La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable aux yeux... Elle prit de son fruit et mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui mangea avec elle...

À la femme, [D.ieu] dit : J’augmenterai ton chagrin et ta grossesse ; dans le chagrin tu enfanteras. Ton désir sera pour ton mari, et [ainsi] il te dominera.

Et à l’homme, Il dit : ... C’est à la sueur de ton front que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière.

Genèse 3,6-19

Nous connaissons tous l’histoire d’Adam, d’Eve et de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal dans le Jardin d’Eden. Les faits sont assez simples : parmi toutes ses créations, D.ieu a créé une seule créature, l’homme, possédant la liberté de choisir entre le bien et le mal, entre l’accomplissement de la volonté divine et la désobéissance à celle-ci. Quelques heures après leur création, le premier homme et la première femme ont choisi la seconde option. Il leur avait été ordonné de ne pas manger du fruit d’un certain arbre, et ils ont violé ce commandement.

Par cet acte, ils ont profondément modifié la nature de la vie sur terre. L’être humain, l’œuvre parfaite de D.ieu, n’était plus parfait. Un élément nouveau et étranger – la mort – était entré dans la vie. L’homme fut banni du paisible Eden vers un monde où tout ce qui a de la valeur ne s’obtient que par le labeur, la difficulté et la douleur. Le premier péché introduisit également une nouvelle caractéristique de la biologie humaine, la menstruation, et les lois de la niddah qui en découlent, et qui rendent une femme rituellement impure dès le début de ses menstruations jusqu’à ce qu’elle se purifie en s’immergeant dans un mikvé.

Quel est le lien entre la mort, le labeur, les menstruations et le premier péché ? Nous devons d’abord examiner la signification de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, et la façon dont le fait d’y goûter a affecté notre nature et la manière dont nous réalisons notre mission dans la vie.

Un jardin clos

Il y a deux manières dont une personne peut élever son environnement : d’en haut ou de l’intérieur. Un leader peut être celui qui mène une vie de sainteté, loin de la grossièreté et de la mondanité de la vie matérielle, et amener ainsi les autres à aspirer à son niveau ; ou bien il peut être celui qui entre dans leur monde, qui leur parle leur langage, qui s’attaque à ce qui est mesquin et déprimant dans leur vie, et qui les influence de l’intérieur. Un peuple peut créer une société modèle en Terre Sainte, une lumière pour les nations qui suscite l’admiration et l’émulation ; ou bien il peut entrer en galout (exil), se disperser aux quatre coins du monde, adopter dans une certaine mesure les cultures et les modes de vie de ses hôtes, et changer le monde de l’intérieur.

La différence entre ces deux approches, explique l’enseignement ‘hassidique, s’apparente à la différence entre la nature de la vie avant et après le premier péché de l’homme.

Le mal existait avant le premier péché, en tant que partie intégrante du dessein divin dans la création ; car la mission de l’homme dans la vie est de séparer l’or des scories, d’extraire les étincelles de sainteté emprisonnées dans les éléments bas et corporels de la création. À l’origine, cependant, le mal était quelque chose d’extérieur à la nature de l’homme, hors de la sphère de sa vie (ainsi, le mauvais penchant apparaît sous la forme d’une créature distincte – le serpent – plutôt que comme une voix dans son propre cœur). L’âme de l’homme, son caractère, ses pulsions et ses inclinations, son moi spirituel et son moi physique, même son environnement et son univers connu, étaient dépourvus de tout élément négatif ou profane. Son travail de raffinement de la création était quelque chose qu’il réaliserait à partir d’un niveau de supériorité détachée : il libérerait les étincelles de sainteté de leur emprisonnement corporel comme un grand feu attire à lui des étincelles venant de loin. Il anéantirait le mal (car dès qu’une étincelle de bien est rédimée, son enveloppe négative se flétrit comme une coquille vidée de son fruit) non pas en l’affrontant et en le combattant, mais en le surmontant et en le dédaignant.

Ainsi, l’homme reçut l’instruction (Genèse 2,15) de travailler et de garder le Jardin d’Eden, l’oasis de perfection plantée par D.ieu au cœur de l’univers. Il devait travailler le jardin, cultiver sa bonté inhérente, attiser la grande flamme qui attirerait des étincelles des confins de la création. Il devait garder le jardin, en surveiller les frontières et empêcher le moindre vestige de mal de s’y infiltrer ou même d’entrer en contact avec son monde sacré.

Mais l’homme ne se contenta pas de ce travail tranquille, de cette réalisation désintéressée. Il fut attiré par l’inconnu, par l’antimatière spirituelle se trouvant au-delà de son monde. Il fut tenté par l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal (Ets ha-Daat Tov va-Ra) qui se trouvait au centre du jardin – l’arbre qui offrait une vision et une affinité avec tous les domaines de la création divine (le mot hébreu daat implique une connaissance et une relation intimes avec l’objet connu, comme dans le verset « Adam connut sa femme Eve »). Il voulait se battre corps à corps contre son ennemi, plutôt que de lui faire la guerre à distance, derrière des murs d’ignorance béate.

L’homme choisit la connaissance plutôt que l’intégrité, l’implication plutôt que la perfection, la lutte plutôt que la tranquillité. Il mangea du fruit défendu, et la connaissance du mal entra en lui. Elle s’infiltra dans sa chair, s’inséra dans son âme, se greffa sur ses pulsions et ses désirs les plus fondamentaux. Il était désormais devenu un corps étranger dans le Jardin d’Eden, qui l’éjecta promptement dans un monde aux frontières floues, un monde où tout mal contient une trace de bien et tout bien contient une trace de mal. Avant que l’homme ne goûte à l’Arbre de la Connaissance, le mal était contre nature, quelque chose d’extérieur à l’expérience humaine. Mais à partir du moment où il rompit son ignorance à son égard, celui-ci devint partie intégrante de sa nature, ne serait-ce que par conscience et association.

L’homme devint mortel. La vie, par définition, est l’attachement à D.ieu, la source ultime et exclusive de la vie. Lorsque cet attachement était absolu et sans équivoque, la vie aussi était sans limites ni fin. Mais à partir du moment où l’homme choisit de connaître le mal, de se lier à ce qui est contraire au Divin, son attachement à l’éternité fut compromis : la mort exerce désormais son emprise sur lui et commence à drainer sa vie dès sa naissance.

La vie humaine n’était désormais plus la culture tranquille du bien, elle fut redéfinie comme une guerre contre le mal : une lutte corps à corps qui est aussi une étreinte, un duel dans lequel l’ennemi revendique un coin intime de l’esprit et du cœur du guerrier. La vie devint une arène dans laquelle rien ne peut être atteint sans un coût personnel élevé : le pain n’est arraché du sol qu’à la sueur du front ; les enfants sont mis au monde au prix de l’agonie de l’amour, de la difficulté de la grossesse et de la douleur de l’accouchement ; et pour vaincre le mal, il faut aussi se battre contre soi-même, en extrayant douloureusement les tentacules de sympathie pour le mal qui ont fait des incursions dans son âme.

La dynamique du contact

Environ une fois par mois, à la fin de son cycle ovulatoire, le corps de la femme rejette du sang. Selon la loi de la Torah, cet écoulement la rend niddah pour une période de sept jours. Niddah est un état d’impureté spirituelle, pendant lequel les relations conjugales entre mari et femme sont interdites. À la fin de la période de niddah, la femme se purifie en s’immergeant dans un bassin d’eau spécial appelé mikvé.

Nous associons généralement l’impureté (touma) à des choix négatifs : lorsqu’une personne viole l’ordre que D.ieu a institué dans Son monde, elle perturbe le flux de la vitalité divine et compromet la sainteté de son corps et de son âme. Mais la menstruation est un phénomène des plus naturels ; pourquoi le fonctionnement naturel du corps d’une personne devrait-il être une cause d’impureté spirituelle ?

Le sang est la substance de la vie, la chaleur vitale et la passion qui motivent tout initiative et toute réalisation. Le sang impur de la niddah représente la souillure de la passion de la vie qui résulte du contact d’une personne avec les éléments négatifs de la création. Avant le premier péché, il n’y avait pas de tel contact et pas de sang impur (comme ce sera le cas dans le Monde Futur, lorsque l’anéantissement du mal sera complet et que l’impureté de la niddah cessera). Mais après avoir goûté à la connaissance du mal, ce qui changea notre relation avec lui d’une distance inconsciente à un engagement intime, notre contact avec lui ne peut que nous affecter.

Le corps humain, qui a conservé sa sainteté intrinsèque, éjecte naturellement cet intrus étranger (tout comme le Jardin d’Eden éjecta Adam et Eve après qu’ils aient été souillés par le péché). Néanmoins, le contact du corps avec le sang impur laisse un résidu d’impureté, qui n’est complètement effacé que lorsque la femme réaffirme son engagement envers D.ieu par l’immersion dans un mikvé. (L’immersion dans le mikvé représente l’abnégation du soi et de l’égoïsme d’une personne dans une dévotion totale à la volonté divine ; comme le souligne l’enseignement ‘hassidique, le mot hébreu tevila signifiant « immersion », a les mêmes lettres que le mot bitoul, signifiant « abnégation »). Ce cycle de contact, de contractation de l’impureté et de purification est destiné à se répéter encore et encore tant que nous vivrons et interagirons avec un monde imparfait, même si notre propre comportement est irréprochable, car, comme le note Rabbi Chnéour Zalman de Lyadi dans le Tanya, celui qui lutte avec une personne sale est lui-même souillé, même s’il est vainqueur. Le Midrash l’exprime ainsi : si l’on entre dans l’atelier d’un tanneur, même si l’on ne lui vend rien ou qu’on ne lui achète rien, on en sort avec une odeur nauséabonde sur soi et sur ses vêtements.

Naturel et non naturel

La loi de la Torah définit en fait deux types de sang contaminant : le sang de niddah et le sang de zivah. Un écoulement de sang survenant dans le cours normal des règles d’une femme la rend niddah. Un écoulement anormal se produisant pendant les jours de son cycle au cours desquels elle ne verrait normalement pas de sang est appelé « sang de zivah », et est régi par des lois différentes. De façon générale, les lois de la zivah sont plus restrictives en ce qui concerne la rigueur et la durée de l’impureté, ainsi que la complexité du processus de purification.

Sur le plan conceptuel, cela signifie qu’il existe deux types d’impureté spirituelle : l’impureté naturelle, qui, comme nous l’avons expliqué, est implicite dans la vie humaine depuis que l’homme a goûté à l’Arbre de la Connaissance ; et l’impureté non naturelle, qui est la descente de l’homme dans le mal de sa propre initiative, au-delà de ce qui est inévitable dans un monde mêlé de bien et de mal (comme Adam et Eve l’ont fait lorsque tout mal était contre nature).

Un exemple de ceci est évoqué par les périodes fixées par la loi de la Torah pour ces deux types d’impureté. L’impureté de la niddah s’applique à sept jours du cycle mensuel d’une femme, tandis qu’il y a onze jours de zivah. L’enseignement ‘hassidique explique que l’âme humaine possède dix attributs fondamentaux : trois facultés intellectuelles, qui sont ‘hokhmah (perception), binah (compréhension) et daat (application), et sept traits émotionnels, qui sont ‘hessed (amour), guevoura (restriction), tiféreth (synthèse), netsa’h (compétitivité), hod (dévouement), yessod (communicativité) et malkhout (réceptivité). Ces dix éléments sont les attributs internes de l’âme ; en outre, l’âme possède également un élément englobant ou transcendant, qui est le siège de ses facultés supra-rationnelles (volonté, foi, etc.).

Les émotions sont les plus vulnérables à la corruption. Dans l’état des choses qui résulta du premier péché de l’homme, la nature même de la vie implique que l’élément émotionnel de l’homme soit quelque peu souillé au contact du monde matériel. Les sentiments sont intrinsèquement subjectifs, et il est inévitable qu’ils soient influencés par l’environnement et les expériences d’une personne.

L’intellect, en revanche, est plus à l’abri de ces influences. D.ieu a doté l’esprit humain de la capacité de transcender le personnel et le temporel, de s’élever au-dessus de ses propres intérêts et inclinations dans sa quête de l’absolu et du vrai. Ainsi, la corruption de l’esprit ne peut être attribuée au mal naturel de la condition humaine, qui n’affecte que les sept émotions, représentées par les sept jours de niddah.

Mais l’homme a reçu la liberté de choisir entre le bien et le mal. Il peut choisir de résister aux influences négatives de son environnement, ou il peut choisir de les accueillir et de s’y soumettre. Il peut aussi choisir de se corrompre au-delà de ce qui est inévitable, ou même naturel, dans son contact avec un monde de bien et de mal. Il peut étendre la subjectivité de l’émotion à l’esprit naturellement objectif, réduisant son intellect à l’état de laquais de ses sentiments et à une justification de ses désirs. Il peut même pervertir son moi supra-rationnel (dont l’expression naturelle est la foi en D.ieu et le service altruiste qu’il Lui voue) en poursuivant une voie mauvaise, contraire à toute raison – contraire, même, à son propre intérêt.

Il y a donc onze jours de zivah, correspondant au mal contre nature que l’homme peut introduire dans ses dix facultés internes et même dans la onzième faculté de son moi transcendant.

Affiner la Torah

L’intimité avec le mal qui résulte du premier péché de l’homme est devenue l’état naturel des choses à tous les niveaux de l’existence. En effet, l’homme est l’épicentre de la création divine, et ses actes affectent toutes les strates de la réalité. Lorsque l’homme a choisi de traiter le mal à travers un engagement intime plutôt que d’une distance supérieure, il imposa ce modus operandi à toute entité, terrestre ou céleste, qui joue un rôle dans le raffinement de la création.

Même la Torah, la sagesse et la volonté divines et le plan de D.ieu pour la création, fut affectée lorsque l’homme goûta à l’Arbre de la Connaissance. La Torah, elle aussi, fut contrainte de se rapporter au monde de la manière dictée par la connaissance du mal qu’avait l’homme, et sa clarté intrinsèque fut brouillée par son contact avec ce qu’il y a de bas dans le monde.

Ainsi, en ouvrant une page du Talmud, nous rencontrons des opinions contradictoires, des arguments réfutés, des passages obscurs et des questions non résolues. Nous savons que tout cela est la parole du D.ieu vivant. Mais où est le caractère décisif, l’absence d’équivoque, l’évidence lumineuse qui est la marque de la vérité, en particulier de la vérité divine ? Elle est obscurcie par l’opacité de son sujet, qui est le monde brut, pédestre et matériel. Dans les propres mots du Talmud : « “Il m’a placé dans les ténèbres” (Lamentations 3,6) – c’est le Talmud de Babylone ».

Mais il existe un domaine de la Torah où l’obscurité et les ténèbres disparaissent : la halakha. La halakha est la discipline par laquelle la loi divine concise est distillée à partir des chemins tortueux du pilpoul et du débat, de la preuve et de la réfutation, de la question et de la réponse et de question sur la réponse qui caractérisent une grande partie de la Torah. En d’autres termes, la halakha est à la Torah ce que la Torah est au monde : l’outil de son raffinement, le tamis qui sépare l’ivraie du bon grain.

Le dernier traité du Talmud est le traité Niddah, dont les soixante-treize folios traitent des lois de la niddah et de l’impureté de la zivah. Mais la niddah est aussi une métaphore de l’état de la réalité qui s’est imposé depuis que le premier homme et la première femme ont goûté à l’Arbre de la Connaissance. Ainsi, le traité Niddah se termine par l’enseignement suivant du prophète Élie, annonciateur de la rédemption : « Celui qui étudie des halakhot tous les jours est assuré d’être un citoyen du Monde Futur », le Monde Futur étant la restauration de l’Eden immaculé dont l’homme fut renvoyé au premier jour de l’histoire.1