Nous sommes en 1991 et je visite Moscou avec Natacha, une collègue juive de la colonie de vacances pour jeunes pionniers soviétiques ou je travaille pour l'été. Natacha espère que moi, juive américaine, je pourrais lui enseigner le Judaïsme tel que l’avait pratiqué ses ancêtres. Mais je n’en connais pas beaucoup plus qu’elle.
A 19 ans, mon identité juive est définie presque exclusivement de façon négative : je n’aurais jamais de sapin de Noël chez moi, je ne rejoindrais jamais une église, je ne porterais jamais une croix sur une chaîne en or autour de mon cou. Mais il me faudrait réfléchir longuement avant de trouver quelque chose que je ferais parce que je suis juive.
Je suis la seule juive déclarée à des kilomètres alentourJe suis venue en Russie dans le cadre d’un programme d’échange de moniteurs de colonie inspiré par la Glasnost aux gouvernements américain et soviétique. Dans la colonie de vacances, non loin de Moscou, les enfants me montrent du doigt et crient « Amerikanka ! » comme s’ils avaient aperçu Madonna ou Michael Jackson ou Paul Mccartney en chair et en os. Mais il ne m'a fallu que quelques jours pour m'apercevoir que le fait que je sois juive était bien moins glamour à leurs yeux que le fait que je sois américaine. Le Judaïsme, aux yeux des Russes, n'est pas tant une religion qu'une sorte de maladie chronique, débilitante, dont ils souhaitaient sincèrement que je sois guérie au plus vite.
Je suis la seule juive déclarée à des kilomètres alentour. Et l’antisémitisme est palpable, presque effrayant. Je ne me suis jamais sentie aussi distinctement juive de ma vie.
Tout à coup Natacha et moi nous les apercevons de l’autre côté de la rue Arbat. Trois jeunes gens barbus en costumes sombres, aux chapeaux noirs. C'est impossible, mais pourtant ils sont là : des Juifs orthodoxes en pleine Moscou soviétique !
Si je les avais rencontrés là où j’habite, à Baltimore, je me serais sentie aussi différente d’eux que d’un chauffeur de taxi sikh avec un turban jaune.
Mais ici, j’avais l’impression que j'allais retrouver un jumeau dont j'aurais été séparée à la naissance.
Nous avons couru vers eux.
« Hey, qu'est-ce que vous faites à Moscou ? » Mon salut excité les laissa stupéfaits.
L’un me répondit qu’il était venu de Brooklyn et les deux autres d’Australie pour travailler dans une colonie de vacances Loubavitch pour enfants juifs.
« Moi aussi, je suis venue pour une colonie de vacances ! » J'étais étonnée de cette coïncidence.
Il a mentionné le nom de la colonie juive et m'a demandé si je travaillais là-bas.
« Non, je travaille à la colonie pionnière Zorky avec des enfants russes. »
« Comment ? »
Je suis surprise de la facilité avec laquelle je me souviens de mon prénom hébraïqueIl y a quelques secondes de silence total. Tous trois me regardent comme si je leur avais juste affirmé que j’habitais sur Vénus et que je m’apprêtais à y retourner bientôt.
Pourquoi réagissaient-ils ainsi ? me demandai-je. Ne réalisent-ils pas que ce sont eux qui ont l'air d'extraterrestres ici et non pas moi ?
« Dites-moi quelque chose, demanda celui de Brooklyn tout en lissant sa barbe, comment vous appelez-vous ? »
« Jenny Freedman. »
« Non. Quel est votre prénom hébraïque ? »
Je n'avais eu aucune occasion de me souvenir de mon prénom hébraïque depuis ma Bat Mitsva, mais je me surpris moi-même en m'en rappelant très facilement. Avec un délai aussi court que celui d'un coup de fil transatlantique, je luis dis fièrement, « Mon prénom hébraïque est Hanna. »
Il devint très sérieux. Plus sérieux qu’aucun visage de seulement vingt ans ne m’était jamais apparu. « Je dois vous dire, ‘Hanni Freedman, que vous avez un cœur merveilleux. Vous êtes venue en Russie pour aider des enfants et c’est une noble et bonne action. Mais le fait est que si vous n’aidez pas ces enfants russes, quelqu’un d’autre le fera. Mais si nous, Juifs, ne nous unissons pas pour aider les centaines de milliers d’enfants juifs ici, personne ne le fera. »
J’étais stupéfaite par sa réprimande aussi courtoise que puissante.
L’un des Australiens gribouilla sur un morceau de papier le numéro de téléphone de la synagogue Loubavitch la plus proche et me conseilla d’aller y prendre des cours. « Désolés, nous devons nous dépêcher ! » s’excusa celui de Brooklyn et nous les regardâmes disparaître alors qu'ils descendaient la rue Arbat.
Je ne les ai jamais revus, mais la remarque de ce jeune homme me hanta pendant des mois. Durant la colonie, je la ruminais à mon réveil, tout au long de la journée et en allant dormir le soir, comme un chewing-gum amer.
Quand Natacha et moi nous rendîmes deux semaine plus tard à la synagogue, celle-ci était pleine de monde. Il s’avéra qu’il s’y tenait la conférence européenne des rabbins Loubavitch !
Dans la section réservée aux femmes, Natacha et moi tenions des livres de prières entre les mains mais, au lieu d'essayer de les déchiffrer, nous regardions la scène étrange autour de nous, hébétées comme des paysans contemplant pour la première fois les gratte-ciels de Manhattan. A côté de moi une jeune juive Russe prie d'un murmure fort et déterminé, se tournant de part et d'autre.
Natacha me pose une question au sujet des prières et je tente d'interroger la femme à côté de nous mais elle désigne du doigt son livre de prières et continue de prier et de se balancer. Je pensais que cette femme avait grandi sous le Communisme et pourtant elle avais appris suffisamment sur le Judaïsme pour pouvoir prier avec une telle dévotion dans son livre de prière. J'ai été élevée aux États-unis, où j'avais le doit d'étudier le Judaïsme. Alors pourquoi était-ce moi qui me sentais plus chez moi dans une église que dans une synagogue ?
Il est difficile de définir un moment où la vie bascule. Mais ce moment-là, dans cette synagogue, je pense, fut l'un de ces moments charnières.
« Je suis juive, me suis-je dit. Et je veux savoir moi aussi ce que cela signifie, comme cette jeune femme qui prie à côté de moi. »
Il y a eu beaucoup de détours et de pannes de moteur et de montées laborieuses le long de la route, mais cette rencontre rue Arbat et cette visite à la synagogue Loubavitch ont marqué le début d’un long voyage vers une vie juive complète dans laquelle j’évolue maintenant avec mon mari et mes enfants.
Nous savons quel sacrifice ils ont dû faire suite à leur décision héroïqueLa semaine dernière, comme la plupart d’entre nous, il m'a fallu des essuie-glaces pour lire les nouvelles à travers mes larmes. A 29 et 27 ans, Rav Gabriel et Rivka Holtzberg avaient déjà perdu un enfant suit à une maladie génétique dégénérative et avaient un autre enfant hospitalisé souffrant de la même maladie. Personne n'aurait froncé les sourcils s'ils avaient déclaré devoir faire passer leur besoins personnels pressants avant ceux des milliers de routard et d'hommes d'affaires et de Jenny Freedman de toutes sortes qui passaient par le Beth 'Habad au cours de leurs voyages en Inde.
Mais nous savons tous que ce n'est pas ce qu'ils ont fait et nous savons quel ultime sacrifice ils ont dû faire suite à leur décision héroïque de placer les besoins du peuple juif avant les leurs afin de répandre la lumière du Judaïsme vers tous les Juifs, promeneurs ou autres.
Tandis que je repensais à ce jeune couple héroïque cette semaine, j'ai réalisé que le moment était venu pour moi de dire enfin un mot à tous les émissaires du Rabbi. Un mot que j’aurais dû dire il y a bien longtemps. Aux Holtzberg et à ces trois étudiants de Yechiva de la rue Arbat et au rabbin du Beth ‘Habad de Boston chez qui j’ai passé mes premiers Chabbats au début de mon voyage vers la vie juive.
Je pense que c’est le mot auquel la plupart des Juifs ont pensé quand nous avons suivi les tragiques événements de Bombay et leur fin insondable.
Un mot de ma part, de la nôtre, de nous tous :
« Merci. »
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