Et le monde entier vint en Égypte, chez Joseph, pour acheter de la nourriture, car la famine était sévère dans tous les pays...
Et Joseph rassembla tout l’argent qui pouvait être trouvé en terre d’Égypte et en terre de Canaan (et tout l’or et l’argent du monde1
Genèse 41,57 et 47,14
Depuis maintenant quelques semaines, nous suivons l’histoire de Joseph : sa vente comme esclave, son emprisonnement, son interprétation des rêves du Pharaon et sa nomination comme vice-roi d’Égypte ; sa gestion des récoltes de l’Égypte au cours des sept années d’abondance et son contrôle de toute la distribution alimentaire pendant les années de famine qui suivirent, de sorte que la richesse de l’Égypte et des pays avoisinants fut concentrée entre ses mains ; le voyage de ses frères en Égypte pour y acheter du blé, les accusations qu’il souleva contre eux et comment il mit en détention Shimon puis Benjamin.
Dans la Paracha de cette semaine, Vayigach, cette histoire arrive à son dénouement : Joseph révèle son identité à ses frères. Ils sont frappés de stupeur et saisis de remords, mais il les apaise et les enjoint de retourner rapidement en Canaan pour chercher leur père et le ramener en Égypte. Père et fils connaissent des retrouvailles émouvantes, après vingt-deux ans de séparation. Jacob et sa maisonnée, soixante-dix âmes en tout, s’installent en Égypte.
Dans cette Paracha, nous est également révélée la raison de cette succession d’événements. Joseph dit à ses frères : « Ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais D.ieu… Dépêchez-vous et montez2 chez mon père et dites-lui : “Ainsi parle ton fils, Joseph : D.ieu m’a fait maître de toute l’Égypte ; descends à moi, ne tarde pas. Tu t’installeras en terre de Gochen3 et seras proche de moi, toi, tes enfants et les enfants de tes enfants, et ton gros et menu bétail, et toutes tes possessions.” »4
En d’autres termes, tout avait été mis en œuvre par D.ieu pour que les Enfants d’Israël s’installent en Égypte.
N’y avait-il pas d’autre moyen pour faire venir Jacob en Égypte ? Le Talmud explique : « Jacob aurait pu être conduit en Égypte enchaîné, mais il mérita [que cela arrive comme le décrit le prophète]5 : « Je les tirerai avec des cordes d’humanité, avec des liens d’amour... »6 Le Midrach donne la parabole suivante : « Il y avait une vache qui devait être attelée à un joug, mais ne se laissait pas faire. Que firent-ils ? Ils lui retirèrent son veau et le conduisirent là où ils voulaient que la vache laboure. Le veau commença à meugler. Quand la vache entendit les plaintes de son petit, malgré elle, et par amour pour son veau, elle se rendit au champ. Par le même biais, D.ieu désirait accomplir le décret [de l’exil d’Égypte], aussi organisa-t-Il toutes ces choses pour que [Jacob et sa famille] descendent en Égypte. » 7 D.ieu dit : « Mon premier-né, Je le ferai descendre [en Égypte] dans la disgrâce ?... Je conduirai son fils avant lui, et il suivra, malgré lui. »8
Cela explique la raison pour laquelle Joseph fut nommé maître de l’Égypte : pour que l’arrivée de Jacob ne se passe pas comme dans un exil, chargé de chaînes, mais qu’il y arrive comme le père de l’homme le plus puissant du pays. Mais pourquoi la montée au pouvoir de Joseph devait-elle se produire ainsi ? Pourquoi sept années de plénitude, les années de famine qui suivirent9 et la concentration de tout l’or et l’argent du monde en Égypte, des événements qui affectèrent la vie de millions de gens ?
Le but “commercial” de l’exil
Selon les écrits de nos Sages, le mot « Égypte » est synonyme du phénomène même du Galout (exil).10 Car bien que l’exil égyptien n’ait duré que 210 ans (notre Galout actuel, en comparaison, est dans sa 1930ème année), ce fut le plus significatif des quatre exils11 vécus par le Peuple Juif. L’Égypte fut le « creuset » qui forgea les descendants de Jacob en une nation. Ce fut le prototype de tous les exils qui allaient suivre, contenant les racines de chaque domination du peuple juif par des gouvernements étrangers.
L’un des aspects curieux de l’exil égyptien est l’importance attachée à la richesse matérielle que le peuple juif emporta avec lui lorsqu’il sortit d’Égypte. Dans l’alliance entre D.ieu et Abraham, l’exil égyptien est ainsi décrit : « Sache que tes enfants seront étrangers en terre étrangère [où] ils seront asservis et torturés... et par la suite, ils sortiront avec une grande richesse. »
La « grande richesse » promise à Avraham est un thème récurrent dans le récit de l’Exode, à tel point qu’on a l’impression que c’était le but même du séjour en Égypte. Dans la première apparition de D.ieu devant Moïse, lorsqu’Il se révéla à lui dans le buisson ardent et l’investit de la mission de faire sortir le peuple juif de l’Égypte, Il veilla à mentionner la promesse que « Lorsque vous partirez, vous ne partirez point les mains vides. Chaque femme demandera à sa voisine, à l'habitante de sa maison, des vases d'argent, des vases d'or, des parures... et vous dépouillerez l'Égypte [de sa richesse]. »12 Durant la plaie de l’obscurité, lorsque l’Égypte fut plongée dans une obscurité si épaisse que les Égyptiens ne pouvaient pas bouger de leur place, les Juifs – qui n’étaient pas affectés par la plaie – purent aller et venir à leur guise dans les maisons des Égyptiens. Ceci afin qu’ils puissent faire « l’inventaire » des richesses de l’Égypte de sorte que les Égyptiens ne purent pas nier l’existence des objets précieux que les Juifs leur demandèrent lorsqu’ils quittèrent le pays.13 Avant l’Exode, D.ieu dit de nouveau à Moïse : « Fais, de grâce, entendre au peuple que chacun ait à demander à son voisin [égyptien] et chacune à sa voisine, des vases d'argent et des vases d'or. »14 D.ieu supplie littéralement les Enfants d’Israël de prendre les richesses de l’Égypte !
Le Talmud explique que les Juifs étaient réticents à l’idée de retarder leur sortie d’Égypte pour pouvoir en rassembler les richesses. « À quoi cela est-il comparable ? À un homme qui est enfermé en prison et à qui l’on dit : “Demain tu seras libéré de prison et tu recevras beaucoup d’argent.” Ce à quoi il répond : “Je vous en prie, libérez-moi aujourd’hui, et je ne demande rien de plus.” » C’est pourquoi D.ieu dut les supplier : « Je vous en prie, demandez aux Égyptiens les ustensiles d’or et d’argent, pour que le Juste [Abraham] ne dise pas : Il a accompli “Ils seront asservis et torturés” mais Il n’a pas accompli “Ils sortiront avec une grande richesse”.15 Cependant Abraham n’aurait-il pas lui aussi accepté de renoncer à la « grande richesse » promise pour hâter la rédemption de ses enfants ?
L’étincelle dans l’or
Le Talmud enseigne que « le peuple d’Israël fut exilé parmi les nations seulement dans le but que des convertis le rejoignent »16. Au niveau le plus littéral, il est ici fait référence aux nombreux non-juifs qui, au cours des siècles de notre dispersion, sont entrés en contact avec des Juifs et en ont été inspirés au point de vouloir se convertir au Judaïsme. Mais les enseignements de la ‘Hassidout expliquent que le Talmud se réfère également à des « âmes » d’une autre sorte qui sont transformées et élevées au cours de nos exils : ce sont les « étincelles de sainteté » contenues dans la Création matérielle.17
Chaque objet, force et phénomène en existence possède en soi une étincelle de Divinité : une étincelle qui représente sa fonction au sein du plan divin pour la Création, le désir de D.ieu qu’il existe et une parcelle de divinité qui constitue son « âme », sa teneur et sa forme spirituelle. Quand l’homme fait usage de quelque chose pour servir son Créateur, il pénètre l’enveloppe de la matérialité de cet objet, révélant et actualisant son essence divine. C’est à cette fin que nous avons été dispersés sur six continents : pour aller à la rencontre des étincelles de sainteté qui attendent leur rédemption dans chaque endroit du monde.
Chaque âme a ses propres « étincelles », qui sont en réalité une partie intégrante d’elle-même : aucune âme n’est complète tant qu’elle n’a pas rédimé toutes les étincelles qui lui sont rattachées. Ainsi, avançons-nous dans la vie, ballottés d’un endroit à l’autre, et parfois d’un métier à un autre, par ce qui semble être des forces aléatoires. Cependant, tout survient par Providence divine, qui guide l’homme vers les possessions et les occasions dont l’essence desquelles est intimement reliée à la sienne.
(Ces étincelles sont de deux types, auxquels il est fait allusion dans les mots du verset « Chaque femme demandera à sa voisine et à l'habitante de sa maison, des vases d'argent et des vases d'or. » Chaque âme a des « habitants de sa maison » permanents : des occupations habituelles, dictées par ses capacités et ses inclinations naturelles. Elle a également des « voisins », des relations occasionnelles : ce sont les « rencontres fortuites » de la vie lors desquelles on rentre brièvement en contact avec quelque chose, involontairement et parfois même à contrecœur. Ces deux sortes de relations avec le monde matériel doivent toutefois être exploitées pour en retirer de l’« or » et de l’« argent ». Le fait même qu’une certaine ressource ou une opportunité se soit présentée à quelqu’un indique qu’elle fait partie de la mission de sa vie. Telle est la finalité de son Galout ou de son assujettissement à cet endroit précis du monde matériel. C’est cette personne, et elle seule, qui peut rédimer l’étincelle contenue dans cet objet ou cette situation en l’exploitant dans un but divin.18)
C’est pourquoi la Torah relate comment Jacob a risqué sa vie pour récupérer des « petites jarres » qu’il avait laissées derrière lui quand il franchit le gué de Yabok lorsqu’il revint en Terre Sainte.19 « Les justes, fait remarquer le Talmud, attachent plus d’importance à leurs biens qu’à leur corps. »20 Du fait qu’ils reconnaissent le potentiel divin dans chaque parcelle de matérialité, et voient en chacune de leurs possessions une composante de leur propre intégrité spirituelle.
Exode de masse
Le Galout égyptien fut le père et le prototype de tous les exils. Ce fut une période extrêmement concentrée de l’Histoire, au cours de laquelle furent jetées les fondations de tous les événements des siècles à venir. Les Kabbalistes enseignent que le monde matériel renferme 288 « étincelles » générales (qui incluent chacune d’innombrables ramifications et particules). Parmi celles-ci, 202 furent sorties d’Égypte21, libérées et élevées quand les Juifs en emportèrent les richesses, la laissant « comme un silo vidé de son grain et un étang vidé de ses poissons ».22 (Ceci signifie que les trente-trois siècles suivants de l’Histoire juive, avec toutes les épreuves et les tribulations qu’ils contiennent, représentent l’effort de rédimer les 86 « étincelles » restantes !) Ce fut dans le but de préparer le terrain à cette rédemption de masse que Joseph concentra la richesse de toutes les nations avoisinant l’Égypte.
La leçon que chacun d’entre nous peut tirer de ce qui précède est que nous devons reconnaître les opportunités et les ressources dont D.ieu nous gratifie comme partie intégrante de notre mission dans la vie. D’aucuns pourraient chercher à fuir le Galout en s’enfermant dans un cocon de spiritualité, en consacrant leurs jours et leurs nuits à l’étude de la Torah et à la prière. Mais au lieu d’échapper au Galout, ils n’auront fait que s’y enfoncer, en abandonnant leurs propres étincelles de sainteté à la désolation de la matérialité non encore raffinée.
C’est seulement en relevant les défis que la Providence divine envoie à notre rencontre, en utilisant chaque petit morceau d’« or » et d’« argent » matériel à une fin divine, que nous pouvons extraire ces étincelles de leur Galout, parvenir de ce fait à une rédemption personnelle et ainsi hâter la rédemption universelle, lorsque « le grand Choffar sera sonné, alors arriveront ceux qui étaient perdus dans le pays d'abondance, et ceux qui étaient relégués dans les terres de restrictions, et ils se prosterneront devant D.ieu, sur la Montagne Sainte, à Jérusalem. »23
Basé sur un discours du Rabbi, Pessah 5721 (1961)24
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