« Il en est trois qui ont prophétisé avec le mot “eikha” », nous dit le Midrash. Littéralement, le mot « eikha » signifie « comment », mais il n’apparaît que trois fois dans les Écritures. Trois prophètes juifs ont ouvert leur cœur à leur peuple bien-aimé avec ce mot mystérieux.
Le premier fut Moïse. « Eikha essa levadi torhakhem oumassaakhem verivekhem ? » « Comment puis-je supporter seul vos problèmes, vos fardeaux et vos querelles ? » demanda Moïse à la nation juive alors qu’ils voyageaient dans le désert.1
Le second à employer ce terme fut le grand prophète Isaïe, qui prévoyait l’horrible déclin moral de la population juive en Israël, une génération avant la destruction du premier Temple. « Eikha hayta le-zonah kiriah neemanah, meleati mishpat tsedek yaline bah va’ata meratse’him », demanda-t-il.2 « Comment la ville fidèle est-elle devenue une prostituée ? Elle était pleine de justice, la droiture y résidait, et maintenant, des meurtriers. »
Le troisième prophète qui utilisa ce mot est, bien sûr, Jérémie, qui ouvre le livre d’Eikha3 avec « Eikha yashva badad, ha-ir rabati am », « Comment la ville jadis si pleine de gens est-elle à présent désolée. » Jérémie, le prophète de la tragédie, ne peut se résoudre à la vision d’une Jérusalem détruite dans les flammes de Neboukhadnetsar.
Le Midrash note que « Moïse vit Israël dans son état de paix, et dit : “Comment puis-je le supporter seul ?” Isaïe le vit dans sa décadence, et dit : “Comment est-ce devenu une prostituée ?” Jérémie l’a vu dans sa destruction et a dit : “Comment est-il devenu désolé ?” »
Pourtant, la question demeure. Pourquoi ces trois prophètes ont-ils choisi d’utiliser ce même terme inhabituel ? Il est clair que le Midrash essaye de nous dire que ce n’est pas une coïncidence. Et en effet les paroles des trois prophètes sont interconnectées.
Crier contre l’indifférence
Le Rav Adin Even Israël Steinsaltz enseigne que pour comprendre la connexion, nous devons comprendre la base de la plainte de Moïse quand il dit : « Eikha essa levadi », « Comment puis-je supporter seul ? » Moïse ne déplorait pas le fait qu’il devait travailler dur et n’avait pas le temps de prendre des vacances. Ce qui troublait Moïse était le fait tragique que lui seul (levadi) devait supporter le fardeau de la nation juive. « Pourquoi personne d’autre n’est-il troublé par ce qui se passe avec chacun des membres de notre nation ? », demandait-il. « Pourquoi suis-je le seul à perdre le sommeil à cause des problèmes de notre peuple !? »
Il peut en effet y avoir beaucoup de justes, beaucoup d’érudits en Torah, des luminaires du peuple juif, des kabbalistes et des faiseurs de miracles. Et pourtant, se lamente Moïse, le fardeau du « Klal Yisrael » retombe sur mes seules épaules ! Chacun est préoccupé nuit et jour avec sa propre vie, avec ses propres soucis. Pourquoi suis-je le seul à m’inquiéter de ce qui se passe dans le cœur d’un Juif perdu dans une rue sombre dans un lieu inconnu ? Pourquoi êtes-vous indifférents aux problèmes de votre peuple quand ils ne vous affectent pas directement ?
Ainsi, explique le Rav Steinsaltz, quand arrive un temps de « levadi », quand il n’y a qu’une seule personne qui se soucie de son peuple et qui ne peut pas dormir car elle s’inquiète pour son devenir, alors le peuple juif est en grand danger. C’est la première étape d’une complète faillite morale.
Quand les Juifs deviennent indifférents à ce qui se passe dans leurs propres communautés, ce n’est plus qu’une question de temps avant que la « ville fidèle » de Jérusalem se détériore et devienne « une prostituée ».
Et une ville qui débordait autrefois de « tsédaka » – la justice – devient le terrain de jeu des meurtriers. Et on arrive finalement à l’inévitable dénouement, le troisième « eikha » : « Comment la ville si pleine de monde est-elle à présent désolée. »
Le Rabbi d’un peuple
En réfléchissant à ce Midrash, je ne peux m’empêcher de penser au Rabbi de Loubavitch, de mémoire bénie. Le Rabbi se préoccupait profondément du sort des Juifs dans tous les coins du monde – aussi bien des communautés de Juifs que des Juifs individuels : homme, femme et enfant. Il serait difficile de trouver un autre dirigeant juif qui ait eu un impact aussi tangible et dramatique sur pratiquement toutes les communautés juives du monde ; quelqu’un qui était si intimement concerné par la situation de tant de Juifs individuels partout dans le monde.
Le Rabbi déploya de grands efforts pour que les Juifs en Inde aient un rabbin, et que les Juifs d’Afghanistan aient un mikvé. Il lui importait beaucoup que les juifs du Groenland aient de la matsa pour Pessa’h et que les enfants juifs du Pérou aient une école.
Le Rabbi fut le fer-de-lance du sauvetage de la communauté juive d’Iran en 1979 et il s’assura que les Juifs indigents aient de quoi manger. Il n’avait pas de répit jusqu’à ce qu’il s’assure que les juifs d’Odessa aient un mohel, et que les soldats de l’armée israélienne reçoivent de la nourriture kasher.
Cela ne faisait aucune différence pour lui que le Juif en question soit ‘hassidique ou non, ashkénaze ou séfarade, pratiquant ou non. Pour le Rabbi, chaque Juif était un joyau divin, un diamant de D.ieu à chérir et à polir, à protéger et à conserver.
Il était d’une importance vitale pour le Rabbi que l’érudit de renommée mondiale, le Rav Joseph B. Soloveichik, publie les écrits de son grand-père, Reb ‘Haïm Brisker. Il lui importait que Rav Shlomo Yossef Zevin complète sa monumentale encyclopédie talmudique. Il encouragea le Rabbi de Belz à publier les écrits de tous les anciens Rabbis de Belz, et il exhorta le Rabbi de Boyan à prendre la direction de son mouvement. Il lui importait que le Jews’ College de Londres ne fermât pas ses portes, et que les Juifs aient leur propre oratoire à l’académie militaire de West Point dans les années 50.
Le Rabbi encouragea le ministère des Affaires religieuses d’Israël à subventionner les écoles pour les enfants religieux ayant des troubles d’apprentissage, et les psychologues juifs à développer des techniques de méditation exemptes des éléments idolâtres qui font partie intégrante des pratiques de médiation d’Extrême-Orient. Il fit en sorte que le magazine pour enfants de Torah Umesorah, Olaménu, soit sauvé de sorte qu’il continue à paraître sans interruption.
Le Rabbi ne cessa jamais de se battre pour la sécurité du peuple juif en Terre Sainte, travaillant sans relâche pour pousser les dirigeants israéliens à mettre fin aux terribles erreurs qu’ils commettaient en tentant d’apaiser leurs ennemis, ce qui, prédit-il, provoquerait encore plus de violence et d’effusion de sang.
Et surtout, le Rabbi de Loubavitch ne pouvait pas dormir parce que le peuple juif erre encore dans un exil obscur et confus, et que Machia’h n’est pas encore venu.
Il est un mot merveilleux en hébreu moderne : « ikhpatiyout» (une préoccupation profonde et constante). Le Rabbi personnifiait l’ikhpatiyout par excellence. Aucune circonstance concernant un Juif individuel, et encore moins le Judaïsme, n’était en dehors du champ d’action et de l’implication personnelle du Rabbi. Il s’était donné pour but qu’il n’y ait jamais une répétition de : « Comment la ville fidèle est-elle devenue une prostituée ! » Sa plus grande ambition était d’échanger les paroles de Jérémie : « Comment la ville si pleine de monde est-elle à présent désolée ? » contre la prédiction du même prophète : « On entendra encore dans les villes de Juda et dans les rues de Jérusalem, le son de l’allégresse et le bruit de la joie, la voix du jeune marié et la voix de la jeune mariée. »4
Il ne serait pas exagéré d’affirmer que le Rabbi de Loubavitch a enseigné à chaque Juif ce que signifie que d’être concerné. Car le Rabbi ne pouvait pas accepter la condition de « levadi ». Son message était : chacun de nous est un leader. Chacun de nous doit être concerné. Nous avons tous le pouvoir d’apporter la guérison à un monde en souffrance.
Le champion de la foi
La foi du Rabbi en le peuple juif était tout aussi remarquable que son souci du peuple juif. La foi absolue du Rabbi dans la créativité divine des Juifs, en tant que peuple et en tant qu’individus, était extraordinaire. Il croyait, corps et âme, en la néchama, en l’âme de chaque Juif. Il ne se lassait jamais de déclarer que « l’âme juive d’Israël est vivante et éveillée, la seule chose dont elle a besoin c’est d’un chatouillement ».
Le Rabbi a demandé un jour au rabbin David Hollander (un rabbin orthodoxe et un écrivain prolifique) comment le Prophète Élie pouvait dire au peuple juif : « Combien de temps allez-vous continuer à hésiter entre deux options ? Si le l’Éternel est D.ieu, suivez-le, et si c’est Baal, alors suivez-le. »5 « Comment un prophète peut-il offrir à son peuple la possibilité de servir une idole ?, demanda-t-il. Élie n’avait-il pas peur que les Juifs lui répondent : “Tu as raison, nous allons nous mettre à servir Baal” ? »
Le Rabbi expliqua qu’Élie savait très bien que, quand vient un moment de vérité, un Juif déclarera toujours : « Hachem Hou haElokim ! » (Hachem est le D.ieu !)
C’est avec cette foi inébranlable en le peuple juif que le Rabbi prit toute une génération de Juifs en prise à des chemins conflictuels, et leur donna la fierté de crier dans les rues « Hachem Hou haElokim ».
Puisse chacun de nous s’inspirer du Rabbi et accomplir sa part pour renverser les trois Eikha.
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