelle.
La foi n’est pas le fruit d’un effort fourni par l’homme, elle vient d’en haut (ou, selon les mots du Shaloh, par transmission). Aussi, même lorsque la croyance éclaire l’homme et qu’il accomplit la volonté divine grâce à elle, il n’est pas pour autant uni au divin, son existence reste éloignée de Lui.
Ce n’est que lorsque l’homme va entreprendre de connaître le divin, par une démarche menée par lui-même, qu’il pourra s’attacher à D.ieu.
Cependant, la foi est le fondement et le préalable au service de D.ieu passant par l’intellect, comme cela ressort des mots du Midrash qui affirme que les niveaux supérieurs sont descendus avant que les niveaux inférieurs ne montent. Ce préalable est indispensable, car l’intellect est sujet à l’erreur. Son analyse peut être faussée par l’amour de soi-même ou d’autres sentiments qui peuvent le corrompre. Seules la foi et la soumission à D.ieu peuvent le maintenir dans le chemin de la vérité.
9. Nous pouvons maintenant comprendre l’agencement de la paracha Yitro et celle de Michpatim qui la suit : Yitro est la paracha du don de la Torah qui vient d’en haut et marque ainsi le mouvement descendant. Cet événement a induit un sentiment de foi chez les Juifs qui a engendré une soumission à D.ieu, décrite dans les versets : « Le peuple a tremblé », etc…
Mais après cette révélation, commence (principalement) la montée des niveaux inférieurs vers le haut, afin de réaliser le lien entre les créatures (en tant que telles) et le divin.
Arrive alors la paracha Michpatim avec ses lois logiques, grâce auxquelles la sagesse divine peut s’investir dans l’intellect humain et accomplir ainsi une unité hors du commun par laquelle la sagesse divine imprègne tout l’être de l’homme.
Nous arrivons alors au but ultime du don de la Torah : L’union des niveaux supérieurs avec le bas.
10. Nous pouvons maintenant expliquer la différence entre le commentaire de Rachi (qui est en principe lié au sens littéral du texte) mettant en relation les lois logiques et la révélation du Sinaï et celui du Midrash qui affirme que ces lois ont été données à Mara.
Lorsqu’un Juif se trouve au niveau littéral de la Torah, c’est-à-dire lorsqu’il en est au début de son étude et de son service de D.ieu, il n’a pas encore de perception du divin qui puisse éveiller en lui un amour ou une crainte de D.ieu. De ce fait, un accomplissement des commandements divins fondé sur la logique ne lui suffira pas et, finalement, ne lui apportera rien, car c’est son âme animale, liée à la matière, qui le domine encore.
Aussi, doit-il commencer par savoir et ressentir que ces lois viennent du Sinaï, que même les lois logiques ont la puissance de celles promulguées à grand bruit par D.ieu au mont Sinaï, accompagnées de tonnerre et d’éclairs. Ce bruit fait au don de la Torah a provoqué un tremblement chez les Juifs qui perdirent alors toute sensation d’exister.
Dans notre service divin, un tel processus se retrouve dans les paroles de nos Sages : « Un homme doit toujours mettre son bon penchant en colère contre son mauvais penchant ». Car la fureur du bon penchant retire toute force au mauvais penchant.
Lorsqu’on arrive, par contre, à l’exégèse des textes, lorsque notre service divin est monté de niveau et que l’on est capable de réfléchir à la grandeur de D.ieu et de le servir avec amour et crainte, on peut se passer de toute la publicité de l’événement du Sinaï. Notre accomplissement des lois se réfère à Mara, à une compréhension de leur nécessité.
Et même si, d’après le Midrash, la paracha Michpatim suit celle de Yitro, c’est parce que notre démarche intellectuelle doit se fonder sur la foi. La base de notre perception est le « Sinaï » bien que notre accomplissement de ces lois passe par l’intellect.
11. Par cela, nous pouvons mieux comprendre l’affirmation de Maïmonide (dans son Traité des Huit Chapitres) à propos de l’injonction de nos Sages : « Un homme ne doit pas dire : je ne suis pas intéressé par manger du porc, etc., il doit au contraire déclarer qu’il est intéressé, mais que peut-il faire ? D.ieu a décrété de s’en écarter ». Cela n’est vrai, commente Maïmonide, que pour les décrets irrationnels, mais une telle attitude à propos des lois logiques révèle une profonde perversion chez le Juif.
Or, la pensée hassidique insiste sur un accomplissement des lois logiques fondé sur la soumission la plus absolue, comme l’accomplissement des décrets divins.
En fait, il est vrai que la base du service de D.ieu est la soumission, car on ne peut faire tout à fait confiance à l’intellect. Plus encore, un accomplissement des lois fondé uniquement sur l’intellect sera dépourvu de sa composante fondamentale qui est de servir (au sens d’un serviteur) D.ieu, car, dans toutes ses actions, le Juif ne doit pas oublier qu’Il est le maître du monde. Cependant, les lois logiques peuvent et doivent parvenir jusqu’à notre intellect et nos sentiments et, de ce fait, une simple soumission ne suffit pas : on doit pouvoir acquérir un dégoût du mal au point de le refuser avec force.
12. Bien qu’un service de D.ieu fondé sur la logique ait un côté positif, car il amène à une union avec la sagesse divine, cette union n’atteint toutefois que les niveaux inférieurs de cette sagesse, car l’intellect de l’homme est limité. Le lien entre les niveaux inférieurs et supérieurs réalisé par le don de la Torah a fait que les niveaux qui dépassent l’entendement de l’homme, voire qui le transcendent, puissent se lier aux niveaux inférieurs sans les annuler, mais en les imprégnant.
Là réside le sens véritable de l’ordre des termes du verset : « C’est mon D.ieu et je L’embellirai, le D.ieu de mon père et je L’exalterai. »
La foi qui vient par transmission ne dépend pas de l’homme et n’est donc pas liée à sa définition, comme nous l’avons longuement expliqué précédemment. C’est pour cette raison qu’elle n’est pas mentionnée dans le chant des Juifs lors de la traversée de la Mer Rouge, car un tel chant relève du service divin et se trouve donc en aval d’une foi venue d’en haut.
Par contre, lorsque l’esprit de l’homme ne forme qu’un avec la sagesse divine, les niveaux les plus élevés, ceux qui sont les plus lointains de lui, peuvent l’éclairer sans annuler son être, mais au contraire en l’imprégnant. Car son être en parfaite symbiose avec le divin peut alors supporter les degrés qui transcendent son intellect.
Telle est aussi la raison pour laquelle la paracha Michpatim se termine par l’épisode de l’acceptation inconditionnelle de la Torah par les Juifs, précédée par l’interdiction (irrationnelle) de mélanger le lait et la viande. Lorsque les lois logiques relèvent d’une unité de l’intellect humain avec la sagesse divine, même les décrets divins les plus irrationnels peuvent imprégner l’être du Juif tout entier.
Adapté de Likoutei Si’hot vol. 16-1.
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